Après sa présentation au cours du séminaire "Art et creation dans l’enseignement supérieur et la recherche" du 8 octobre 2019, exposition du parcours 2018-2019 de formation à la recherche par la création, entre le CERCC de l’ENS de Lyon et le CRAI de l’école nationale supérieure de la photographie d’Arles, et inauguration du parcours 2019-2020.
mercredi 11 décembre 2020 à 18h Galerie Arena, Ecole Nationale Supérieure de la Photographie à Arles
Dans le cadre du parcours Littérature & Photographie, l’École nationale supérieure de la photographie et l’ENS de Lyon présentent les travaux entre les étudiants des deux écoles, une publication et une exposition.
Préface
The Figure in the Carpet
Ce livre ne commence pas pour rien avec la figure d’un tapis retourné sur le sol. J’en fais une simple réflexion initiale et initiatique, à propos du même mouvement qui articule « voir » et « ne pas voir ».
Voir et ne pas voir viennent ensemble – réflexion qui, pour moi, se rattache très exactement à la figure dans le tapis dans The Figure in the Carpet de Henry James (1896). Or les termes « image » et « photographie » forment chacun un hapax dans la nouvelle de James.
Dans ce texte en effet, le terme « image » n’apparaît qu’une seule fois, à la fin du chapitre IV. C’est un hapax. Le terme « figure » apparaît dix-huit fois. « Image » vient qualifier ce que l’on dit ou pense de la « figure ». « Image » inclut la comparaison et seulement la comparaison de la figure dans le discours qui l’évoque, et plus encore dans le métadiscours qui commente la manière de désigner cette « figure » : « It was something, I guessed, in the primal plan, something like a complex figure in a Persian carpet. He highly approved of this image when I used it, and he used another himself. “It’s the very string,” he said, “that my pearls are strung on !” » (je souligne). Le terme d’image est lié de manière circulaire à corde et fil. « String » possède trois occurrences dans The figure in the Carpet. Et l’une d’entre elles se rapproche explicitement d’un commentaire métatextuel : « Vereker’s secret, my dear man — the general intention of his books : the string the pearls were strung on, the buried treasure, the figure in the carpet ». « String » est cependant une métaphore qui ne donne pas d’explications, sinon qu’elle est l’« image » de la cohérence de la figure inexplicable et qu’elle apporte la promesse d’y cerner ou d’en découvir le « buried treasure » – la promesse d’une cohérence interne. La captatio benevolentiae du lecteur, par le rappel du titre même de la nouvelle, lui fait attendre ce qui ne sera pas accompli. La corde ou le fil le plus solide d’un livre, c’est encore son titre, fût-il assez illusoire.
Dans le second paragraphe du premier chapitre de The Figure in the Carpet, on découvre un autre hapax dans le terme de « photographie ». Il s’agit de la photographie de la femme, du fameux objet du désir que l’amoureux ou plutôt le journaliste littéraire (du nom de Corvick) a présenté au narrateur (…) « he had showed me Gwendolen’s photograph with the remark that she wasn’t pretty but was awfully interesting ; she had published at the age of nineteen a novel in three volumes, “Deep Down,”… ». Corvick parle de Gwendolen, la femme de la photo, et il parlera de Hugh Vereker, l’auteur justement de cette fameuse figure dans le tapis. Faut-il alors vraiment rechercher ce que dépeint cette figure, ou se demander qui est vraiment cette femme ? L’annonce d’une figure « deep down » du « buried treasure » ? Peut-être pas. Il n’est pas utile de se demander si l’une ou l’autre « image » ou « photographie » est vraiment « image » ou « photographie » de quelque chose. Il vaut mieux peut-être les entendre comme des choses qui se disent elles-mêmes : exactement comme des noms propres, des êtres « rares ». Le terme qui forme hapax a, en quelque sorte, pour vocation de se laisser lire et entendre comme un nom propre.
Fermons donc les yeux et restons-en au nom propre de l’« auteur » évoqué dans la fiction de James. Dans ce nom, « Vereker », on entend « Verkehr », qui signifie « trafic », « échange », et « rapports » ou « relations » d’intérêt. Cette relation d’intérêt(s) que la photographie – non pas en tant qu’« image » mais en tant « figure » – suscite, n’a au fond, absolument rien à voir avec le fait de « voir » quoi que ce soit. La figure dans le tapis est l’« image » d’un trafic (à travers Vereker/Vehrker), de l’économie des relations entre des personnages et leurs textes ou leurs propres propos : bref de la littérature. On peut même dire que ces personnages ne sont que des figures de la littérature elle-même : les relations de leurs propos.
Il n’y a aucune énigme – ni dans la figure, ni dans l’image, ni dans la photographie. Chaque hapax nomme – et singulièrement une seule fois (ce sont donc des signaux à peine audibles) – la manière dont on parle de ce que l’on ne peut pas voir du tout. Au même moment, l’on affirmera que la chose est du plus haut intérêt. Ce que l’on ne peut pas voir, le fait que voir soit aussi ne pas voir, produit un trafic d’intérêts, invente un contenu intéressant ou profond. Or cette figure invisible, c’est la littérature, et celle-ci, c’est encore la personne elle-même, l’intérêt et le tissu des propos, cette figure qui est « personne », ou bien, si l’on veut, la figure qui « n’est personne », qui est infigurable et (donc) indéfigurable.
Personne est aussi hapax. Il n’y a qu’une seule fois une personne (une fois pour toutes et pour toujours), comme le terme « image » n’est qu’une fois, et comme n’est qu’une seule fois le terme « photographie » ; mais l’on dira et redira (dix-huit fois dans la nouvelle) le terme « figure ». Cette « personne » ou « figure » qui n’autorise qu’une seule fois l’« image » et qu’une seule fois la « photographie » entre aisément, mais peut-être désormais avec un savoir ironique, dans les trafics de son intéressante et singulière illusion.
Eric Dayre, Directeur du CERCC
Comment obtenir le livre. Pour-parlers ; ISBN 9791091540339
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