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Recension de l’ouvrage" de Guillaume Artous-Bouvet, Hermétique du sujet, her­mann, 2015, par Christian RUBY

Une carac­té­ri­sa­tion fonc­tion­nelle du sujet [lundi 05 octo­bre 2015 - 22:00] L’her­mé­ti­que du sujet. Sartre, Proust, Rimbaud Guillaume Artous-Bouvet Éditeur : Hermann 196 pages / 28 € sur

Résumé : La prise en compte de la lit­té­ra­ture permet à l’auteur de reve­nir sur la ques­tion du sujet en étayant l’actuel tour­nant éthique du sujet.

Les énoncés les plus com­muns font cir­cu­ler des iden­ti­tés sta­bi­li­sées. Ils pres­cri­vent et assi­gnent à l’iden­tité. Les énoncés lit­té­rai­res pro­cè­dent-ils de la même manière ? Certainement pas. Ils pra­ti­que­raient plutôt la sus­pen­sion de tout juge­ment iden­ti­taire, et par consé­quent obli­gent à inter­ro­ger moins des sujets sta­bi­li­sés que des sujets du dis­cours.

Encore, pour s’inquié­ter de cette ques­tion du sujet en lit­té­ra­ture, faut-il sans doute s’ins­crire dans une his­toire. Il n’est pas impos­si­ble, alors, de suivre l’auteur lorsqu’il affirme que son tra­vail résulte d’abord d’une conjonc­ture théo­ri­que : celle qui pro­cède du tour­nant éthique du sujet, cri­ti­que et suc­ces­seur du struc­tu­ra­lisme – que l’on y inclut Michel Foucault ou non, dont il sera ques­tion briè­ve­ment ci-des­sous – et de ses effets de remise en cause du sujet clas­si­que. Il est vrai, chacun l’a entendu dire, que la reprise, post­struc­tu­ra­liste, des pro­blé­ma­ti­ques de l’acteur ou du sujet peut passer, de nos jours, pour une évidence. Encore convien­drait-il d’en étayer le fonc­tion­ne­ment.

D’ailleurs, ou d’autant que ce récit de suc­ces­sion linéaire, servi par l’auteur de cet ouvrage en ouver­ture (comme en qua­trième de cou­ver­ture) n’expli­que rien, et on pour­rait éventuellement trou­ver un tel énoncé quel­que peu rigide et contes­ta­ble, la ques­tion du sujet étant sans doute plus dépla­cée que sus­pen­due par ledit struc­tu­ra­lisme. Mais ce n’est pas l’objet de cette recher­che. Plus per­ti­nente nous semble être la remar­que de l’auteur dans la note 8 de son intro­duc­tion : « Le pré­sent tra­vail reprend aussi, à cer­tains égards, plu­sieurs ques­tions ouver­tes par Dominique Rabaté, dans Vers une lit­té­ra­ture de l’épuisement (Paris, José Corti, 2004). » Cette remar­que, répé­tée plu­sieurs fois dans des notes dis­per­sées, et en appuyant sur d’autres consi­dé­ra­tions du même Rabaté, nous semble plus pro­pice à rat­ta­cher le propos de l’auteur à un cadre géné­ral que la réfé­rence pré­cé­dente, que l’on ne doit pas uni­que­ment à lui, mais aussi à de nom­breux auteurs impor­tants, dont Antoine Compagnon et Vincent Descombes, abon­dam­ment cités dès l’ouver­ture de l’ouvrage.

Dans une for­mule plus ramas­sée, l’auteur, agrégé de let­tres moder­nes et doc­teur en lit­té­ra­ture fran­çaise, auteur aussi d’une Exception lit­té­raire (2012) remar­quée, avance qu’il se pro­pose d’expo­ser une « carac­té­ri­sa­tion fonc­tion­nelle de ce sujet qui revient ». Cela consiste bien sûr à poser, si pos­si­ble à nou­veaux frais, ou par de nou­veaux biais, la ques­tion du sujet, pour autant que l’on dis­tin­gue, par rap­port à la lit­té­ra­ture : le sujet comme agent exté­rieur au texte (auteur ou lec­teur) ; et le sujet imma­nent au texte : sujet de l’énonciation et gram­maire de la pre­mière per­sonne dans l’ouvrage lu, sujet ins­crit dans les figu­res du dis­cours, et sujet du récit. Cette répar­ti­tion, en pre­mière appro­che (et qui n’est pas la seule envi­sa­gea­ble), ne résis­tera pas au regard théo­ri­que de l’auteur, mais peut servir de fil conduc­teur afin de saisir l’enjeu du propos.

Autant dire, plus pré­ci­sé­ment encore, qu’en rele­vant la ques­tion du sujet au tra­vers de la lit­té­ra­ture, l’auteur statue simul­ta­né­ment sur la lit­té­ra­ture. Que peut cette der­nière à la ques­tion du sujet ? Qu’apporte la lit­té­ra­ture au débat ? Certainement quel­que chose, du moins si l’on suit ceux qui for­mu­lent cette hypo­thèse : il existe une gram­maire lit­té­raire du sujet. Ce qui est incontes­ta­ble. Mais, plus sub­ti­le­ment, on pour­rait aussi ajou­ter à ce propos, le sui­vant : la gram­maire moderne du sujet est d’ori­gine lit­té­raire. Il exis­te­rait donc un modèle de sujet qui devrait tout ou en tout cas beau­coup à la théo­rie lit­té­raire, à la rhé­to­ri­que, et ajoute un Guillaume Navaud, au théâ­tre. Une autre lec­ture de la lit­té­ra­ture devient donc pos­si­ble par le biais de cette ques­tion du sujet. Une sorte de tour­nant lui-même éthique des études lit­té­rai­res.

C’est à ce car­re­four que s’ins­talle l’auteur pour cons­truire l’hori­zon de son her­mé­ti­que du sujet. Elle vient au jour au tra­vers de trois études qui assu­ment une double inter­ro­ga­tion : concer­ner l’ins­crip­tion d’un sujet dans le dis­cours, mis en scène dans des récits à voca­tion lit­té­raire ; et, par exten­sion, concer­ner le rap­port entre le texte et le hors-texte, disons la lit­té­ra­ture et (énoncé avec pré­cau­tion) la « vie » (plutôt l’exis­tence). La pre­mière étude va à la ren­contre de Sartre, abor­dant alors la ques­tion des sub­jec­ti­va­tions lit­té­rai­res à partir des textes où, selon l’auteur, elle a reçu sa pre­mière for­mu­la­tion. Il s’agit en somme de la tra­ver­sée de l’écriture de Sartre par la psy­cha­na­lyse exis­ten­tielle. Sartre aurait donc voulu inter­ro­ger la capa­cité de la lit­té­ra­ture à sou­te­nir une vie humaine. La deuxième étude engage une ana­lyse des textes consa­crés par Gérard Genette à la Recherche de Proust. L’idée géné­rale est de mon­trer que l’écriture de l’ouvrage de Proust peut être carac­té­ri­sée comme le « procès, indé­fini, d’ins­crip­tion » du sujet. La troi­sième étude s’atta­che à pré­ci­ser le statut de la pre­mière per­sonne dans Une saison en enfer de Rimbaud.

On pren­dra la notion d’her­mé­ti­que du sujet au pied de la lettre. L’auteur envi­sage, de manière consé­quente, une phi­lo­so­phie rela­tive à la partie occulte de notre rap­port au sujet, mais en même temps il veut dénouer la clô­ture de cette ques­tion, trop sou­vent décla­rée impé­né­tra­ble. S’il y a quel­que part un côté ésotérique de la ques­tion du sujet, cela ne signi­fie pas que l’on ne puisse tou­te­fois en éclairer les éléments. Encore importe-t-il de relier cette her­mé­ti­que du sujet à ce que l’auteur pré­sente comme son opposé, l’her­mé­neu­ti­que du sujet. Si l’une penche pour l’ouver­ture du sens, l’autre en exprime la clô­ture. Et par cette allu­sion à l’her­mé­neu­ti­que, il faut bien enten­dre, nous y reve­nons, une allu­sion à Michel Foucault, qui en 1981-1982, pro­nonça, au Collège de France, un cours sur l’her­mé­neu­ti­que du sujet (au pas­sage on évitera de garder en tête l’erreur typo­gra­phi­que de date indi­quée dans la biblio­gra­phie : 1882).

Revenons sur la sub­jec­ti­va­tion lit­té­raire révé­lée par l’effort ana­ly­ti­que sar­trien. L’auteur de cet ouvrage prend en charge la cri­ti­que de l’égologie telle qu’établie par le phi­lo­so­phe de l’exis­ten­tia­lisme. Cette cri­ti­que est, on le sait, un thème insis­tant dans l’ensem­ble de l’œuvre de Sartre. Il s’agit, en lui, de révo­quer le pri­vi­lège d’ori­gi­na­rité que la tra­di­tion clas­si­que en phi­lo­so­phie attri­bue à l’ego. Et com­ment pro­cé­der ? En refu­sant de sépa­rer, en lit­té­ra­ture, l’auteur et l’œuvre, ou l’ego et ses actions. La lit­té­ra­ture devient le lieu d’une auto­fi­gu­ra­tion dans laquelle devraient s’accor­der les deux ins­tan­ces. Au nom de quoi pos­tu­ler une dif­fé­rence essen­tielle entre l’auteur et son exis­tence, et pour en reve­nir aux ouvra­ges de Sartre, entre Baudelaire et son œuvre, ou entre Flaubert et son œuvre ? C’est contre cet a priori que s’écrit la bio­gra­phie ana­ly­ti­que de Baudelaire, puis de Flaubert, par Sartre, bio­gra­phies qui ne sont éventuellement rien d’autre que des auto­bio­gra­phies, à des titres dif­fé­rents.

La relec­ture de Proust, opérée par l’auteur, donne lieu à des déve­lop­pe­ments lar­ge­ment com­plé­men­tai­res. Le statut du texte prous­tien est évidemment en dis­cus­sion cons­tante. Discussion renou­ve­lée ici. Chacun tente d’une manière ou d’une autre de rap­por­ter le texte au hors-texte, afin de saisir par ce biais le rap­port de la lit­té­ra­ture à l’exis­tence de son auteur. S’ins­pi­rant de Jacques Derrida com­men­tant les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, l’auteur sou­li­gne que la des­crip­tion du fonc­tion­ne­ment tex­tuel en son imma­nence sup­pose de pren­dre en compte les effets d’ins­crip­tion du hors-texte dans le texte, notam­ment là où ces effets ont une moti­va­tion géné­ti­que ou généa­lo­gi­que, comme c’est le cas dans la Recherche. Il est de fait que le roman de Proust se pro­duit comme la réci­ta­tion ou la répé­ti­tion de sa propre ori­gine. La posi­tion du nar­ra­teur est insé­pa­ra­ble d’un méta­dis­cours interne qui se déploie comme une théo­rie du roman (pro­jeté) dans le roman (réel). L’auteur pro­pose ici de nom­breu­ses pistes d’ana­lyse de cette œuvre, indi­quant (en s’appuyant sur des tra­vaux en cours, notam­ment des thèses pas­sées avec succès) des direc­tions et des prin­ci­pes de recher­che, non sans les étayer d’une relec­ture orien­tée du volume III des Figures de Gérard Genette.