Partis à Bologne pour découvrir la 4e Biennale de la photographie d’industrie et du travail organisée par la Fondation MAST, dont le thème était la technosphère, à la fin du mois de novembre 2019, les photographes et les « écrivants » se sont imprégnés d’une œuvre in fine découverte hors biennale, et qui aura été le déclic initial du Parcours Formation Recherche ENS/ENSP – rencontre de l’écriture et de la photographie – pour l’année 2019-2020.
Quelle est, donc, cette image primordiale qui aura constitué l’étincelle de leur travail collectif ? Ce ne sont pas les centaines de tirages exposés dans des lieux singuliers de la ville (tels que la Bibliothèque universitaire de Bologne, le Palazzo Paltroni ou le Palazzo Zambeccari) qui auront fourni l’amorce du projet, mais un ensemble de sculptures en terre cuite réalisé par Niccolò dell’Arca au XVe siècle, abrité dans l’église Santa Maria della Vita : Il Compianto sul Cristo morto. Une représentation en trois dimensions d’une lamentation sur le Christ mort constituée de six personnages dont les expressions sont si vives que le collectif a décidé de se l’approprier pour mener une réflexion sur « l’image provocante ». Le projet des étudiants tente de raconter, avec des images et des mots issus d’une rêverie à la fois personnelle et collective, pourquoi ils ont choisi cette œuvre, comment elle les a conduits à penser « l’image provocante », à écrire et photographier, à construire ensemble cet ouvrage, à le matérialiser sous cette forme originale, boursouflé par l’apport d’inserts de technique mixte, posés intentionnellement par le collectif, entre les pages du livret. Toutefois, le lecteur peut déplacer à son gré ces inserts autonomes, détachés de la reliure, et inventer ainsi de nouvelles mises en relation, de nouveaux sens.
La véritable image est toujours là, enfouie sous le désordre, mais attendant d’être découverte. Il faut juste lâcher prise, presque complètement, mais pas tout à fait. Ce n’est que lorsque vous cessez de le regarder directement que le motif semble apparaître. Il y a une manière particulière de plisser les yeux qu’il faut maîtriser1.
S’il s’avère étonnant, au premier abord, que le collectif ait choisi cette œuvre, plusieurs indices inhérents à cet ensemble sculptural, pourtant, peuvent éclairer l’émotion provoquée à la vue de ces personnages en terre cuite. Maud Hagelstein, dans son article « Aby Warburg, science du détail et éléments secondaires2 », souligne qu’Aby Warburg a dressé l’inventaire, à partir de cette œuvre, de ce qu’il appelle des « formules de pathos » ou Pathosformeln, renvoyant à des états psychiques et corporels incarnés dans les œuvres de la culture figurative. Réaffirmant les deux grandes lignes de la perspective herméneutique de la planche 42 de l’Atlas Mnémosyne, la nature statique de la mort masculine est contrebalancée par l’impétuosité de la douleur féminine. La douleur de la mort du Christ est dominante dans la Pietà de Niccolò dell’Arca (fig. 4 – planche 42 – Atlas Mnémosyne) : la souffrance hurlante et choquante des figures féminines se communique à travers la torsion des corps et la vibration des vêtements dans l’exécution du répertoire conventionnel des Pathosformeln du désespoir ; le point culminant est atteint avec la figure de droite – dont l’éclatement des bras tendus vers l’arrière ouvre également, presque en roue, le mouvement de la robe dans un vortex total de fort pathos. La douleur hurlée de cette Pietà de Niccolò dell’Arca se transforme en épuisement et en lamentation se concrétisant dans le caractère du drapé. Et la seconde résurgence de ce détail de la robe est l’exposition récente, intitulée Drapés, au Musée des Beaux-Arts de Lyon3, faisant référence à cette déploration du Christ mort réalisée par Niccolò dell’Arca par la statue de Marie-Madeleine, laquelle condense des phénomènes de survivance antiques. Les drapés de Marie-Madeleine sont inspirés de statues de ménades grecques. Warburg reconstitue ainsi des survivances mais montre que d’un contexte à l’autre il peut y avoir d’énormes différences. Or que font nos onze complices si ce n’est de créer des résonances, des survivances contemporaines à partir de cette œuvre : continuité, au XXIe siècle, de la pensée de Warburg, qui cherchait à débattre, à mettre en perspective. Ces deux réappropriations soulignent à quel point cette sculpture importe dans l’histoire de l’art et du regard. Leur choix sans le savoir n’est pas anodin, car l’œuvre les a « touchés » au plus profond de leur corps et de leur esprit, par sa force traversant les siècles. Sans trop effeuiller l’imaginaire de cette polyphonie, en guise d’antipasti à la lecture de ce livre ventru, ces deux indices suffiront à témoigner que cette œuvre de la Renaissance poursuit son écho auprès des générations actuelles, la preuve s’il en était. Ici, les onze complices ont réfléchi, échangé, écrit, photographié, mixé, crée, hybridé pour faire émerger une cosa mentale, des images photographiques, des images littéraires des images entre elles (des allers-retours entre le livret et les inserts), des images générées par les sens (sonores, tactiles, visuels), sur ce que pourrait être une image provocante. Pas une image en dormance (J.-L. Trassard…), pas une image manquante (Modiano, Duras, Barthes, Perec…), ni une image survivante (G. Didi-Huberman), ni une image paradoxale, ou encore une image subliminale, mais bien « une image provocante », et de surcroît « leurs images provocantes ».
Le terme engage aussitôt une réflexion sur le genre et la féminité, sur toute forme de domination (et le choix de l’écriture inclusive participe de cette volonté de signifier par la langue elle-même la résistance à une vision figée de la langue, en un appel à réagir, à passer de l’image provocante au langage provocant). Le langage provocant bouscule les représentations et tisse des liens d’un texte à l’autre par la seule force évocatoire du verbe, créant des images saisissantes par le biais de l’indémodable métaphore, ou par l’évocation littérale de l’objet : il sera ici question d’oignons, dans le sens le plus trivial du terme, mais aussi dans son acception médicale, certaines tumeurs prenant l’aspect de pelures. Rien de plus concret alors que la mort, brutale pour ceux qui l’ont vécue ; elle n’en reste pas moins abstraite et lointaine pour d’autres, et c’est là que s’enclenche la dialectique du texte et de l’image, l’abstrait et le concret n’étant pas toujours là où on les attend. La juxtaposition des expériences produit un contraste fécond, entre souffrance des uns, colère ou incompréhension des autres.
On ne peut qu’être frappé, dans ce livre dont le sous-titre No lux dit bien le paradoxe de l’aveuglement né d’une lumière trop vive, par la cohabitation intime de l’abstrait et du concret, du corps et de l’esprit, de l’image et du texte. Le besoin d’incarner est-il une façon de lutter contre l’inconsistance du réel, l’abstraction des datas et la rapidité des flux ? Ce travail réunit, de part et d’autre, des praticiens et des théoriciens de l’image et du texte, pour qui le passage de l’idée à la forme ne peut aller de soi, et pour qui recevoir une image est un processus à la fois sensoriel et mental. En guise d’ouverture, la forme théâtrale, doublée d’une référence au cinéma, est apparue comme la médiation privilégiée pour appréhender un concept qui échappe à la saisie immédiate, tant les images défilent en continu dans le cinéma mental de chacun.e. Certes, se pressent en foule des images qui s’imposent d’elles-mêmes (du stéréotype de la femme aguicheuse, systématiquement proposée par Google en cas de recherche sur l’image provocante, aux multiples déclinaisons de la violence intime et politique), mais l’idée résiste, la pensée tâtonne et assume ses errements.
Il a fallu dès lors retracer le cheminement, l’émergence de la pensée, en lui donnant une forme corporelle, une disposition dans l’espace qui se convertit en un théâtre de voix, faute de pouvoir envisager avec certitude une exposition-performance. Le timbre, la chaleur de la voix, les intonations tantôt hésitantes et tantôt provocantes, seront là pour témoigner de l’intensité des échanges, qui ont d’abord été directs et incarnés avant de se dématérialiser sur des écrans multiples. La difficulté de se rencontrer au temps du confinement pose immanquablement la question de la possibilité de la création, du moins de la capacité à rester percutant, provocant, quand tout se délite – appelant un « lyrisme de la stagnation », ou au contraire un regain de fureur. Certains textes ont été écrits avant, d’autres pendant cet étrange printemps 2020 ; mais l’une des constantes reste ce difficile ancrage, cette présence-absence, ce grand écart entre la plénitude de la bonne chère dans la Bologne diurne ou le vertige de la fête et des corps en mouvement dans la Bologne nocturne, et l’immobilité, l’abstraction, le règne du virtuel, l’impossibilité de se projeter et de se rencontrer. Difficile équilibre à trouver, hésitation légitime entre le rejet de l’incessant flux d’images et d’échanges, et l’enthousiasme né de cette prolifération.
Liouba Bischoff (MCF en littérature française) & David Gauthier (chargé de la Mission Images et responsable Recherche-création & Affaires culturelles) ENS de Lyon
Aparté : comment ne pas penser que le virus circulait déjà dans l’Italie du Nord (foyer intense de la pandémie début 2020) quand le Parcours Formation Recherche a commencé fin novembre 2019 ? La pandémie a contrarié la célébration des quinze ans du Parcours Formation Recherche ENSP/ENS, laquelle était prévue pendant les Rencontres d’Arles, avec la présentation de cet objet éditorial à Temple Books, réunion d’éditeurs de photobooks du monde entier accueillie par la nouvelle ENSP, conçue par l’architecte Marc Barani. Nos auteurs ont innové et ont décidé d’accompagner leur mise en pages d’une mise en son (plutôt qu’une mise en espace) à découvrir à l’automne. Le Parcours Formation Recherche a dû par la force des choses (confinement et covid-19) innover, une fois de plus.
1. Alexander MacLeod, « La parade des Assumption Purple Raider », dans A dark thread, Londres, MACK Books, 2019. Alexander MacLeod a choisi une photographie au sujet ordinaire prise par Henry Wessel à Pasadena en 1974, pour écrire sa nouvelle sur les incidents dans un ouvrage qui rassemble trois nouvelles noires d’auteurs différents, inspirées librement par quatre photographies de Henry Wessel.
2. Voir Maud Hagelstein, « Aby Warburg, science du détail et éléments secondaires », dans Maud Hagelstein et Livio Belloï (dir.), La mécanique du détail, ENS Editions, 2013, p. 191 à 202. Elle rappelle qu’Aby Warburg a rapproché cette sculpture d’autres œuvres dans son Atlas Mnémosyne (1921-1929), planche 42 étudiée dans le détail par Georges Didi-Huberman, à l’origine d’une exposition de l’historien d’art avec Arno Gisinger au studio Le Fresnoy. « On peut se référer ici au travail des plis dans les ‘draperies passionnelles’ de Niccolò dell’Arca – par exemple : N. dell’Arca, La Pietà, xv e siècle, Bologne, Santa Maria della Vita. Dans ce groupe statuaire, la robe de Marie-Madeleine s’élève dramatiquement derrière elle. L’émotion semble déplacée du centre de la figure vers ses extrémités, ses contours, comme si elle ‘débordait’. Selon Michaud (ouvr. cité, p. 68) : ‘La figure n’apparaît pas comme une entité stable mais semble naître d’un jeu de forces contradictoires se rencontrant à la limite extérieure de l’enveloppe du corps, pour reprendre les termes d’Aristote, et non dans l’automanifestation de sa présence immobile. Le mouvement est décrit comme une dissociation active entre les contours flottants de la figure et sa masse, qui semble se dissoudre à ses extrémités, comme une danse introduit le désordre dans la symétrie et brise l’équilibre mesuré de la comparution statique’ ».
3. Exposition ouverte de la fin novembre 2019 (concomitance de la découverte de cette sculpture à Bologne par les auteurs) au 8 mars 2020 à Lyon.
Les exemplaires sont disponibles auprès de David Gauthier