Photographie : Chloé Morille, tous droits réservés.
Eric Dayre, Professeur
Florence Godeau, Professeur à l’Université Jean Moulin, Lyon III, Membre du CERCC
Raphaël Luis, Maître de Conférences
Nous partons d’un constat simple : il n’y a pas de littérature purement nationale. Aucune littérature ne relève d’un pur monolinguisme. En même temps, comment la pluralité des langues et des littératures peut-elle devenir un objet d’études littéraires ? Les pratiques et les théories de la traduction évoluent de manière complexe, suivant un trajet jalonné de polémiques, de discontinuité et de ruptures. Cette tradition de ruptures et de redéfinitions perpétuelles du champ de la traduction, et donc de la tradition, permet d’ interroger les concepts de littérarité, de tradition et donc d’histoire (voir infra).
Les recherches regroupées dans ce champ correspondent à deux grands axes de la discipline comparatiste :
Un événement déstabilise les structures qui classent et ordonnent, et celles-ci doivent dès lors réapprendre à percevoir la multiplicité nouvelle du réel. C’est ce que les traductions imposent au mouvement général de la mondialisation : une attention fine à ce qui peut être véritablement novateur en elle, une pesée de son rapport avec l’art, le savoir et la politique dispersée dans toutes ses langues de la traduction des œuvres et de la pensée universelle. L’universel a besoin de résonner dans la traduction. La complexité de la globalisation est telle que nous avons besoin d’y voir plus clair, de dégager les activités qui en son sein ne relèvent ni de l’accumulation financière, ni des stratégies de domination politique ou de concurrence, mais qui impliquent des échanges réels et vivants, formateurs de temps, d’espaces d’expériences et de liens humains, non seulement au niveau culturel, mais dans l’interaction entre les activités de création et d’interprétation qui est rendue possible par le fait même de la circulation des traductions. Une question de départ simple : au cours des soixante dernières années, quelles traductions furent déterminantes en France et à l’étranger ? Notre ambition est de décrire les réseaux d’infrastructures traductives contemporains entre plusieurs zones géographiques (groupes d’intellectuels, de traducteurs, d’éditeurs qui lisent et traduisent les mêmes textes), et forment à certains moments des nœuds particulièrement signifiants. Les différentes étapes s’attachent à décrire les caractéristiques des supports physiques de transmission, ainsi que la manière dont les données transitent sur les réseaux de « traductions-interprétations-créations-retours sur traductions ». Comment sont organisés les réseaux de partage, de communication, de débat ? Aujourd’hui, avec internet, on assiste à une unification mondiale des réseaux, mais le livre demeure le support et l’instrument privilégié du travail de traduction en littérature et sciences humaines, même si à partir de là se construisent des réseaux sur la toile, qui sont également des réseaux de commentaire et de création. Traduire est une des transactions transfrontalières où les interactions viennent modifier de l’intérieur les rapports de la nation avec elle-même, mais aussi les rapports internationaux désormais fondés sur des éléments eux-mêmes en perpétuel mouvement dans les espaces qui les définissaient autrefois, les lois, les systèmes étatiques, les institutions, l’éducation, la recherche, les relations entre acteurs et agents privés eux-mêmes dégagés des frontières et des modalités institutionnelles. Dans le même temps, des échanges se dégagent des lignes de force et des points d’appui majeurs. L’économie s’internationalise et si les fonctions de contrôle des grandes firmes de communication s’agglomèrent dans un petit nombre de sites, au coeur des pays les plus avancés, puisque c’est sur ces derniers que l’investissement transnational s’est recentré, il n’en reste pas moins vrai que des surprises attendent l’uniformité mondialisante. Elles sont dues à la force d’initiative singulière du chercheur et du traducteur qui s’emparent, en particulier, de tels ou tels textes. Autrement dit nous cherchons à cartographier en un sens les événements de traduction originale, et à rapprocher les espaces de la traduction et de l’invention, à considérer le traducteur comme un auteur et un innovateur. Le langage est au cœur de nombreux questionnements scientifiques majeurs, qui relèvent d’enjeux à la fois sociétaux, technologiques, médicaux et culturels, nécessitant de faire bouger les frontières de la transmission, de la connaissance, et des modalités textuelles, écrites de la connaissance.
Cela implique d’une part : l’analyse des traductions précises, et du rôle joué par la traduction dans l’écriture des écrivains-traducteurs, y compris dans les cas d’auto-traduction. D’autre part : l’analyse de la poétique générale de la traduction, comprise dans ses enjeux et son évolution historiques et théoriques, de l’Antiquité à nos jours (hébraïsme, hellénisme, latinité, langues modernes, Europe du Nord et Europe du Sud).
Les recherches comparatistes sur la traduction se décomposent de la manière suivante :
* Un séminaire semestriel intitulé "Théorie et histoire de la traduction, lieu de rencontre entre linguistes, comparatistes, traductologues, historiens et critiques de la littérature intéressés par l’histoire longue des conflits de traduction et des tensions théoriques de la question.
* Un séminaire semestriel examinant la problématique de la traduction et du plurilinguisme relativement à un auteur précis, ou à l’intérieur d’une période historique courte.
* Des Journées « Antoine Berman » : colloques ou journées d’études, dont la périodicité est semestrielle, et qui visent à faire le point sur des problématiques précises élaborées en commun. Les archives des journées sont consultables sur le site du CERCC.
Aucun des trois axes définis ici n’est absolument indépendant des deux autres. Pour des raisons d’orientation et de commodité, nous choisissons de tracer des distinctions qui sont d’abord des manières de rejoindre et d’aborder la question.
Littérature et histoire (Antiquités et Modernités).
Les champs que nous abordons : le champ poétique de l’écriture de l’histoire, le rapport entre fiction et histoire, entre roman et roman historique, entre fiction et non-fiction, lesquels nous conduisent au centre des réflexions poétiques concernant la narration, la temporalité, la désignation ou la reconnaissance de ce qu’on appelle un événement, la critique des notions d’ origine, de processus, de développement, la définition de ce qu’un appelle une Vie (biographie et autobiographie, fictions autobiographiques), ou encore la caractérisation d’une littérature nationale ; bref nous étudions les processus d’identification et d’appropriation que la littérature propose, et auxquels parfois on la soumet. Plus généralement, la littérature permet d’interroger les modèles ou les fictions de la temporalité, et ce qu’on entend par époque. La périodisation souple, et spécifique à la littérature comparée, ne recoupe pas complètement les périodisations historiographiques en histoire littéraire et en sciences humaines. Enfin, nous nous intéressons à la description du discours historique, où la figure de la prose semble privilégiée. La différence entre prose et poésie, elle-même inséparable de la question moderne des rapports entre littérature et histoire (impliquant traditionnellement la prose et la poésie, mais tendanciellement la dissolution du lien entre histoire et poésie) permet d’observer en retour comment se dessinent aujourd’hui les rapports entre la littérature, le politique et une pensée moderne de l’histoire qui entend maintenir la question de la littéralité en même temps que celle de la poésie. D’où le dernier axe qui aborde, d’un point de vue comparatiste et international, le statut et de la spécificité de la poésie contemporaine (du XXe à l’extrême contemporain).
Littérature et critique (XVIIIe-XXe).
L’invention d’une littérature critique n’est pas séparable de la tradition littéraire qu’elle aborde, constitue et légitime en contrepoint. La littérature critique comporte un noyau théorique plus ou moins explicite, mais toujours nécessairement présupposé. D’où les deux remarques suivantes : la recherche internationale (notamment anglo-saxonne) a depuis longtemps déjà inclus le genre de la critique littéraire à l’intérieur de la littérature, en établissant une histoire de la critique littéraire et des pratiques littéraires elles-mêmes critiques (pensons à l’essai et à sa fortune dans le domaine anglo-saxon depuis la Renaissance). Cette légitimité littéraire accordée à la Critique a permis de surmonter les distinctions formelles et formalistes dans lesquelles notre tradition française a longtemps tenté de se légitimer. Cette tradition reconduit (en la dévalorisant, ou en la systématisant, c’est selon) l’opposition entre une littérature d’idées et une littérature de formes. Nous voudrions observer les limites et les présupposés de cette distinction entre forme et idée, et notamment nous attacher aux phénomènes de la contradiction et du différend en littérature. Nous plaçons le roman, la poésie, la critique au même rang, parce que les concepts critiques relèvent d’une poétique de la pensée conceptuelle et esthétique, parce que cette poétique est souvent révélée dans des incidents et accidents textuels plus ou moins calculés, comme les polémiques littéraires. L’étude des effets de discontinuité nous intéresse ici au premier chef : polémiques, fictions critiques, essais critiques, poésie didactique, poésie critique, critique du lyrisme, à partir du moment romantique européen en Allemagne, France et Angleterre, jusqu’à l’époque contemporaine.
Littérature et théorie (l’extrême contemporain).
Cette question est abordée à partir d’une observation simple : il y a en littérature des personnages, des rôles philosophiques, des tons et des styles philosophiques, des personnages de théoriciens. La critique a pu elle-même se tendre au point de proposer des systèmes théoriques. Lorsqu’on s’intéresse aux rapports de la littérature et de la philosophie, autrement qu’au titre d’un instrument d’interprétation, au nom de l’influence culturelle, de l’héritage traditionnel, ou de l’accord d’un texte littéraire avec telle ou telle thèse ou époque de la philosophie, c’est en premier lieu parce que la recherche contemporaine a appris à poser la question d’une certaine composante littéraire dans le discours philosophique, et plus anciennement, parce que nous pensons encore en fonction du partage traditionnel entre la lettre et l’esprit, depuis l’exégèse et la traduction des textes du Livre (voir supra). Au centre de cet espace, on observe le rôle joué par la notion complexe d’allégorie dans le discours contemporain. On observe aussi à quel point la didacticité de la littérature est devenue problématique dans le contexte contemporain. Au-delà des études d’influence, donc afin de comprendre la radicalité poétique (tragique, comique, métaphorique, symbolique ?) du texte de théorie, nous nous plaçons dans une perspective qui part des "accidents" du genre philosophique en littérature. Nous aborderons la question de la différence entre sémantèmes et philosophèmes, dans les domaines où cette différence peut être posée (littérature et psychanalyse, littérature et esthétique, littérature et idées, pertinence et impertinence du champ philosophique en littérature). Notre champ : l’herméneutique contemporaine, le post-structuralisme et la déconstruction.
Ces recherches font tantôt l’objet de séminaires annuels, tantôt l’objet de journées d’études et de colloques.