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Bernard Noël, publié par Media part - Covid-19 : une « captation mentale » sans précédent, "Entretien avec Bernard Noël, le 3 mai 2020", par Patrice Beray.

Covid-19 : une « captation mentale » sans précédent, entretien avec Bernard Noël

3 mai 2020 Par Patrice Beray

Quoi qu’il advienne de la crise pro­vo­quée par la pan­dé­mie de coro­na­vi­rus, son effet le plus nota­ble, et qui n’est peut-être pas suf­fi­sam­ment relevé comme tel, res­tera la « cap­ta­tion men­tale » dont elle a été, et est tou­jours, l’ins­tru­ment. La « cap­ta­tion men­tale », c’est pré­ci­sé­ment un des outils cri­ti­ques de nos socié­tés forgés par l’écrivain Bernard Noël.

Dans un entre­tien récent avec Yves Jouan, paru dans la revue Apulée (éditions Zulma), l’écrivain et poète Bernard Noël a mis au jour, au fil de la dis­cus­sion, l’expres­sion « cap­ta­tion men­tale ». C’est là une expres­sion nou­velle de la « sen­sure », ce terme clé de ses écrits poli­ti­ques que Bernard Noël a créé pour dési­gner la pri­va­tion de sens, à laquelle s’emploient, selon lui, nos socié­tés auto­pro­cla­mées libé­ra­les. Il s’agit bien, indi­que-t-il, en 1975 dans le texte « L’outrage aux mots », écrit en réac­tion au procès qui lui fut intenté lors de la paru­tion du Château de Cène, non d’une pri­va­tion de parole, mais d’une pri­va­tion de sens, « forme la plus sub­tile du lavage de cer­veau, car elle s’opère à l’insu de sa vic­time ».

L’un des effets les plus indé­si­ra­bles de la crise pro­vo­quée par la pan­dé­mie de Covid-19 est pré­ci­sé­ment de rendre nos « cer­veaux dis­po­ni­bles » à l’événement tel qu’il est égrené par les pou­voirs de tous ordres, poli­ti­que, média­ti­que.

Les écrits poli­ti­ques repré­sen­tent une grande partie de l’œuvre de Bernard Noël. Ils ont été regrou­pés en un volume sous le titre géné­ri­que L’Outrage aux mots aux éditions P.O.L en 2011. Dans les pages limi­nai­res de La Castration men­tale en 1997, où il pose la sépa­ra­tion de la culture d’avec le corps social du fait de la sou­mis­sion du poli­ti­que à l’économique, Bernard Noël s’inter­roge sur notre rap­port au temps comme « condi­tion du sens » : « Qu’est-ce que mon temps ? Qu’est-ce qui est mien à l’inté­rieur du temps ? »

C’est cette « condi­tion du sens » que vient épuiser le pré­sent de la crise pan­dé­mi­que, rendu vir­tuel d’être indé­fi­ni­ment repoussé, condam­nant de ce fait notre rap­port au temps, à toutes les moda­li­tés du temps : phy­si­que, le temps du monde natu­rel, qui s’écoule ; chro­ni­que, le temps des événements, calen­daire, socia­lisé, avec un avant et un après ; et aussi, et sur­tout le temps que nous pou­vons éprouver sub­jec­ti­ve­ment, dans la prise que nous avons sur l’événement par la pensée, la parole.

Alors que nous cor­res­pon­dions et fai­sions le cons­tat d’un ter­ri­ble sen­ti­ment d’impuis­sance face à l’actua­lité de la pan­dé­mie, nous avons échangé sur ce moment de brouillage consi­dé­ra­ble du corps social.

Bernard Noël © Pierre Nicolas

« La pan­dé­mie crée une situa­tion inti­me­ment par­ta­gée par tous comme aucune idéo­lo­gie n’avait réussi à le faire »

Ne fau­drait-il pas en pre­mier lieu décli­ner le moment pan­dé­mi­que que nous connais­sons – son impré­gna­tion sur nos cons­cien­ces – comme un avatar mons­trueux de cette « cap­ta­tion men­tale » que vous évoquez dans cet entre­tien avec Yves Jouan ?

Bernard Noël : Le trajet fut long dans la prise de cons­cience et dans la nomi­na­tion de cette « cap­ta­tion men­tale » depuis le début des années 70. Tout est parti du cons­tat que nos démo­cra­ties libé­ra­les étaient plus habi­les que les démo­cra­ties popu­lai­res et avaient inventé une « sen­sure » par la pri­va­tion de sens, qui mul­ti­plie l’infor­ma­tion pour la brouiller au lieu de la limi­ter par la « cen­sure ». J’y pense parce que la pan­dé­mie que nous vivons me rap­pelle l’atmo­sphère des pays de l’Est à l’époque de leur iso­le­ment. La pan­dé­mie est indé­nia­ble, et chacun accepte les règles du confi­ne­ment pour se pré­ser­ver du mal et aussi en pré­ser­ver les autres, mais chacun sait bien que le pou­voir ne le pro­tège que pour aug­men­ter son contrôle, donc capter d’avance son avenir. La pan­dé­mie crée une situa­tion inti­me­ment par­ta­gée par tous comme aucune idéo­lo­gie n’avait réussi à le faire, sauf les reli­gions : elle ne menace que nos corps, mais permet que l’on capte nos têtes comme rêvent de le faire les régi­mes tota­li­tai­res, d’où le sen­ti­ment que plane un danger qui attend le bon moment pour s’empa­rer de nous. Ne s’agi­rait-il pas d’asser­vir le plus grand nombre en lui fai­sant éprouver un pro­fond sen­ti­ment de déré­lic­tion du simple fait d’être livré à soi-même ? Sentiment d’autant plus fort que les vies sont rédui­tes dans leur exer­cice, socia­le­ment, à des ser­vi­ces de « pre­mière néces­sité », là aussi de quel­que nature qu’ils soient, autre­ment dit pour le plus grand nombre à du « consom­ma­ble ». « S’il s’inter­ro­geait sur la nature du consom­ma­ble, notre monde devrait faire dis­pa­raî­tre l’avenir, dites-vous, pour que n’existe plus que le pré­sent. »

Le confi­ne­ment est limité, ce qui le rend plus sup­por­ta­ble. Il permet, au nom d’une situa­tion excep­tion­nelle, d’asser­vir le plus grand nombre dans son inté­rêt, celui de sa santé, de sa survie. Cependant, la situa­tion se révèle vite para­doxale : elle impli­que de faire confiance au gou­ver­ne­ment qui la décrète et qui la gère, alors même qu’il mul­ti­plie dans sa ges­tion les erreurs et les men­son­ges. Oui, mais cela, qui enta­che son pou­voir, ne l’écarte ni ne le dimi­nue en rien, car il est irrem­pla­ça­ble. Et ce carac­tère, sou­dain rendu plus évident par la situa­tion dan­ge­reuse, révèle – ou du moins le devrait – que nos vies sont can­ton­nées au pré­sent. Pourquoi ? Parce que la société de consom­ma­tion, deve­nue com­plè­te­ment la nôtre, est gou­ver­née par une économie incom­pé­tente dans l’ordre du vivant, elle qui nous confine dans un pré­sent condamné à s’épuiser lui-même et la vie avec.

Vous rele­vez notam­ment que « le but final [de la cap­ta­tion men­tale, met­tant à profit les tech­ni­ques de com­mu­ni­ca­tion moder­nes] est la confis­ca­tion de la men­ta­lité indi­vi­duelle » par le pou­voir.

La « cap­ta­tion men­tale » est liée à l’évolution des tech­ni­ques de l’infor­ma­tion, donc des media. Du temps où la presse avait le pre­mier rôle, elle exi­geait d’en passer par la lec­ture, qui sup­pose un effort d’atten­tion et de réflexion. Tout a com­plè­te­ment changé quand la télé­vi­sion est deve­nue popu­laire car il suffit, pour y avoir accès, de pres­ser sur un bouton et de s’asseoir devant l’écran. Vos deux cir­cuits d’expres­sion, le visuel et l’audi­tif, sont alors « captés » ce qui vous prive du pou­voir de déri­ver de l’un vers l’autre dans un mou­ve­ment de réserve ou de cri­ti­que. L’étonnant est que l’on doit à un direc­teur de TF1, l’un des prin­ci­paux et pre­miers exploi­teurs de ce sys­tème, la for­mule la plus adé­quate pour le dénon­cer, alors qu’il ne vou­lait que défi­nir très pré­ci­sé­ment son rôle : « rendre le cer­veau dis­po­ni­ble », celui de ses audi­teurs, pour qu’ils consom­ment les pro­duits vantés par sa chaîne. Mettre les cer­veaux en état de dis­po­ni­bi­lité, c’est bien évidemment capter leur atten­tion, leur réflexion, leur pensée pour les sou­met­tre au désir d’une consom­ma­tion, celle d’un pro­duit ou d’une poli­ti­que. C’est aussi faire que, peu à peu, il n’y ait au monde pas d’autre appé­tit que de consom­mer, mou­ve­ment accé­léré par l’inven­tion des smart­pho­nes, peti­tes télé­vi­sions por­ta­bles qui mul­ti­plient la dépen­dance de leurs uti­li­sa­teurs et per­met­tent en plus de pou­voir poli­ciè­re­ment les repé­rer.

« Quelle “grâce” la Finance va-t-elle pou­voir dis­pen­ser pour “sen­su­rer” toutes nos valeurs au seul profit de son pou­voir ? Jusqu’ici, elle ne nous a pro­posé que la consom­ma­tion, qui est une grâce bien misé­ra­ble », énoncez-vous. D’une main, elle nous offre cet ersatz de « grâce », de l’autre on sait com­ment elle réprime tous mou­ve­ments qui contes­tent son pou­voir.

Le confi­ne­ment est encore perçu comme une mesure pro­tec­trice bien qu’il ait aussi révélé que ceux qui nous en gra­ti­fiaient étaient de bien mina­bles pro­tec­teurs. Le pas­sage fut par­ti­cu­liè­re­ment brutal entre la répres­sion du per­son­nel hos­pi­ta­lier et son éloge voulu très reconnais­sant. Il y avait eu aupa­ra­vant la longue sur­prise du mou­ve­ment des Gilets jaunes, la série infa­ti­ga­ble des mani­fes­ta­tions contre la réforme des retrai­tes et tou­jours la même réponse du gou­ver­ne­ment : répres­sion poli­cière très vio­lente et pas­sage en force. Si l’on pense que le confi­ne­ment est sur­venu dans ce contexte, il a l’air d’un empri­son­ne­ment géné­ral bien­venu pour le pou­voir qui se masque de sa néces­sité. Restent pour­tant les exi­gen­ces économiques qui effa­cent nos illu­sions quand on com­pare les mil­liards promis aux ban­ques et l’aumône faite aux hôpi­taux. Le vieux monde n’est pas der­rière nous mais bien établi au pou­voir : il a semblé se renou­ve­ler en s’offrant un jeune pré­si­dent dont la bonne mine n’a pas fait long­temps illu­sion. Il essaye de la retrou­ver par des dis­cours dont la sen­si­ble­rie ne fait illu­sion qu’à lui-même pen­dant que ses créa­tu­res, fortes de leur majo­rité, votent des décrets meur­triers pour la légis­la­tion du tra­vail et nos liber­tés. Toujours un double lan­gage qui bran­dit la menace et dans le même mou­ve­ment tend la main. Le confi­ne­ment en est un exem­ple, lui qui capte notre liberté mais semble n’avoir pour but que notre pro­tec­tion. Ce qui va le suivre per­met­tra de mesu­rer ce qui vrai­ment l’ani­mait.

Je reli­sais La Castration men­tale, et ceci m’a par­ti­cu­liè­re­ment retenu sur le geste sans cesse com­mencé de la créa­tion : « On crée […] pour clouer le temps à l’inté­rieur d’une chose unique afin qu’il n’y soit plus que de l’avenir en sus­pens… »

Quand j’écris, ai-je le sen­ti­ment de créer ? Non, je crois que, malgré cin­quante ans consa­crés à cet exer­cice, je ne l’ai jamais eu, mais bien plutôt celui de pour­sui­vre un Tu qui met dans ma main toute la langue. Alors, le temps est cloué dans l’ins­tant de cette coïn­ci­dence unique, et je cher­che­rai encore et encore sa répé­ti­tion chaque fois unique pour sentir que la vie n’a de limi­tes qu’indi­vi­duel­les. L’homme est mortel, mais il a créé, avec la Culture, une immor­ta­lité humaine que sa cap­ta­tion par l’économie est en train de rendre péris­sa­ble, comme par ailleurs la vie de l’espèce et plus seu­le­ment de l’indi­vidu.

*

Viens dis-tu et le vif ras­sem­ble l’après avec l’avant

comme s’il avait tout le temps et il l’a car le monde ne vient pas

au temps mais le temps au monde en chacun de nous com­men­çant […]

Bernard Noël, extraits d’un poème de La Moitié du geste (in La Chute des temps, Poésie/Gallimard). Bernard Noël COVID-19 essais La cap­ta­tion men­tale poésie de langue fran­çaise Sensure