Jean-Patrice Courtois : « une introduction à la notion de phrasé » Jean-Patrice Courtois rappelle tout d’abord que l’initiative de la réflexion autour de la notion de « phrasé » vient de Pierre Parlant. Cette notion a pour caractéristiques principales d’être d’une part inactuelle et non mesurable, et d’autre part d’être très technique. La nécessité d’une introduction s’impose donc, pour dresser un état des lieux de la notion et établir le point d’appui qui permettra de mesurer les déplacements ou les écarts des interventions ultérieures. Jean-Patrice Courtois prend comme point de départ l’article de Gérard Dessons qui s’intitule « La phrase comme phrasé » publié dans les Mélanges à Jean-Pierre Séguin . Dans cet article, le phrasé est entendu comme ce qui vient remobiliser la phrase. Jean-Patrice Courtois précise cependant que chacune de leurs interventions prendront le problème de façon inverse en proposant « le phrasé comme quelque chose ». En outre, il rappelle que le deuxième point de départ de cette réflexion s’articule autour de la question de la musique. Le problème est celui de l’exécution des phrases musicales. Le phrasé est un art de la lecture et de l’interprétation. Toutefois, force est de constater que les emplois de la notion de phrasé en musique sont avant tout empiriques, et dépendent de configurations historiques, comme par exemple le phrasé dans la polyphonie médiévale. On commencera à noter les signes de phrasé sur les partitions à partir du XIXe siècle. Mais les théories ne font jamais tout à fait autorité et ne sont valables que de façon circonstancielle. À partir de cet état de fait du débat entre l’histoire et la théorie, Jean-Patrice Courtois explique que les enjeux musicaux du phrasé sont premièrement ceux de la délimitation, et deuxièmement ceux l’articulation. Cette contradiction est illustrée par l’opposition entre Couperin, qui entend le phrasé comme moyen de segmentation, et Mozart qui, a contrario , défend le phrasé comme moyen de liaison. S’appuyant sur un article de Jesper Svenbro, « La découpe du poème. Notes sur les origines sacrificielles de la poétique grecque », Jean-Patrice Courtois met en évidence le rapport qu’il y a chez les Grecs entre la segmentation des vers et la segmentation du corps et de la viande. De surcroît, ajoute-t-il, le melos — qui signifie en grec la mélodie, le chant — peut aussi renvoyer au membre d’un corps. Ces différents exemples permettent d’éclairer les problèmes du phrasé en musique en faisant surgir deux niveaux de lecture : d’une part, il s’agit d’un problème de l’ordre de l’exécution, de la lecture de la partition ; d’autre part, c’est un problème de l’ordre de l’agencement, de l’interaction des éléments dans la composition. Pour conclure sur la musique, Jean-Patrice Courtois propose de rappeler qu’au XXe siècle, la notion de phrasé en musique se complexifie et oscille entre disparition et recomposition. Il est dès lors intéressant de voir, souligne-t-il, que dans le Traité du rythme : des vers et des proses de Gérard Dessons et Henri Meschonnic la manière de lier les contraccents est justement la reprise de la notation de liaison musicale, appliquée cette fois à l’étude de la métrique. Sur le plan essentiellement linguistique, le problème s’articule avec celui de « phrase ». Un article de Christiane Marchello-Nizia insiste sur le fait qu’il y a une vraie difficulté à établir une définition de la phrase. Par conséquent, il apparaît illusoire de vouloir proposer une définition stricte de ce qu’est le phrasé en langue. Toutefois, Gérard Dessons avance quelques hypothèses que Jean- Patrice Courtois propose de résumer de la façon suivante, en quatre principes : premièrement, le phrasé précède la phrase, en une sorte de « primat ontologique » ; deuxièmement, le phrasé serait de l’ordre du continu à la différence de la phrase, qui serait de l’ordre du discontinu ; troisièmement, si la phrase est bien cet « événement évanouissant » dont parle Benvéniste, le phrasé serait ce qui essaie de sémantiser l’évanouissant de toute phrase en faisant moins appel à la description qu’à la perception ; quatrièmement, le phrasé est beaucoup plus un problème d’écriture qu’un problème musical. La question du phrasé n’est donc ni un problème d’émotivité, ni un problème d’accents régionaux, ni le problème du débit ou du tempo, ni encore un problème d’élasticité accentuelle, mais bien au contraire le problème fondamental qui consiste à faire entendre ce qui n’est pas dit dans le texte. Pour se rapprocher de cette idée, Jean-Patrice Courtois propose de comprendre le texte comme Gérard Dessons, c’est-à -dire comme une « phrase collective », et non pas comme un ensemble de phrases délimitées par des points. Enfin, Jean-Patrice Courtois présente un ou deux élargissements pour conclure cette introduction à la notion de phrasé. Le volume Questions de phrasé des éditions Hermann élargit par exemple la notion de phrasé à d’autres medium que celui de la poésie, comme la danse, le théâtre, ou bien les mathématiques. A fortiori , plusieurs hypothèses y sont avancées : le musicologue Antoine Bonnet parle ainsi d’une articulation du phrasé, qui serait une « expression en puissance » ; Jean- Marie Adrien se demande pour sa part si le phrasé ne serait pas une manière d’unifier en un tout un certain nombre d’événements à l’intérieur d’une « fenêtre temporelle » ; Frédéric Pouillaude propose quant à lui de lier la problématique du phrasé à celle de l’articulation en chorégraphie. Ce faisant, Jean-Patrice Courtois insiste sur le pouvoir « relecteur » de la notion de phrasé, qui permet de relire plusieurs problématiques de recherche qui pourtant ne faisaient pas a priori appel à cette notion. Revenant à ses propres préoccupations de recherche sur les philosophies éthiques animales, Jean- Patrice Courtois explique pour sa part qu’il a récemment découvert des études scientifiques portant sur la communication des cachalots, lesquelles évoquent en outre l’existence d’un phrasé qui serait distinct selon les communautés. En somme, ce dernier élargissement permet d’illustrer l’incroyable richesse d’application de la notion de phrasé.