Isabelle Poulin Professeur de Littérature, Université Bordeaux Montaigne. Ancienne élève de l’ENS Fontenay/Saint-Cloud.
Présentation synthétique de l’engagement scientifique
Å’uvre de Vladimir Nabokov
À partir de l’œuvre bilingue de Vladimir Nabokov, qui sert de point d’horizon et de creuset à la recherche, mes travaux interrogent essentiellement les rapports entre littérature et monde contemporain : usage, statut, devenir. Outre des contributions régulières, sous forme d’articles, à des volumes consacrés à l’auteur (sur la question de l’exil, du récit et/ou du plurilinguisme), j’ai dirigé un numéro spécial de la Revue de Littérature Comparée, intitulé « Vladimir Nabokov ou le vrai et le vraisemblable » (2012), en réunissant des chercheurs russe, américain et français autour d’une même question, destinée à mettre en évidence des « communautés imaginaires » : « Existe-t-il un original de Nabokov ? ».
Parce que littéralement déroutée, l’œuvre exilée de sa langue défait toutes les certitudes, à commencer par celle d’appartenance, qu’il s’est toujours agi pour moi d’éprouver. Ce qu’Antoine Berman a appelé le premier une « critique des traductions » permet de travailler très concrètement les horizons critiques et la forme de mémoire mobile, inassignable, qu’entretient la littérature, et qui fait sa raison d’être dans le monde contemporain.
Telle est l’hypothèse de tous mes livres ou articles qui relèvent aussi bien de l’esthétique (en ce qu’ils s’intéressent à des arts d’écrire), que de l’éthique (la question « dostoïevskienne » de l’autre y est centrale) ou du politique (hiérarchie et maîtrise des langues). Sont envisagées aussi bien les connexions entre littérature et monde contemporain (par croisement des discours littéraires et scientifiques ou étude d’écritures de l’affect) que les exclusions (intérêt pour la figure de l’exclu : exilé, insuffisant lecteur, écorché de la parole).
J’ai pu encore très récemment mettre à l’épreuve l’exemplarité de l’œuvre de Nabokov dans le livre qui paraît cette année aux éditions Classiques Garnier, consacré au Transport romanesque, dont le sous-titre Le roman comme espace de la traduction, de Nabokov à Rabelais, éclaire la dimension théorique et le mouvement à rebours adopté pour décrire un genre intimement lié à la réalité plurilingue du monde (le roman moderne s’invente à la Renaissance en même temps que la notion de « traduction » qui se substitue alors à celle de « translation ») – genre qu’il est possible de penser comme véritable lieu commun. Le corpus va de Nabokov à Rabelais, en passant par Calvino, Proust, Sterne et Cervantes.
La littérature et ses limites
Connexions : J’ai poursuivi l’étude des connexions entre les différents discours savants, que me soufflait l’activité de lépidoptériste de l’écrivain Nabokov, dont les découvertes n’ont été validées qu’en 2011 par les scientifiques, qui n’entendirent pas d’abord son langage (son travail sur les papillons à l’université de Harvard date des années 1940). L’interrogation suivante (titre d’une communication à une journée d’étude intitulée « Traduire la science. Hier et aujourd’hui ») : « Peut-on raconter la science ? », a ouvert la voie à des travaux sur le roman comme « science » du vivant.
Exclusions : L’étude des différents langages de la science participe d’une réflexion plus large sur l’exclusion (ou encore le communautarisme, notion contre laquelle s’édifient tous mes travaux de recherche). Le travail sur la douleur, qui a donné lieu à un essai publié en 2007, s’est avéré un excellent creuset pour l’analyse des difficultés croissantes de compréhension et de communication entre les communautés savantes : médecins, philosophes, psychanalystes, sociologues parlent difficilement le même langage, ce que peine à masquer le recours imposé à une même langue (le « Globish »). Le livre Écritures de la douleur (2007) se proposait ainsi d’expliciter la raison d’être de la littérature dans le monde moderne : réduite le plus souvent à un réservoir de cas et d’expressions de la douleur par les sciences humaines, elle confronte plus essentiellement à ce « mystère suprême de l’anthropologie » désigné par Lévi- Strauss, à savoir le plurilinguisme – vers lequel fait signe l’espace miné du langage dans les Å“uvres du corpus étudié. Dans le cadre des collaborations avec d’autres équipes comparatistes, se sont développées des recherches sur les écritures de l’affect (douleur, honte) et leur capacité à favoriser les débordements du littéraire (aussi bien l’échec du langage que le partage du sensible).
La traduction comme « critique en action »
C’est encore la connaissance intime de l’œuvre de Nabokov qui est à l’origine de l’orientation majeure prise par mes travaux ces dix dernières années. La mise en Å“uvre d’un programme de recherche intitulé « Translations » en 2007 a permis de constituer un réseau international de chercheurs dont les travaux sur le texte traduit, envisagé comme laboratoire de la lecture, éclairent les possibilités d’un discours critique intégrant l’infini de la traduction (c’est ce que s’efforce d’analyser le volume Critique et plurilinguisme des Poétiques comparatistes (éd. SFLGC, 2013).
J’avais donné au 37e Congrès de la SFLGC (Bordeaux, 2011) une même orientation, en insistant sur le sujet critique et sa responsabilité d’intermédiaire : « Traduction et partages : que pensons-nous devoir transmettre ? » J’ai participé plus récemment aux travaux du réseau international travaillant sur les liens entre fiction et traduction (colloque Transfiction 3, Montréal, 2015).
Depuis quatre ans, je me consacre à l’édition du volume xxe siècle de l’Histoire des Traductions en Langue française, volume co-édité avec Bernard Banoun et Jean-Yves Masson (à paraître chez Verdier en 2018). Quoique vertigineuse, souvent effrayante, l’entreprise est passionnante et représente de mon point de vue une pierre nécessaire à l’édification d’une autre histoire de la littérature, encore trop souvent monolingue et nationale, dans laquelle les traducteurs devront avoir une place bien visible, un « droit de cité ».
Publications les plus significatives
Poulin, Isabelle, Le Transport romanesque. Le roman comme espace de la traduction, de Nabokov à Rabelais, Paris, Classiques Garnier, collection « Perspectives comparatistes », 2017.
Un extrait est joint à cet envoi : « Le lecteur dans le bois de la langue » Poulin, Isabelle, Ève de Dampierre-Noiray, Anne-Laure Metzger-Rambach et Vérane Partensky (dir.) Traduction et partages : que pensons-nous devoir transmettre ? , ouvrage issu du 37e congrès de la SFLGC, 2014.
Poulin, Isabelle (dir.), Critique et plurilinguisme, SFLGC, collection « Poétiques comparatistes », Lucie éditions, 2013
Poulin, Isabelle (dir.), Vladimir Nabokov ou le vrai et le vraisemblable, Revue de Littérature Comparée, sous la direction d’Isabelle Poulin, Paris, Klincksieck, 2012/2, n°341. En ligne : bouquet CAIRN
Poulin, Isabelle, Écritures de la douleur. Dostoïevski, Sarraute, Nabokov. Essai sur l’usage de la fiction, Paris, éditions Le Manuscrit, collection « L’Esprit des Lettres », 2007, 354 p.
Publications les plus récentes
(2017) « La figure de l’infidèle. Pulsion traductrice et transport romanesque (à partir de Proust et Cervantes) », Transfiction 3 : The Fictions of Translation/Les Fictions de la traduction, Judith Woodsworth édit., Amsterdam, John Benjamins Publishing.
(2017) « Le vol de la mémoire. Nabokov lecteur de Rimbaud et Mallarmé », Nabokov et la France, Yannicke Chupin, Agnès Edel-Roy, Monica Manolescu et Lara Delage-Toriel (dir.), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, coll. Études anglaises et américaines.
(2017) « La traduction comme geste », Traduction et événement, Éric Dayre édit., Paris, Hermann.
(2013) « La recherche comparatiste et l’utopie linguistique », Critique et plurilinguisme, SFLGC, collection « Poétiques comparatistes », Lucie éditions, p. 7-32.
(2013) « Le côté Å klovskij des Essais de Montaigne : l’estrangement des langues et des disciplines », L’estrangement. Retour sur un thème de Carlo Ginzburg, Essais, revue de l’Ecole Doctorale Montaigne-Humanités, hors série, PU de Bordeaux, p. 181-190.
En ligne : (2012) « L’enfance de l’art : portrait de l’écrivain en ‘premier homme’ seul dans les langues », Vladimir Nabokov ou le vrai et le vraisemblable, Revue de Littérature Comparée, Paris, Klincksieck, 2012/2, n°341, p. 233-249. En ligne (CAIRN).
(2011) « Roman et exactitude. Sur le travail de la traduction dans Cien años de soledad, Cent ans de solitude et One Hundred Years of Solitude », La Nation nommée Roman face aux histoires nationales, D. Perrot-Corpet et L. Chavin (dir.), Paris, Classiques Garnier, p. 69-81.
(2011) « Le grand écrivain et les "moins que rien". Le nihilisme en question dans Les Démons de Dostoïevski », Nihilismes ?, Modernités, n°33, PU de Bordeaux, p. 133-144.
(2011) « Mémoires d’outre-animal. Sur quelques écritures contemporaines de l’insupportable », La Question animale. Entre science, littérature et philosophie, J.-P. Engelibert, L. Campos, C. Coquio et G. Chapoutier (dir.), PU de Rennes, p.245-257.
(2011) « Langues brisées et sujets en miettes. Pourquoi lire Sappho ou Dostoïevski en traduction ? », Sens de la langue et sens du langage. Poésie, grammaire, traduction, Modernités, n°32, PU de Bordeaux, p. 179-189.
(2010) « Hontes de l’écriture : autorités déplacées », L’Autorité en littérature, PUR, « Interférences ».
(2010) « La communauté insupportable ou l’art d’écrire à touche-touche (Sur Vladimir Nabokov et Italo Calvino) », Littérature, Histoire et politique au XXe siècle : hommage à Jean-Pierre Morel, Paris, Le Manuscrit.
(2010) « Peut-être un matin : vertiges du sens, rythmes de l’écriture (Proust et Calvino) », Proust, l’étranger, CRIN n°54, Amsterdam New York, Rodopi éd.
(2009) « Vladimir Nabokov ‘l’ami de Rabelais’. Enjeux d’une approche plurilingue de la littérature », Kaleidoscopic Nabokov, Paris, Michel Houdiard éditeur.
(2008) « Teaching (with) Nabokov/Enseigner (avec) Nabokov », Nabokov Online Journal (The Dalhousie Electronic Text Center, Dalhousie University), 2.
(2008) « L’androgyne d’une langue à l’autre : une politique du sujet (Sur les Illuminations de Rimbaud et Orlando de V. Woolf) », Palimpsestes (Presses Sorbonne Nouvelle), 21, « Traduire le genre grammatical ».
(2006) « Le roman moderne comme espace de la traduction », Silène (Centre de recherches « Littérature et poétique comparées », Université de Paris X-Nanterre), septembre 2006 – publication en ligne : http://www.revue-silene.com
(2007) « Le roman comme science du vivant », SFLGC/Vox poetica, revue en ligne Théorie et critique, mars 2007 – publication en ligne : http://www.vox-poetica.org