Dans le cadre du séminaire « Je est un autre. Rimbaud lecteur. Les poètes lecteurs de Rimbaud » (LIF4102), Corinne Bayle recevra le poète Stéphane Sangral, mardi 22 novembre 2016, 14h-16h, salle F103. La séance est ouverte à tous.
Né en 1973, Stéphane Sangral est poète, philosophe et psychiatre. Son intérêt esthétique à l’égard des boucles a comme origine sa passion pour l’étude de la réflexivité de la conscience, sa fascination pour cette boucle primordiale qu’est le « penser sa pensée », ou même, plus simplement, le « se penser ».
Il a publié quatre recueils aux éditions Galilée :
Méandres et Néant, 2013
Ombre à n dimension. 70 variations autour du Je, 2014
Fatras du Soi, fracas de l’Autre, 2015
Circonvolutions, 2016
Présentation de Méandres et Néant, 2013
« Je suis un labyrinthe, et j’y suis enfermé. Méandres et Néant est le relevé des empreintes de pas d’une aventure spirituelle, celle qui consiste à accepter que l’existence n’est pas un chemin mais un enchevêtrement de boucles, à accepter que notre seule profondeur est, puisque l’on ne fait que tourner en rond, l’usure du sol, et que le Néant se trouve juste en dessous, et que le sol n’est pas très épais, à accepter que ce relevé d’empreintes de pas, débutant sur la prise de conscience de l’implacable temporalité, ne nous conduise qu’à notre point de départ, la prise de conscience de l’implacable temporalité.
Les mots de cette phrase, ne servant qu’à cerner les blancs qui partout cernent les mots de cette phrase, me cernent dans la boucle où se creusent mes cernes…
Je suis un labyrinthe, et j’y suis enfermé ».
Extrait de Circonvolutions, 2016
À tous les poèmes que je n’écrirai pas, je dédie ce poème qui m’écrit, et me crie que je ne suis que ça, ce poème, et me dédie son cri qui perce ce poème et me vide de mon sang d’encre — une mare où je me reconnais enfin, et tombe, et m’y noie — et me prouve qu’en effet je suis ce poème, et me vit de cette preuve vociférante, et me décrit toutes les vies qu’il ne m’écrira pas…
(p. 109)
Notes rédigées par Clara PIVIDORI
Cette invitation a été rendue possible par la région Rhône Alpes et par le CERCC.
Stéphane Sangral est un poète et philosophe contemporain : il a publié quatre ouvrages chez Galilée, dont trois recueils de poèmes (2013, 2014, 2016). Cette rencontre s’inscrit dans la deuxième partie de notre séminaire, consacrée à l’étude de la lecture de Rimbaud par d’autres poètes. Il s’agit non seulement de découvrir un poète d’aujourd’hui, mais aussi de montrer ce qu’il reste de Rimbaud dans l’œuvre de Sangral. La rencontre se déroulera sous la forme d’un entretien et s’articulera autour de quelques formules rimbaldiennes.
Corinne Bayle : À la lecture de votre œuvre, l’on pense d’abord à Mallarmé, qui évoque Rimbaud, « passant considérable », à travers des anecdotes. Que représente Rimbaud pour vous, par rapport aux autres poètes que nous avons étudiés ? A-t-il compté par sa figure, son mythe, par ses textes ?
Stéphane Sangral : Sur cette dichotomie figure-texte c’est sans ambiguïté le texte qui a compté pour moi. Je me tiens à l’écart du mythe Rimbaud. Il faut toujours partir des textes. La sacralisation de la figure de Rimbaud va de pair avec le concept d’individuité qui semble travailler la civilisation et se développer de manière exponentielle : par individuité, j’entends la désacralisation de tout groupe et la sacralisation de tout individu. C’est une très belle évolution pour la civilisation ; mais des effets pervers se font ressentir, notamment en art où l’on inverse le rapport de sacralité entre l’individu et l’œuvre. À la Renaissance, l’artiste était un artisan : les œuvres demeuraient anonymes, on ne les signait pas . Peu à peu, le rapport s’inverse, avec ce travail de l’individuité qui tend à mettre au même niveau l’artiste et l’œuvre, ce qui nous amène à penser que la vérité de l’œuvre se trouve dans la biographie de l’artiste. Aujourd’hui, on dépasse ce niveau-là, car l’individu-artiste est devenu plus sacré que l’œuvre : par exemple, dans l’art conceptuel, il n’y plus que l’intention de l’artiste qui compte. L’œuvre n’existe pas, elle est pure illustration de l’intention de l’artiste. C’est pourquoi l’on trouve par ailleurs des stars sans œuvre. J’essaie de m’écarter du culte de l’individu Rimbaud : mais au fond, il y a quand même attirance vers sa figure. J’y suis sensible, mais je m’en méfie : la mythologie rimbaldienne peut salir son œuvre ; il y a danger à considérer que sa biographie est riche d’une épaisseur poétique ; voir Rimbaud comme un Icare tombant dans le silence, toutes ces belles notions pourraient obstruer la réalité des choses : en vérité, lors de ses voyages, il court après l’argent..
Corinne Bayle : Lisez-vous encore Rimbaud ?
Stéphane Sangral : Il ne me quitte pas, sa richesse est infinie. Je l’ai connu vers 15 ans ; ce qui est intéressant, c’est qu’il est de plus en plus difficile, on le suit au fur et à mesure de notre propre évolution.
Corinne Bayle : Rimbaud a-t-il joué un rôle dans votre vocation d’écrivain ?
Stéphane Sangral : Il est très difficile de répondre à cette question, comme il est très difficile de se connaître. J’ai essayé de lutter contre l’admiration ; mais l’impact est difficile à mesurer. Il me fallait multiplier les influences pour me placer au moins à la croisée de plusieurs univers. Rimbaud n’est pas le seul, il y a eu beaucoup d’autres auteurs. J’espère avoir dépassé l’imitation stérile. La notion d’héritage sous-tend une dimension phénoménale (on ne naît pas ex-nihilo écrivain), mais aussi une dimension identitaire : narcissiquement, on espère se placer sur un piédestal en se revendiquant fils de Rimbaud. Je crains cet enfermement. L’héritage de Rimbaud s’est fait directement par le texte, et indirectement, car les auteurs que j’ai lus sont eux-mêmes influencés par Rimbaud. On ne peut pas mesurer cet héritage, tellement il est enchevêtré dans un réseau de tissus « filiationnels ».
Corinne Bayle : Revenons au vers des Illuminations, « la musique savante manque à notre désir ». Est-ce à cause de cette musique « manquante » que vous avez choisi de revenir vers le vers ? Est-ce un choix nostalgique, ou, au contraire, un choix dicté par votre goût pour la musique ? Stéphane Sangral : C’est en rapport avec la musique. J’ai rêvé d’être compositeur avant d’être écrasé par les autres compositeurs que j’avais admirés : ce que je voulais faire, ils l’avaient déjà fait. Je n’ai pas eu cette impression en lettres où je pensais pouvoir atteindre une singularité. Il me semble que j’écris comme l’on compose (le travail de tout poète, c’est avant tout le rythme et les sons), que je vois la page comme une partition. Je considère les syntagmes comme des thèmes musicaux qu’il s’agit de répéter, de malaxer, d’enchevêtrer. Il faut qu’ils reviennent, j’aime cette idée de ressassement, qui rappelle un refrain. En ce sens, mon modèle, ce sont les fugues de Bach, que j’admire... Mais l’outil des notes n’est pas celui des mots : la contrainte de l’harmonie n’est pas celle du sens. La musique reste plus fluide. Le retour au vers n’est pas nostalgique ni passéiste : j’y reviens car c’est simplement ce qui me touche le plus. Je pense que le vers n’a pas été épuisé. Le vers libre ouvre un champ immense, mais je suis parfois déçu : il demande un rythme par vers et l’on trouve trop souvent de l’arythmie. Le vers libre est une bonne idée ; cependant, il n’est pas toujours bien exploité.
Lecture de poèmes issus de Méandres et Néant, page 3.
Corinne Bayle : Pouvez-vous revenir sur ce texte, où la leçon de Mallarmé sur la typographie est perceptible ? Les décrochements tordent la syntaxe et en explorent les multiples recoins. Qu’avez-vous voulu faire ou dire ?
Stéphane Sangral : Mon rapport à l’art est très solitaire, très secret, j’aime qu’il y ait le moins de médiation possible entre l’œuvre et moi. La poésie va jusqu’à se couper de l’oralité, elle est totalement visuelle, la voix du poème est absolument intérieure ; c’est peut-être pour cette raison que j’accorde à la typographie tant d’importance. La poésie est faite pour les yeux, non pour la lecture : c’est l’enchevêtrement des fragments qui produit le sens. Aujourd’hui, Rimbaud a plus gagné que Mallarmé dans le sens où les poètes utilisent davantage l’image. Moi, je préfère utiliser un fil narratif avec lequel je fais des nœuds. Par là, je cherche à étrangler le sens, ou plutôt, je cherche à être au bord de la signification. La typographie permet de clarifier le sens tout en l’augmentant, car elle amène la polysémie.
Corinne Bayle : À la page 7 de Circonvolutions, on peut observer votre goût pour les décalages « reverdiens ».
Stéphane Sangral : Oui, absolument. De plus, le deuxième poème montre mon goût pour la typographie, pour l’usage du gras, de l’italique. Cela me permet de clarifier le sens, voire de donner un sens de plus au mot ; le gras donne une ontologie plus profonde en même qu’il facilite la compréhension.
Corinne Bayle : Le décalage, la béance, la déchirure semblent essentiels à votre œuvre.
Stéphane Sangral : Le décalage permet de donner une force performative au poème : la poésie fait ce qu’elle énonce. Il ouvre le métalangage poétique.
Corinne Bayle : Venons-en à la fameuse formule « Je est un autre » . L’influence de Rimbaud est perceptible dans votre réflexion sur la conscience.
Stéphane Sangral : Cette idée-là me fascine. Comment est-il possible, à travers une organisation aussi complexe que le cerveau, qu’émerge une conscience ayant conscience d’elle-même, une conscience réflexive ? Au 21e siècle, le discours psychologique permet de comprendre de l’intérieur ce qu’est une conscience ; la neurophysiologie commence à devenir solide et sait comment marche le cerveau de l’extérieur. Mais l’on ne parvient pas à trouver un troisième discours assez cohérent pour réunir ces deux discours. Qu’est-ce que le « je » ? Il me semble que cinq pistes découlent de la formule de Rimbaud : « Je est un autre », c’est-à-dire que je suis autre chose que celui que vous conceptualisez en parlant de moi et que ce que je pense de moi est totalement différent de ce que je suis vraiment. Le « Je » est une reconstruction fictionnelle, la mémoire ne fait que reconstruire, elle n’enregistre rien. « Je est un autre », cela veut aussi dire que je suis conscient et que je suis conscient d’être conscient. Le « je » est un lambeau de récits narratifs qui se pense récit continu mais qui n’est, en réalité, qu’éparpillement. Enfin, « Je est un autre » dans le sens où il n’est qu’une expression singulière de la Nature. Ce que je crois être ma conscience n’est que le résultat du schème causal de la matière : il n’y aurait donc pas de liberté au-delà de notre sensation subjective.
Corinne Bayle : À la lecture de la page 109 de Circonvolutions, l’on songe également au jeu de mots rimbaldien « on me pense », c’est-à-dire le poème me pense.
Stéphane Sangral : Ce qu’illustre ce poème, ce sont des limites arbitraires, des constructions. J’ai le droit de vouloir penser que, finalement, le poème s’arrête à la définition du moi ; mais dans quelle mesure suis-je différent de mes poèmes ?
Corinne Bayle, à propos du cycle de poèmes qui commence à partir de la page 89 de Circonvolutions : Vos poèmes fonctionnent en série. Est-ce le signe d’une dépossession ou, au contraire, d’une confiance dans le langage ? Il me semble qu’il y a beaucoup d’ambivalence, d’ambiguïté, d’inquiétude dans votre rapport à la langue. Représente-t-elle un gouffre, est-elle menacée par le silence ? Votre rapport au langage est-il celui de l’inquiétude, de la possession, du creux, ? Le poème qui s’écrit dit-il celui qui ne s’écrit pas ?
Stéphane Sangral : Le problème de l’écrivain, c’est que tout le monde utilise le langage. Il y a un saut ontologique entre le texte et le poème : le texte se gonfle d’une épaisseur supplémentaire à venir. C’est pourquoi mon rapport au langage est étrange : est-il la pensée, est-il autre chose ? Le matériau est incroyablement fragile : je l’utilise avec crainte, délicatesse, animé par la peur qu’il me passe entre les doigts.
Corinne Bayle, à propos de la question du fragment : Dans « Phrases », on lit « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. ». Il y a dans votre écriture l’idée de « structures fractales » (page 9). Le fragment est-il un choix ? Est-il le signe d’une impossibilité ?
Stéphane Sangral : Le fragment est un choix, qui relève encore d’une ambivalence ; j’essaie de construire un texte extrêmement cohérent où aucune place n’est laissée au hasard, et cela n’a de sens que dans un texte court. Mais en même temps, je ne crois pas en une cohérence philosophique totale, d’où la forme fragmentaire. Il faut une architecture constamment ouverte à ce qui n’est pas elle ; ma poésie constitue une tension vers l’hyper-cohérence, plutôt que son accomplissement. Le fragment réalise et exprime cette ambivalence.
Corinne Bayle : La cohérence rejoint l’idée, importante dans votre œuvre, du « tissage ».
Stéphane Sangral : Oui, il y a cette volonté « d’architecturaliser » le tout, en étant conscient que cela reste inachevé. Je ne veux pas (ou ne peux pas) écrire un livre de philosophie en blocs organisés : cela sous-entendrait que le système est clos sur lui-même, alors qu’il est toujours en péril.
Corinne Bayle : Quelle place accordez-vous au lecteur dans la quête solitaire qui semble être la vôtre ?
Stéphane Sangral : J’ai toujours imaginé mon rapport solitairement ; je n’ai jamais imaginé être lu .
Corinne Bayle : Dans ce cas, pourquoi avoir édité ?
Stéphane Sangral : Il y a bien sûr une dimension narcissique. J’ai d’abord édité pour pouvoir me lire. J’ai écrit les livres que je voulais trouver dans les librairies, c’est un rapport très étrange. Je ne pense pas bien aux autres lecteurs possibles ; je suis souvent surpris qu’on me lise si bien, je suis troublé qu’on me comprenne ; en réalité, je n’y pense pas. Aujourd’hui, l’on recherche la communion dans l’art plus que dans la religion : c’est une bonne chose, mais il ne faut pas que cela spolie l’idée d’individuité. J’ai du mal avec cette idée de communion sociale.
Corinne Bayle : Je pensais plus simplement à une communion singulière, à deux.
Stéphane Sangral : Oui, mais cela reste une expérience impossible : on ne peut qu’imaginer le lecteur seul avec son livre ; je n’ai pas vraiment accès à sa subjectivité, je n’ai accès qu’à un fragment de cette subjectivité ; donc l’échange et le partage ne vont pas de soi.
Questions :
1) Votre poésie vise-t-elle à exprimer la singularité d’un instant ?
Stéphane Sangral : Oui, je suis totalement d’accord avec cette idée, alors que je n’ai accès qu’à un fragment de vous. Le poème est un pont entre les subjectivités. Corinne Bayle : Il constitue un point de rencontre, le poème pense lui-même quelque chose qui traverse le temps et touche ma pensée, qui la rencontre à un moment de ma vie. Stéphane Sangral : Oui, il fait émerger une pensée qui n’existe pas hors de la pensée poétique ; je pense que la distinction forme-fond est de moins en moins distincte. Rimbaud et Mallarmé ont écorché la frontière entre le signifiant et le signifié : ce qu’ils inquiètent, c’est la métaphysique idéaliste, ils arrêtent de penser le sens subordonné à la chose. Ils permettent d’initier l’existentialisme qui pense une transcendance sans essence.
2) À propos de l’anti-préface : entretenez-vous un rapport privilégié aux auteurs Galilée ? Cette édition joue-t-elle un rôle particulier dans votre écriture, dans votre réception ?
Stéphane Sangral : L’héritage post-structuraliste m’inspire, notamment Derrida. Beaucoup de ses textes jouent avec le langage. Mais je ne veux pas me revendiquer d’une école, je veux échapper au groupe et au système. Il me semble que tout corporatisme est une idiotie. Bien sûr, je reconnais qu’il y a héritage, j’aime cette édition et ses auteurs : mais je ne veux pas en faire une identité, car toute identité enferme.
3) Votre écriture relève à la fois de l’art conceptuel, du métapoétique. Mais elle ne devient pas un pur discours sur elle-même, vous parvenez à la maintenir dans le sensible, notamment au travers du thème du sommeil, de cette envie de dormir qui parcourt l’œuvre. Stéphane Sangral : Oui c’est exactement ce que j’ai tenté de faire. Il faut revenir à l’épaisseur sensible de l’œuvre.
4) Qu’est-ce qui, selon vous, est objet de poésie ? Opposez-vous l’« universel reportage » au langage poétique ? La poésie est-elle d’abord un type d’écriture défini ?
Stéphane Sangral : Mallarmé avait un côté élitiste ; pour ma part, je pense qu’il y a continuum entre l’universel reportage et le langage poétique. Chez Rimbaud il y a une réelle fascination pour les « peintures idiotes » ... Mais définir la poésie est anti-poétique. Aujourd’hui, la science va au-delà du représentable : la courbure de l’espace, la relativité du temps, c’est inconcevable ; cela dépasse le concept, cela dépasse même l’entendement. Notre pensée va plus loin que notre pensée - c’est peut-être dans cette fissure qu’il y a poésie.
Classe de Maître organisée avec le soutien de la Région Rhône-Alpes-Auvergne