On a souvent remarqué le dialogue renoué depuis les années 1980 entre la littérature et les savoirs. Tout se passe en effet comme si depuis l’épuisement d’une exigence formaliste, et l’essoufflement de son exigence de clôture, la littérature se ressaisissait à nouveaux frais du monde, mais au prisme des savoirs, sociologie, histoire, ethnologie. Le retour de la figure du lettré (William Marx, Vie du lettré) ou de l’érudit (Nathalie Piégay-Gros, L’érudition imaginaire) dit aussi combien l’écrivain contemporain revendique à nouveau un magistère de la pensée, mais de la pensée en mineur, celle des archives minutieuses et des détails délaissés. Les études ont bien analysé les relations, parfois conflictuelles, souvent dialogiques, entre la littérature et les sciences humaines. Ce dialogue retrouvé s’accompagne d’une inventivité formelle et générique qui mêle bien souvent les dérives de la fiction et l’attestation référentielle du savoir. On a ainsi pu parler de fiction biographique (Alexandre Gefen), de fiction critique (Dominique Viart), d’érudition imaginaire ou d’essai-mémoire (Marielle Macé). Malgré cette variété, il s’agit toujours de souligner l’entrelacement de la fiction et du savoir : le document attesté et l’archive mineure suscitent un ébranlement romanesque et permettent le déploiement d’une investigation imaginaire d’une part, tandis que la fiction montre son pouvoir critique et sa valeur heuristique de l’autre.
Si l’on a plus d’une fois noté le goût du détail et l’attention au minuscule, on a moins souvent remarqué l’ambition de totalité et la vocation encyclopédique présentes dans de nombreux textes contemporains. C’est sans doute le signe d’une époque qui multiplie les dictionnaires et les encyclopédies, comme s’il s’agissait de dresser un dernier inventaire de connaissances sans cesse démultipliées et de savoirs de plus en plus spécialisés, qui dépassent la mesure de l’individu. Au XVIIe et au XVIIIe siècle le dictionnaire et l’encyclopédie étaient des opérateurs critiques qui séparaient les savoirs et les rumeurs, les choses et leurs légendes, selon l’interprétation de Michel Foucault dans Les Mots et les choses. Depuis la fin du XXe siècle en revanche, les écrivains miment formellement les dictionnaires ou les encyclopédies mais pour réintroduire dans les savoirs une part irrationnelle et légendaire, pour faire trembler la connaissance précise par la menace de l’apocryphe (Pascal Quignard, Gérard Macé, Colportage). Double filiation en quelque sorte pour ces fictions encyclopédiques, celle d’un Borgès qui métamorphose la recherche du savoir en quête fantastique (Pierre Senges, Hubert Haddad), celle d’un Flaubert qui fait tourner les savoirs, les uns sur les autres, sans qu’aucun langage n’ait prise sur l’autre (Pascal Quignard, Christian Prigent, Roland Barthes, Gérard Genette). Il s’agira d’analyser au sein de ce projet les détournements formels et les perturbations génériques suscités par la rencontre entre la forme alphabétique (tension vers l’universel, lieu du savoir attesté) et des dérives fictionnelles (microfictions, savoirs apocryphes, projections de l’intime). Plus largement, ce projet interroge la notion de totalité des connaissances et d’articulation des savoirs. Car depuis que les savoirs sont comme en archipel, une des fonctions de la littérature est peut-être de les articuler les uns aux autres ou d’inventer une totalité des connaissances, à la mesure de l’individu, ne serait-ce que comme fiction.Fictions encyclopédiques
Laurent Demanze, MC, HDR