J’écris dans la lignée du « corps sans organes », du corps glossolalique d’Antonin Artaud et surtout de Raymond Roussel. Je réfléchis non pas à un corps clos aux contours bien définis et aux fonctions hiérarchisées (âme, raison, organes), tel que nous l’a transmis la tradition humaniste, mais à la multiplicité de corps poreux, ouverts, instables ; de corps motléculaires d’autant plus énergétiques que l’on facilite leur permanente interaction. Grappes ou blocs de cellules vocales, aux colorations variables, qui se prononcent selon un dispositif qui tente d’instrumentaliser le hasard plutôt que de l’éliminer.
Le chantier poétique de Jacques Sivan (1955-2016) est certainement l’un des plus passionnant qu’il nous est donné d’explorer. Inventeur d’une écriture motléculaire (une écriture désaffublée des conventions et des codes contre lesquels l’auteur nous invite à résister), Jacques Sivan réinvente une langue qui reflète la complexité plurielle du monde tout en témoignant de son rapport au monde, de son expérience de vivre. Ici la poésie est pensée en action. Je vis mon écriture comme une façon de voir et, inversement, l’action de voir comme mon mode d’écriture le plus intime, le plus vrai. On ne voit pas seulement avec les yeux mais avec tous les sens et aussi, dans tous les sens. Le corps est donc un dispositif sensitif complexe en perpétuelle mutation. Voir/écrire est un acte indissociable, dans la mesure où l’écriture est toujours un processus de réécriture, un processus d’ajustage des continuels écarts des/du sens.
Cet ouvrage, qui continue autrement ce chantier, donne à lire un important choix de textes écrits entre 1983 et 2016, sorte de bibliothèque portative qui permet d’appréhender toute la singularité de cette œuvre. En ouverture, les préfaces de Vannina Maestri, Jennifer K. Dick, Jean-Michel Espitallier, Emmanuèle Jawad, Luigi Magno et Gaëlle Théval nous offrent quelques pistes de lecture pour mieux aborder cette poésie hors du commun, notamment en pointant les liens affirmés entre cet univers poétique et ceux d’ainés tels que Denis Roche, Raymond Roussel, Charles Olson, Maurice Roche ou Marcel Duchamp…
Ouvrage publié avec le concours du CERCC, à la suite de la Master Class organisée à l’ENS de Lyon le 15 mars 2017
Éditer un tel volume pour saluer une œuvre importante de ces trois dernières décennies (Jacques Sivan : 1955-2016) est tout à l’honneur des éditions Al Dante, à nouveau pilotées par son fondateur Laurent Cauwet : de la belle ouvrage, pour les yeux comme pour les oreilles ! Mais nulle folie : ce ne sont point des œuvres complètes, mais un choix de textes parus en revues et/ou en volumes entre 1983 et 2016 (textes intégraux ou extraits : Album photos, Le Bazar de l’Hôtel de ville, Sadexpress, Similijake, Des vies sur deuil polaire, Alias Jacques Bonhomme, Pendant Smara...).
Les textes liminaires, signés Vannina Maestri, Emmanuèle Jawad, Jennifer K. Dick, Gaëlle Théval, Luigi Magno et Jean-Michel Espitallier, constituent une excellente ouverture sur la poétique de Jacques Sivan : l’écriture motléculaire ressortit à un art du montage, à une poésie du dispositif, au ready-made duchampien (G. Théval). Ni complètement phonétique, ni complètement glossolalique, c’est un idiolecte qui remet en question la lisibilité ambiante, se veut critique jusqu’à revêtir une dimension politique évidente, comme dans Le Bazar de l’Hôtel de ville. Des "blocs d’écritures" pour exprimer "des fragments de réalités" (V. Maestri) : c’est dire que cette écriture pose la question de la "difficile appréhension" du monde (cf. E. Jawad).]
Fabrice Thumerel
Isbn : 978-2-84761-715-3 15 x 21 cm | 456 pages