Photographie© Joël Vernet. Maison natale de Paul Celan, Tchernivtsi. Tous droits réservés.
Le vingtième siècle a vu l’apparition d’une multiplicité d’espaces littéraires transnationaux qui ont forcé la critique à dépasser certains des cadres spatiaux et temporels à travers lesquels le fait littéraire était jusqu’alors envisagé. Des littératures frontalières, minoritaires, de diasporas ou encore d’exil ont ainsi vu le jour à différents endroits du globe dans la première moitié du siècle avant de connaître un essor important autour de la décennie 1960, portées par le développement de discours politiques revendiquant des positionnements critiques périphériques (discours afro-américain, « Native » ou « Chicano » aux États-Unis, caribéen en Grande-Bretagne, aborigène en Australie, etc.). Le champ littéraire et critique de la fin du vingtième et du début du vingt-et-unième siècle a intégré cet état de fait transnational jusqu’à en faire l’une de ses caractéristiques les plus frappantes. Nombre d’auteurs ayant trouvé leur place au sein de la « république mondiale des lettres » (P. Casanova) présentent en effet des perspectives minoritaires ou diasporiques qui les placent dans un rapport complexe à leurs littératures nationales respectives (Giannina Braschi, Milton Hatoum, Hanif Kureishi, Dany Laferrière, Clarice Lispector, Toni Morrison, V.S. Naipaul, Salman Rushdie, Moacyr Scliar, Kim Scott, Zadie Smith…). Dans le champ de la contemporanéité, les littératures offrant des discours décentrés, liminaires, ont paradoxalement acquis une forme de centralité.
La critique de la fin du vingtième siècle, souvent nourrie de théorie poststructuraliste française (Foucault, Deleuze, Derrida), a développé un ensemble de perspectives destinées à penser cet état de fait, lesquelles se sont imposées peu à peu au sein du monde académique. Les études postcoloniales, culturelles, subalternes, diasporiques et frontalières, les tenants des « modernités alternatives » (D. Gaonkar) ou encore les « féministes du tiers-monde » (« third world feminist ») ont tâché de développer des moyens de penser la collusion entre l’écriture littéraire et des catégories relevant de l’appartenance ou de la domination sexuelle, raciale et sociale. Mais cette réflexion effectuée dans le cadre de discours interdisciplinaires n’a pas toujours été accompagnée d’une attention résolue à la littérarité des objets examinés. L’inscription d’une altérité linguistique ou culturelle au sein de textes relevant du « troisième lieu » dont parle H. Bhabha permet pourtant d’interroger de manière aiguë les catégories à travers lesquelles nous pensons l’appartenance du texte à un ou plusieurs espace(s) littéraire(s), ainsi que la production même, la genèse desdits espaces. En posant du point de vue de l’écriture littéraire en tant que telle les questions sociales, linguistiques, anthropologiques et politiques qui hantent les disciplines pluridisciplinaires nouvelles (identité, domination), il est possible de mettre en évidence la dimension performative de la littérature, cet ensemble de discours « validés par une scène d’énonciation qui s’autorise elle-même » (D. Maingueneau). C’est dans la manière dont chaque écrivain inscrit dans sa pratique des catégories hautement problématiques renvoyant à l’espace (pays, nation, exil, frontière, terre d’origine) et au temps (tradition, origine, civilisation orale, modernité, postmodernité, civilisation écrite) en leur donnant des formes, mais aussi dont ces propositions d’écriture dialoguent entre elles, se distinguent voire se traduisent mutuellement, que s’effectue la genèse de ces espaces littéraires transnationaux et transhistoriques. C’est en ce sens que l’étude de ces objets relativement nouveaux rejoint un domaine de réflexion bien plus ancien, celui de la nature et des rouages de l’histoire littéraire.