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Recension de l’ouvrage de P. Flack : "Idée, expression, vécu : la question du sens entre phénoménologie et structuralisme"

Patrick Flack : Idée, expression, vécu : la question du sens entre phénoménologie et structuralisme, par Anna Yampolskaya

Idée, Expression, Vécu : La ques­tion du sens entre phé­no­mé­no­lo­gie et struc­tu­ra­lisme

Series : Échanges Littéraires

Reviewed by : Anna Yampolskaya (National Research University Higher School of Economics, Moscow, Russia)

Le livre récent de Patrick Flack, Idée, expres­sion, vécu : la ques­tion du sens entre phé­no­mé­no­lo­gie et struc­tu­ra­lisme, paru chez Hermann en 2018, réunit onze études en his­toire des idées, mais la portée de ce recueil va bien au-delà du ques­tion­ne­ment pure­ment his­to­ri­que. Le for­ma­lisme russe comme source d’ins­pi­ra­tion pour le struc­tu­ra­lisme plus tardif, l’art en tant que mode sin­gu­lier d’inter­ro­ga­tion sur la réa­lité, la recher­che d’un sens nou­veau du sen­si­ble – telles sont des gran­des lignes de cet ouvrage ambi­tieux et pro­vo­cant. La com­bi­nai­son de la recher­che his­to­ri­que avec les études théo­ri­ques permet à Patrick Flack de repen­ser l’héri­tage du for­ma­lisme russe et de l’établir comme un cou­rant de la pensée véri­ta­ble­ment phi­lo­so­phi­que et non seu­le­ment lit­té­raire. La ques­tion du signe comme lieu de l’arti­cu­la­tion et la cris­tal­li­sa­tion du sens, le rôle cru­ciale de l’expres­si­vité dans l’ins­ti­tu­tion du sens de l’œuvre lit­té­raire gui­dent le déve­lop­pe­ment du ques­tion­ne­ment phi­lo­so­phi­que de ce livre.

Dans l’intro­duc­tion l’auteur entre en polé­mi­que avec l’his­to­rio­gra­phie « occi­den­tale » qui rejette l’exis­tence d’une source com­mune au struc­tu­ra­lisme et à la phé­no­mé­no­lo­gie en les décri­vant comme des tra­di­tions concur­ren­tes et abso­lu­ment dis­join­tes. Ce débat lui four­nira la base fac­to­gra­phi­que néces­saire pour conso­li­der ses intui­tions théo­ri­ques. Ainsi, Patrick Flack pro­pose de chan­ger radi­ca­le­ment la pers­pec­tive his­to­rio­gra­phi­que en reje­tant le point de vue lar­ge­ment répandu selon lequel le struc­tu­ra­lisme est né de deux parents fran­çais, à savoir Saussure et Lévi-Strauss. L’autre modèle his­to­rio­gra­phi­que, le modèle « Est-Ouest », sou­li­gne le rôle de l’école de lin­guis­ti­que pra­goise aussi bien que des tra­di­tions alle­man­des dans le déve­lop­pe­ment du struc­tu­ra­lisme, ou plutôt des struc­tu­ra­lis­mes. Bien que moins réduc­tion­niste que le pre­mier, elle ne répond pas à la ques­tion concer­nant les rela­tions entre ces deux struc­tu­ra­lis­mes, pra­gois et fran­çais. Le troi­sième modèle, en inté­grant les acquis concep­tuels des deux pre­miers, cher­che à mon­trer toute la richesse des raci­nes intel­lec­tuel­les ger­ma­ni­ques et slaves du struc­tu­ra­lisme en dépas­sant les abs­trac­tions métho­do­lo­gi­ques pro­pres aux modè­les men­tion­nés ci-dessus, où plutôt à révé­ler leur carac­tère arti­fi­ciel et contin­gent. C’est dans cette pers­pec­tive que l’examen ana­ly­ti­que et his­to­ri­que du for­ma­lisme russe appa­raît comme une affaire de l’urgence phi­lo­so­phi­que.

La but de la pre­mière partie de cet ouvrage, Idée et forme : le projet épistémologique du for­ma­lisme russe, est de dévoi­ler toute la com­plexité de la situa­tion his­to­ri­que aussi bien que théo­ri­que en ren­dant compte du rôle de figu­res appa­rem­ment secondai­res du mou­ve­ment for­ma­liste russe. Patrick Flack cons­truit un cadre théo­ri­que géné­ral afin de décrire les rela­tions com­pli­quées qui se sont déve­lop­pées entre le for­ma­lisme russe, ses sour­ces néo­kan­tien­nes et son héri­tage struc­tu­ra­liste. Dans son pre­mier cha­pi­tre, Le for­ma­lisme russe entre fer­ment néo­kan­tien et lin­guis­ti­que struc­tu­rale, l’auteur montre que l’idée de la science lit­té­raire en tant que science rigou­reuse qui cons­ti­tue le cœur de l’appro­che for­ma­liste est géné­ti­que­ment liée à l’influence néo­kan­tienne sur la pensée russe. Sa thèse dépasse l’affir­ma­tion cou­rante selon laquelle la pré­sence cons­tante des idées néo­kan­tien­nes a « façonné le contexte intel­lec­tuel » géné­rale de l’époque. C’est l’épistémologie des écoles de Marbourg et de Bade, leur métho­disme étroit qui a servi comme un cata­ly­seur pour la méthode du for­ma­lisme russe nais­sant et, sub­sé­quem­ment, pour la méthode de la lin­guis­ti­que struc­tu­rale. La nou­velle science spé­ci­fi­que de la « lit­té­ra­rité », de la « poé­ti­cité » ne devien­drait une vraie science qu’à la condi­tion que sa méthode soit adap­tée à son objet ; dans cette thèse de Rickert, Flack reconnaît le fon­de­ment de l’épistémologie for­ma­liste. C’est grâce à cette intui­tion ini­tiale que les théo­ri­ciens russes ont réussi dans leur projet ambi­tieux. Le pas­sage ana­lo­gue du néo­kan­tisme à la théo­rie du lan­gage se trouve dans l’iti­né­raire phi­lo­so­phi­que de Hendrik Pos, une autre figure pres­que oubliée par les his­to­riens des idées ; la dette de l’école pra­goise à ce pen­seur ori­gi­nal est dis­cu­tée en détail dans le sep­tième cha­pi­tre de ce livre.

Le manque de réfé­ren­ces direc­tes aux sour­ces néo­kan­tien­nes dans les ouvra­ges for­ma­lis­tes s’expli­que, selon Patrick Flack, par le climat poli­ti­que des années 1920 ; par contre, des adver­sai­res marxis­tes du for­ma­lisme, dont un cer­tain Trotski, ont sou­li­gné la parenté du for­ma­lisme avec les cou­rants « idéa­lis­tes ». Bien que l’exis­tence même des per­sé­cu­tions marxis­tes ne puisse être récu­sée, l’hypo­thèse de Flack devrait, à mon avis, être pré­ci­sée. Les noms mêmes de Natorp ou Rickert ne pou­vaient certes pas appa­raî­tre dans les ouvra­ges publiés après 1924 dans un contexte posi­tif, mais les réfé­ren­ces direc­tes et indi­rec­tes à Husserl sont bien pré­sen­tes dans les pro­to­co­les du Cercle Linguistique de Moscou du début des années 1920 ; toute une polé­mi­que a existé entre les « hus­ser­liens » comme Gustav Chpet et Grigorii Vinokur et leur adver­saire, Boris Iarkho. Ce der­nier était un par­ti­san célè­bre de la refon­da­tion métho­do­lo­gi­que de la science de la lit­té­ra­ture ; en pre­nant une pos­ture cri­ti­que envers Husserl tout comme envers Rickert et sa dis­tinc­tion entre les scien­ces de la culture et les scien­ces de la nature, il défen­dait l’idéal de la science rigou­reuse mais l’inter­pré­tait à la manière posi­ti­viste et non néo­kan­tienne.

Cette petite excur­sion dans la que­relle métho­do­lo­gi­que qui eut lieu au sein de l’école for­melle nous permet de rele­ver la pro­blé­ma­ti­que ainsi que les vrais enjeux de cette thèse : une ques­tion appa­rem­ment pure­ment his­to­ri­que concer­nant le rôle du néo­kan­tisme dans la genèse du struc­tu­ra­lisme et du for­ma­lisme russe est taci­te­ment ins­crite dans la pers­pec­tive épistémologique concer­nant la rela­tion étroite qui existe entre la méthode d’une science et son objet. Est-ce l’objet qui déter­mine sa méthode, comme chez Heidegger ou les néo­kan­tiens, ou est-ce plutôt la méthode spé­ci­fi­que qui donne accès à l’objet, voire le fait paraî­tre en tant qu’objet tout à fait nou­veau ? Afin de conso­li­der son appro­che, dans le cha­pi­tre sui­vant Patrick Flack nous pro­pose une lec­ture méti­cu­leuse de l’arti­cle célè­bre d’André Biély, poète-sym­bo­liste et théo­ri­cien du vers, au sujet de l’héri­tage du lin­guiste ukrai­nien Alexandr Potebnia. Ce texte incontour­na­ble d’André Biély a été com­menté plu­sieurs fois par divers spé­cia­lis­tes des études slaves ; l’inter­pré­ta­tion qui nous est offerte ici sert à établir Biély en tant que figure-clé dans le pas­sage du néo­kan­tisme au (proto)struc­tu­ra­lisme. Dès lors, la percée de Biély est sur­tout métho­do­lo­gi­que et épistémologique car il a réussi à puri­fier les intui­tions génia­les de Potebnia de son psy­cho­lo­gisme démodé ; cela permit à Biély de poser le fon­de­ment trans­cen­dan­tal d’une nou­velle science qui com­bi­nait lin­guis­ti­que et esthé­ti­que. Cette thèse de Flack fait écho à celle d’un autre adver­saire des for­ma­lis­tes, Victor Jirmounski, selon laquelle le nœud du sys­tème de Potebnia est sa méthode même, qui consiste en un rap­pro­che­ment théo­ri­que entre la poé­ti­que et la science géné­rale du lan­gage. Ici on ne sau­rait passer sous silence la polé­mi­que impli­cite entre Flack et Tzvetan Todorov. En radi­ca­li­sant la posi­tion du for­ma­liste Boris Eichenbaum, Todorov affirme que chez les for­ma­lis­tes russes il n’y avait pas de théo­rie, il n’y avait pas de méthode, mais seu­le­ment « une manière de cons­truire l’objet d’études », et que c’est cette absence de méthode et une naï­veté pres­que posi­ti­viste qui condui­sit l’école for­ma­liste à la crise interne et à sa dis­so­lu­tion pos­té­rieure. Ainsi la généa­lo­gie épistémologique ébauchée par Flack permet de réé­va­luer cer­tai­nes pré­sup­po­si­tions répan­dues sur la signi­fi­ca­tion et le destin mêmes du mou­ve­ment for­ma­liste.

Néanmoins, les for­ma­lis­tes ont été assez atten­tifs à cer­tains aspects théo­ri­ques appor­tés par les appro­ches psy­cho­lo­gi­san­tes, posi­ti­vis­tes ou socio-his­to­ri­ques. Le troi­sième cha­pi­tre, inti­tulé "Deux théo­ries du vers et une typo­lo­gie du rythme musi­cal", dis­cute l’influence des théo­ri­ciens de la pho­no­lo­gie, Sievers et Beckung, sur la théo­rie du vers de Roman Jakobson. Le désac­cord théo­ri­que n’empê­che pas Jakobson d’appré­cier la tech­ni­que superbe et la péné­tra­tion des cher­cheurs alle­mands et de repren­dre leurs intui­tions sur une base métho­do­lo­gi­que dif­fé­rente. Flack sou­li­gne l’impor­tance des études empi­ri­ques en géné­ral pour le déve­lop­pe­ment de la méthode (proto)struc­tu­ra­liste de l’ana­lyse du vers aussi bien que la néces­sité de contex­tua­li­ser la méthode for­ma­liste dans un cadre inter­na­tio­nal et mul­ti­dis­ci­pli­naire. Les rela­tions com­pli­quées du for­ma­lisme avec le marxisme sont illus­trées par l’exem­ple des tra­vaux de Rosalia Shor. La tran­si­tion sub­tile de cette cher­cheuse peu connue du for­ma­lisme au marxisme éclaire la ten­dance géné­rale qui a existé dans les années 1920 quand les figu­res majeu­res de la science nais­sante du vers, dont Ossip Brik, Lev Iakubinski ou Lev Polivanov, se sont ouver­tes à la pro­blé­ma­ti­que socio-cultu­relle incar­née dans la pensée marxiste. Si le for­ma­lisme clas­si­que a fait rompre le lien entre la signi­fi­ca­tion et l’expres­sion, l’insis­tance des « jeunes » for­ma­lis­tes sur le carac­tère inter­sub­jec­tif et his­to­ri­que de la signi­fi­ca­tion les amène au réexa­men de la théo­rie de l’expres­sion.

Dans la deuxième partie du livre, "L’expres­sion entre idée et vécu : phé­no­mé­no­lo­gie et struc­tu­ra­lisme à Prague", l’auteur dis­cute la notion d’expres­sion chez les phé­no­mé­no­lo­gues et les proto-struc­tu­ra­lis­tes. Dans le cha­pi­tre Le moment phé­no­mé­no­lo­gi­que de la lin­guis­ti­que struc­tu­rale, il intro­duit la lec­trice dans le contexte géné­ral des dis­cus­sions sur le rôle de la phé­no­mé­no­lo­gie dans la pensée de Jakobson. En reje­tant les deux posi­tions extrê­mes, celles de Elmar Holenstein et d’Aage Hansel-Löve, Flack cher­che à déve­lop­per une appro­che plus équilibrée : en accen­tuant l’influence du pre­mier Husserl sur Jakobson, il renonce à consi­dé­rer la théo­rie de ce der­nier comme « struc­tu­ra­lisme phé­no­mé­no­lo­gi­que ». Le pro­blème clé est celui de la réduc­tion : étant donné que Jakobson n’a jamais tra­vaillé sous la réduc­tion eidé­ti­que et trans­cen­dan­tale prise à la lettre, il faut conclure qu’on ne peut pas le ranger parmi les adep­tes de la doc­trine hus­ser­lienne. Mais les res­sour­ces de la méthode phé­no­mé­no­lo­gi­que ne se limi­tent pas à l’héri­tage de son fon­da­teur. L’auteur ébauche une pers­pec­tive métho­do­lo­gi­que dans laquelle il sera pos­si­ble de poser la ques­tion sur l’affi­nité interne entre la phé­no­mé­no­lo­gie plus tar­dive (sur­tout Chpet et Merleau-Ponty) et la lin­guis­ti­que struc­tu­rale (Jakobson, Pos). Les cha­pi­tres sui­vants contien­nent des recher­ches détaillées sur l’inter­pré­ta­tion de la notion d’expres­sion chez Jakobson, Husserl et Merleau-Ponty (cha­pi­tre Ausdruck – Vyraženie – Expression) et chez Hendrik Pos ("Hendrik Pos : une phi­lo­so­phie entre idée et vécu").

Le rap­pro­che­ment pro­duc­tif entre Jakobson et la tra­di­tion phé­no­mé­no­lo­gi­que dépasse le cadre étroit de la ques­tion : des « échos » de la réduc­tion dans l’appro­che jakob­so­nien sont-ils suf­fi­sants pour l’ins­crire dans l’his­toire du mou­ve­ment phé­no­mé­no­lo­gi­que ? Flack refor­mule la théo­rie jakob­so­nienne du lan­gage poé­ti­que en termes phé­no­mé­no­lo­gi­ques afin de mon­trer la « com­plé­men­ta­rité » des posi­tions struc­tu­ra­liste et phé­no­mé­no­lo­gi­que. Si pour Husserl l’expres­sion n’est qu’un « véhi­cule du sens logi­que déjà formé » , chez Jakobson comme chez Chklovski le pro­ces­sus de la per­cep­tion de l’expres­sion contri­bue à la for­ma­tion même du sens. La visée de l’expres­sion, carac­té­ri­sant, selon Jakobson, la per­cep­tion esthé­ti­que de l’œuvre d’art pré­sup­pose la valeur auto­nome de la per­cep­tion du signe expres­sif. C’est la struc­ture per­cep­tive du signe qui rend pos­si­ble sa par­ti­ci­pa­tion au pro­ces­sus de l’ins­ti­tu­tion du sens ; dès lors, le lan­gage cesse d’être un pur moyen de com­mu­ni­ca­tion de la pensée déjà faite, mais « un phé­no­mène poé­ti­que de plein droit ». Mais il y a un prix à payer pour cette réé­la­bo­ra­tion de la rela­tion entre lan­gage et per­cep­tion : le rôle du sujet trans­cen­dan­tal comme pro­duc­teur et dona­teur du sens est rem­placé par la struc­ture poé­ti­que du lan­gage en tant que struc­ture essen­tiel­le­ment ano­nyme. L’auteur montre qu’un « com­pro­mis » entre cette deux posi­tions se trouve dans la phi­lo­so­phie de Merleau-Ponty : sa concep­tion d’un sujet incarné, impli­qué dans l’acte de l’expres­sion au niveau cor­po­rel et moteur, lui permet d’inté­grer les décou­ver­tes prin­ci­pa­les de Husserl et de Jakobson.

Dans le cha­pi­tre sui­vant Patrick Flack nous offre une bio­gra­phie intel­lec­tuelle du pen­seur hol­lan­dais Hendrik Pos. La signi­fi­ca­tion de sa pensée très ori­gi­nale pour le déve­lop­pe­ment de la phé­no­mé­no­lo­gie, du néo­kan­tisme aussi bien que de la lin­guis­ti­que struc­tu­rale, est sou­vent méconnue, bien que son rôle d’inter­mé­diaire entre des camps phi­lo­so­phi­ques dif­fé­rents mérite une atten­tion par­ti­cu­lière. On ne peut que féli­ci­ter l’auteur qui a comblé cette lacune impor­tante dans le domaine de l’his­toire des idées.

La troi­sième partie de ce recueil, "Vers le sens du vécu : pers­pec­ti­ves esthé­ti­ques et lit­té­rai­res", unit trois recher­ches sur les enche­vê­tre­ments entre la phé­no­mé­no­lo­gie et l’expé­rience artis­ti­que. La pre­mière, De l’objet esthé­ti­que à la forme sen­si­ble : phé­no­mé­no­lo­gie de l’avant-garde russe, contient une ten­ta­tive méri­toire de déduire une nou­velle théo­rie phé­no­mé­no­lo­gi­que de la lec­ture de la poésie trans­men­tale russe (zaum). Patrick Flack sou­li­gne que la phé­no­mé­no­lo­gie esthé­ti­que « objec­ti­viste » de Waldemar Conrad, Moritz Geiger et Emil Utitz, contem­po­rains des Cubo-futu­ris­tes, des poètes de zaum et des expres­sion­nis­tes alle­mands, n’était pas capa­ble de rele­ver le défi de l’art nou­veau. Il fal­lait une « radi­ca­li­sa­tion » des concep­tions phé­no­mé­no­lo­gi­ques du sen­si­ble pour que la phé­no­mé­no­lo­gie de l’art non-figu­ra­tif devienne pos­si­ble. Mais la théo­rie de la défa­mi­lia­ri­sa­tion est aussi insuf­fi­sante pour cela, parce que chez Chklovski l’acte de per­cep­tion garde encore la rela­tion à « des unités de sens tou­jours déjà cons­ti­tuées » ; dans cette pers­pec­tive l’art ne cher­che qu’à « re-sen­si­bi­li­ser » aux choses, mais il reste tri­bu­taire à l’ordre du monde stable et déjà cons­truit. Selon Patrick Flack, dans ce contexte on peut même parler de « conser­va­tisme onto­lo­gi­que » de Chklovski. Une autre vision de l’expé­rience sen­si­ble se trouve dans la poésie trans­men­tale. Flack nous pro­pose une her­mé­neu­ti­que phé­no­mé­no­lo­gi­sante de deux poèmes de Velimir Khlebnikov et de Vasili Kamenski, qui fait écho à la lec­ture clas­si­que de ces auteurs par Jakobson et Vinokur. Les poèmes trans­men­taux « n’ont pas d’objet » ; selon la for­mule célè­bre de Jakobson, « ce que Husserl appelle din­gli­cher Bezug est absent ». Pourtant ces poèmes ne sont pas dénués de sens ; la forme poé­ti­que est vécue en tant que phé­no­mène auto­nome. La forme sen­si­ble concrète s’arti­cule pour elle-même et non comme un signe réfé­rant à quel­que chose d’autre. L’ébauche de la réflexion théo­ri­que sur ce sujet se trouve dans Fragments esthé­ti­ques de Gustav Chpet aussi bien que dans les écrits de Maxim Königsberg (comme l’avait déjà montré Maxim Šapir). Le cha­pi­tre sui­vant, "Dans l’ombre du struc­tu­ra­lisme : Chklovski, Merleau-Ponty et … Chpet ?", four­nit plus de détail sur la phé­no­mé­no­lo­gie chpe­tienne et sa rela­tion avec les idées de Chklovski et de Merleau-Ponty.

Bien que plus court que les autres, cet essai est très riche en idées nou­vel­les et pro­duc­ti­ves. L’auteur trace ici le destin du concept chk­lovs­kien de défa­mi­lia­ri­sa­tion entre for­ma­lisme russe, phé­no­mé­no­lo­gie et struc­tu­ra­lisme en pro­po­sant une inter­pré­ta­tion « onto­lo­gi­sante » ou plutôt « onto-esthé­ti­sante » de ce concept. La défa­mi­lia­ri­sa­tion appa­raît à la lec­trice non comme un pro­cédé esthé­ti­que, mais comme le mode pri­vi­lé­giée de la dona­tion des objets per­cep­tifs. Dans cette pers­pec­tive la défa­mi­lia­ri­sa­tion devient une vraie méthode phi­lo­so­phi­que, ana­lo­gue à celle de la phé­no­mé­no­lo­gie géné­ti­que : le sens des objet déjà fait, com­pris en tant que pure pré­sence à soi, est rem­placé par le sens en for­ma­tion, qui est ouvert à des trans­for­ma­tions et des défor­ma­tions. Chklovski lui-même ne semble pas avoir pris cons­cience de la portée onto­lo­gi­que de sa théo­rie ; son déve­lop­pe­ment chez Jakobson repré­sente la « réduc­tion lin­guis­ti­que » de ce concept. Il est repris par Jakobson sous la forme de la fonc­tion poé­ti­que du lan­gage : dans la poésie le mot est perçu avant tout comme mot dans la concré­tude de sa forme acous­ti­que et séman­ti­que et non comme simple sub­sti­tut de la réa­lité externe. Dès lors, la tra­vail même de la défa­mi­lia­ri­sa­tion se fait à l’inté­rieur du lan­gage qui devient le « médium spé­ci­fi­que, pos­sé­dant une phé­no­mé­na­lité propre qui condi­tionne son fonc­tion­ne­ment et son arti­cu­la­tion ». Mais du point de vue du sens per­cep­tif, la théo­rie de la fonc­tion poé­ti­que n’est qu’un pas en arrière : chez Jakobson l’appro­che géné­ti­que au signe contraste avec la stance sta­ti­que en ce qui concerne le sens de l’objet réel. Le sens de l’objet per­cep­tif ne dépend pas de sa « struc­tu­ra­tion par le signe », insiste Patrick Flack. Selon lui, c’est chez Merleau-Ponty que la pré­sence incom­plète devient l’objet de l’ana­lyse phé­no­mé­no­lo­gi­que : le sens per­cep­tif ne devient acces­si­ble qu’à la phé­no­mé­no­lo­gie expres­sive. Pourtant, la pensée de Gustav Chpet cons­ti­tue une autre voie d’accès à la plé­ni­tude du sens : c’est grâce à la « forme interne » que le sens per­cep­tif peut être conçu comme une cor­ré­la­tion entre exté­rio­rité sen­si­ble et inté­rio­rité per­cep­tive. La ques­tion du sens per­cep­tif a besoin d’une « double appro­che », phé­no­mé­no­lo­gi­que aussi bien que struc­tu­ra­liste, et ainsi le rôle de Chpet dans l’élaboration d’une concep­tion de la per­cep­tion « esthé­ti­que » qui ouvre essen­tiel­le­ment le monde, est très impor­tant.

Le der­nier cha­pi­tre de l’ouvrage, "Structures tem­po­rel­les dans la poé­ti­que des for­ma­lis­tes russe : répé­ti­tion, accord, rythme, série du vers", est consa­cré au tra­vaux de Brik, Kouchner et Tynianov. Le but prin­ci­pal de cet essai est de mon­trer com­ment la dimen­sion tem­po­relle de la poésie a été inter­pré­tée dans la pensée (proto)struc­tu­ra­liste du for­ma­lisme russe. Bien que dans la plu­part de textes for­ma­lis­tes l’ana­lyse du temps semble être com­plè­te­ment absent, il y a un cer­tain nombre d’études dans les­quel­les il joue un rôle pri­vi­lé­gié ; comme l’indi­que Patrick Flack, cela peut appor­ter un éclairage nou­veau sur la dif­fé­rence entre for­ma­lisme russe et struc­tu­ra­lisme fran­çais. L’auteur sou­li­gne le carac­tère pro­ces­suel de la défa­mi­lia­ri­sa­tion qui réac­tive la sen­sa­tion d’une chose comme « sen­sa­tion en train de se faire et non pas déjà faite » ; cela signi­fie que la struc­ture tem­po­relle de la sub­jec­ti­vité est pré­sup­po­sée par le projet chk­lovs­kien. Mais c’est chez Ossip Brik dans ses Répétitions sono­res (1917) que la pro­blé­ma­ti­que tem­po­relle dans les études du vers a été intro­duite. La tem­po­ra­lité intrin­sè­que au rythme poé­ti­que a été étudiée par Boris Kouchner dans Les accords son­nants (1917) et encore par Brik dans Rythme et syn­taxe, où Brik a de facto montré que le temps est un élément cons­truc­tif et pro­duc­tif de la struc­ture poé­ti­que. La démar­che déci­sive se trouve dans Le pro­blème de la langue du vers de Tynianov (1924), qui contient l’esquisse d’une concep­tion dans laquelle la fonc­tion cons­ti­tu­tive du temps appa­raît comme indis­pen­sa­ble pour « l’ébranlement de la signi­fi­ca­tion » com­po­sant le trait fon­cier de la struc­ture du vers. L’auteur conclut que selon Tynianov le sens du vers dépend essen­tiel­le­ment de sa tem­po­ra­lité.

Le livre de Patrick Flack s’arrête ici, mais l’appé­tit intel­lec­tuel de la lec­trice n’est pas satis­fait, il n’est que sti­mulé par ce recueil si riche par les sujets his­to­ri­ques et phi­lo­so­phi­ques divers. Le for­ma­lisme russe y est décrit comme un mou­ve­ment de la pensée dont la signi­fi­ca­tion ne peut être saisie que dans le contexte géné­ral de l’his­toire de la phi­lo­so­phie euro­péenne du XXe siècle. Ou plutôt, l’his­toire intel­lec­tuelle de l’Europe ne peut pas être envi­sagé sans sa partie slave, si sou­vent oubliée ou négli­gée. En décri­vant l’enra­ci­ne­ment du for­ma­lisme russe dans la pensée alle­mande, sur­tout dans le néo­kan­tisme et la phé­no­mé­no­lo­gie nais­sante, aussi bien que sa parenté avec la pensée fran­çaise, Patrick Flack nous rap­pelle toute la com­plexité de l’aven­ture spi­ri­tuelle euro­péenne.

Posted on Tuesday June 11th, 2019 Author : Anna Yampolskaya