Samedi 12 novembre 2011, 15h
École Normale Supérieure (45 rue d’Ulm, Paris) Salle de séminaire du CIRPHLES (USR - 3308) Département de philosophie - Sous-sol du Pavillon Pasteur
Séminaire Babel : La musique contemporaine et les langues : Quelles conséquences musicales tirer du fait que, contrairement au grégorien, le tajwîd ne se thématise pas comme musique ?
Séminaire Babel « La musique contemporaine et les langues » (V. Anger, A. Bonnet, H. Larbi et F. Nicolas)
Le second samedi du mois (15h) à l’École normale supérieure 45, rue d’Ulm - Paris V
(salle de séminaire du CIRPHLES au sous-sol du Pavillon Pasteur)
Calendrier 2011-2012 : 15 octobre 2011 12 novembre 2011 10 décembre 2011 14 janvier 2012 11 février 2012 10 mars 2012 12 mai 2012
16 juin 2012 (Conservatoire du XIX°, 20h30)
(CERCC/ Cirphles-Ens/ Conservatoire du XIX°, APP-Rennes)
Calendrier 2011-2012 : • 15 octobre 2011 - Violaine Anger : Voix, parole, musique : généalogies (ou comment aborder le point tangentiel qui existe entre le parlé et le chanté…) • 12 novembre 2011- François Nicolas : Quelles conséquences musicales tirer du fait que, contrairement au grégorien, le tajwîd ne se thématise pas comme musique ? • 10 décembre 2011 – Hacène Larbi : La langue japonaise… • 14 janvier 2012 – Gérard Abensour : Le russe… • 11 février 2012 – Séance sur Paul Celan • 10 mars 2012 - Marjorie Berthomier : Le Sprechgesang… • 12 mai 2012 - Marc Ballanfat : Le sanscrit… • 16 juin 2012, 20h30 : Atelier-Concert (Conservatoire du XIX°)
“J’aime la poésie de l’anté-islam, j’aime Mutanabbî, j’aime la musique qui circule dans ses mots, à l’intérieur de son rythme et de ses rimes. J’adore le rythme et l’harmonie, j’adore la sonorité des mots. En récitant cette poésie je suis pris d’une extase qui n’a d’égale que celle que j’éprouve en écoutant chanter Oum Kalsoum. C’est ce qui s’appelle le tarab. Nous sommes le peuple de la liesse. La liesse est contre la description. Comment donc pourrais-je te décrire les choses sans m’y connaître.”
Elias Khoury, La porte du soleil, Babel, p.93.
quelques références bibliographiques :
• pour goûter en français la poésie arabe classique : André Miquel. Du désert d’Arabie aux jardins d’Espagne, éd. Sindbad (traduction, en particulier, d’un poème - anté-islamique - de Labîd et d’un poème d’Al-Mutannabî). • pour rehausser l’incroyable "modernité" (mallarméenne…) de la poésie antéislamique : Salm Al-Kindy. Le Voyageur sans Orient, éd. Sindbad. François Nicolas
Positions de travail
1/ Proposition de François Nicolas
Argumentaire [L’originalité en France de mon sujet m’a semblé imposer un texte d’une longueur inhabituelle. Que l’on veuille bien m’en excuser !]
Quelles conséquences musicales tirer du fait que, contrairement au grégorien, le tajwîd ne se thématise pas comme musique ?
À comparer le simple avant-propos de deux fascicules d’enseignement (respectivement du grégorien [1] et du tajwîd [2]), un écart saute aux yeux : le grégorien se présente comme « chant » doté d’une « musicalité » destinée à servir la spiritualité d’une prière quand le tajwîd se présente comme « embellissement » d’une « récitation » destinée à restituer le plus exactement possible la figure sonore originelle d’une révélation.
Dans le premier cas, le chant est considéré comme doté d’une autonomie relative qui prend la forme immédiate – elle fait l’objet du premier chapitre [3] – d’une notation musicale spécifique (les neumes). Dans le second, l’embellissement sonore qu’apporte la « psalmodie » doit rester en tout point subordonné à la « précision » (taHqîq) « dynamique » (Hadr) d’une élocution correcte (tartîl), le tajwîd étant ainsi étroitement normé par une phono-logique qui constitue la première partie de son apprentissage [4]. Au total, le grégorien se réfléchit comme musique (dotée de son écriture propre) au service d’une prière inventant son adresse personnelle quand le tajwîd se réfléchit comme embellissement sonore (noté phonologiquement [5][5]) assujetti à la profération du texte sacré et soumis à sa glorification.
Il va de soi que cet écart concerne directement la différence des textes concernés : le grégorien chante des prières que la communauté chrétienne a établies pour mieux l’adresser à son dieu (psaumes, déclarations de foi…) quand le tajwîd restitue une parole qu’un dieu unique a adressé oralement (via la voix de l’ange Gabriel) au premier des musulmans (et qui ne fut transcrite qu’ultérieurement). Le chœur grégorien exprime une foi collective par le chant quand le récitant musulman supporte, de sa voix individuellement cantillée, la descente renouvelée d’une révélation transcendante.
Il va également de soi que cet écart relève de théologies (ou intelligences de la foi) sensiblement différentes : le grégorien est une oraison chantée, ancrée dans une problématique de l’Incarnation (l’homme-Jésus, Fils de Dieu, est Christ-médiateur) quand le tajwîd est une récitation ornée se soumettant à la Révélation, nécessairement claire-obscure, d’une Transcendance absolue. Le chant grégorien invente ainsi la prière d’un chrétien qui monte vers un dieu incarné quand la récitation coranique actualise une parole descendue en se soumettant à la matérialité opaque d’une divulgation transcendante.
Force est de constater que cet écart subjectif se matérialise (« s’objective ») en d’importants contrastes acoustiques. D’un côté, il est vrai que grégorien et tajwîd, ne pratiquant pas de la même manière la musicalisation du sonore, n’engendrent pas les mêmes « objets » acoustiques. Voir à ce titre la différence de mélismes auxquels donne lieu la profération respective des mots formellement apparentés « Alléluia » et « Allah » : le tajwîd interdit explicitement un allongement excessif de la seconde voyelle « a » du mot allâh [6] quand le grégorien ne se prive pas de laisser, dans le mot alleluia, la même voyelle s’allonger ad libitum, au risque assumé que sa contribution à la signification lexicale se dissolve au fil d’arabesques sans limites… D’un autre côté, une appréhension positiviste pourra toujours en appeler d’une même transcription musicale des deux flux sonores – et singulièrement du tajwîd – pour arguer qu’il s’agit bien là, dans les deux cas, de musique, et ce quoiqu’en disent et surtout qu’en veuillent ceux qui le pratiquent [7].
N’ayant nulle envie de m’engager, en ce point, dans des débats aussi académiquement scolastiques ou inutilement érudits[8] que musicalement stériles (du type : « qu’est-ce que la musique ? »[9]), je m’attacherai à deux questions de musicien, plus précisément de compositeur (plutôt que de musicologue). — Peut-on faire entrer dans la musique contemporaine le tajwîd comme on a pu y faire entrer le grégorien mais sans pour autant brutaliser cette cantillation (en la soumettant à une musicalisation exogène), en préservant donc son autonomie (syntaxique et sémantique) de profération textuelle ? — S’il ne s’agit pas pour moi de mobiliser la récitation du Coran comme telle mais plutôt de cantiller une langue arabe classique énonçant des considérations « profanes » sur notre temps présent, jusqu’où est-il musicalement possible de suivre le modèle phonologique du tajwîd en sorte de composer une cantillation « tajwidée » susceptible d’être incorporée comme telle – comme flux sonore organisé de façon non musicale - dans une œuvre musicale contemporaine ?
D’où un programme d’exposition en trois temps : — d’abord présenter en détail (écriture et exemples sonores à l’appui), à des non-familiers de la langue arabe [10], la logique spécifique du tajwîd ; — se demander ensuite ce qui, de cette phono-logique du tajwîd, reste irréductiblement attaché à la spécificité du texte coranique et ce qui, a contrario, en serait « exportable » ou généralisable à des textes et contextes non religieux ; — enfin préciser ce que faire entrer dans la musique contemporaine une langue arabe classique ainsi « tajwidée » pourrait vouloir musicalement dire (pourquoi ?, comment ?…)
On engagera tout ceci sous le signe d’une maxime d’inspiration adornienne qui acquiert une pertinence toute particulière dans les très sombrestemps [11][11] qu’engagent cette seconde décennie du XXI° siècle : « La musique a aujourd’hui besoin de quelque chose qui lui est hétérogène pour rester art. » [12] Il s’agit, en l’occurrence, de faire entrer l’hétérogène sonore de la grande langue arabe classique dans la musique contemporaine en sorte d’en fertiliser un nouveau cours artistique susceptible de se tenir à hauteur des exigences que ces nouveaux temps prescrivent à la pensée. On comprend qu’un tel projet implique ultimement de clarifier comment autonomies relatives de la musique (contemporaine) et de la langue (arabe) sont susceptibles de coexister au sein d’une même œuvre musicale (qu’on nommera, de ce fait, composite) c’est-à-dire sous la responsabilité d’ensemble de la seule pensée musicale.
[1] Première Année de Chant Grégorien, Dom Eugène Cardine (Institut pontifical de musique sacrée, Rome, 1975)
[2] Les règles du tajwîd simplifiées (Manuel d’apprentissage destiné aux élèves des écoles coraniques), Yahia al Ghoutani (Sana, 2009)
[3] "Chapitre I : La notation grégorienne dans nos livres. »
[4] « Les règles du nûn et du mîm non vocalisés, du tanwîn et du râ, … » (où « nûn », « mîm », « râ », « tanwîn » nomment des lettres de la langue arabe).
[5] Dans les publications contemporaines, cette notation se fait selon un code de couleurs affectant certaines lettres : le rouge pour l’allongement, le bleu pour l’emphase, le vert pour la nasalisation, le gris pour la non-prononciation…
[6] Elle ne saurait durer plus de 8 fois la valeur brève (soit une ronde si la brève vaut une croche)
[7] L’intérêt de ces transcriptions – on en présentera durant la séance – est patent pour mieux saisir les différents mélismes ainsi produits. Mais une chose est de comprendre la structuration musicale possible de la cantillation coranique, une autre est de la prôner comme autonomisation de ce chant, comme prescription venant violenter la logique non musicale de cette cantillation.
[8] Michel Foucault (1975) : « Que le travail que je vous ai présenté ait eu cette allure à la fois fragmentaire, répétitive et discontinue, cela correspondrait bien à quelque chose qu’on pourrait appeler une “paresse fiévreuse”, celle qui affecte caractériellement les amoureux des bibliothèques, des documents, des références, des écritures poussiéreuses, des textes qui ne sont jamais lus, des livres qui, à peine imprimés, sont refermés et dorment ensuite sur des rayons dont ils ne sont tirés que quelques siècles plus tard. Tout cela conviendrait bien à l’inertie affairée de ceux qui professent un savoir pour rien, une sorte de savoir somptuaire, une richesse de parvenu dont les signes extérieurs, vous le savez bien, on les trouve disposés en bas des pages. Cela conviendrait à tous ceux qui se sentent solidaires d’une des sociétés secrètes sans doute les plus anciennes, les plus caractéristiques aussi, de l’Occident, une de ces sociétés secrètes étrangement indestructibles, inconnues, me semble-t-il, dans l’Antiquité et qui se sont formées tôt dans le christianisme, à l’époque des premiers couvents sans doute, aux confins des invasions, des incendies et des forêts. Je veux parler de la grande, tendre et chaleureuse franc-maçonnerie de l’érudition inutile. » (Il faut défendre la société, 1976 ; Hautes Études / Gallimard-Seuil, p. 6)
[9] Redisons-le : un musicien (soit, par définition, celui qui fait de la musique) ne se soucie nullement de définir la musique, pas plus que l’amant (faisant l’amour), le militant (faisant de la politique), le working mathématician ne se soucient respectivement de définir l’amour, la politique ou la mathématique…
[10] Rappel. En matière de langue arabe, il convient de distinguer trois (et non deux) types de situation : la langue arabe classique (ou littéraire) qui est exemplairement celle du Coran ; la langue arabe moderne (ou standard) qui est exemplairement celle des médias ; les arabes dialectaux (leur décompte dépend des critères retenus en matière de « compte-pour-un ») qui constituent les seules langues maternelles effectives.
[11] Leur caractère profondément troublé concerne aussi bien la musique (entendue ici comme art universel, non comme émiettement de cultures particulières) que plus largement l’humanité en son destin politique commun…
[12] Cet « adornisme » est démarqué de la réflexion suivante d’Adorno : « L’art a besoin de quelque chose qui lui est hétérogène pour devenir art. » ‘Kunst bedarf eines ihr Heterogenen, um es zu werden.’ (L’art et les arts, 1966). Paul Celan a, pour son propre compte, remarqué lui aussi cet énoncé (voir le relevé minutieux de sa bibliothèque : La bibliothèque philosophique de Paul Celan – Catalogue raisonné ; éditions rue d’Ulm, 2004 - p. 263).
2/Réponse de Nidaa Abou Mrad :
"Le questionnement qui attire le plus mon attention dans la très intéressante problématique que vous avancez (dans le fichier « Hypothèses ») se trouve dans le développement que vous esquissez à partir de cette phrase de Louis Massignon : « trouver dans la langue arabe une théorie sémantique de la musique ». Il reste que, travaillant (à la fois en tant que musicien artisan et en tant que musicologue) strictement sur la tradition musicale arabe, je ne me sens pas compétent pour participer à une réflexion (de musiciens pensifs) axée sur la musique contemporaine européenne (que je ne connais pas suffisamment bien). Du reste, le fait de ne tenir compte du point de vue musical que de la composante temporelle métrique/rythmique/orthoépique de l’énonciation arabe me pose problème. Certes, vous donnez au timbre un rôle complémentaire à celui du rythme : « Cette manière peut stimuler la réflexion du musicien sur son propre rapport au couple écriture-exécution (comme à la dialectique du solfège entre une écriture à la note et des notations éclectiques), sur le phrasé du discours musical selon le rythme des transitoires consonantiques et le timbre des résonances voyellées ». Cependant, si le « squelette consonantique » d’un énoncé arabe (poétique ou prosaïque) donne lieu à un débit métrique quantitatif, se traduisant par un donné rythmique musical de base dont les proportions (degré d’allongement des longues par rapport aux brèves, quantifié en orthoépie par un dénombrement multiplicatif de la subdivision temporelle première حركة ) doivent être globalement respectées pour maintenir l’intelligibilité du discours verbal mis en musique, il appartient au « souffle voyellé » d’imposer à la musicalisation du même discours un profilage mélodique rigoureux lié à trois facteurs complémentaires : (1) la gradation en hauteur relative de type formantique entre voyelles successives imposée par l’intelligibilité liée à la seconde articulation, (2) l’accent tonique, (3) l’intonation marquant les désinences caudales des propositions, ces deux derniers points relevant de faits suprasegmentaux ou prosodiques, transcendant la double articulation phonématique. Aussi la musicalisation de l’énonciation verbale arabe prend-elle strictement en compte ce profilage mélodique (d’origine formantique et prosodique) dans le contexte des traditions musicales arabes du Mashriq. Cela m’amène à poser le principe que toute musicalisation pertinente d’un énoncé verbal arabe doive respecter non seulement dans sa formulation rythmique la métrique quantitative prosaïque et poétique, mais également la hiérarchisation des hauteurs formantiques vocaliques et la prosodie accentuelle et intonative dans sa formulation mélodique. Par ailleurs, je ne voudrais pas revenir sur notre récent débat sur MusiSorbonne quant à l’assignation que vous faites de la logique immanente de la musique à son écriture solfégique, sachant que je suis partisan de l’assignation du sens intrinsèque immanent de l’énonciation musicale à sa double articulation en unités signifiantes et unités distinctives en même temps qu’à sa structure prosodique suprasegmentale. Cependant, je vois que votre intérêt pour la langue arabe participe prioritairement de ce rapport « intime » qu’entretiendrait celle-ci avec son écriture. Aussi me contenterai-je à cet effet de mettre en exergue le caractère oral autonome par rapport à l’écrit de l’énonciation verbale arabe : (1) le Coran est, selon la tradition islamique, un texte révélé oralement à une Prophète analphabète (la transcription scripturale des versets est tardive) ; (2) les poètes antéislamiques sont majoritairement analphabètes ; (3) de très importants cantillateurs du Coran et de nombreux chanteurs arabes sont aveugles. Au fait, je reste encore sur ma faim devant l’intitulé de votre prochaine conférence : « Quelles conséquences musicales tirer du fait que, contrairement au grégorien, le tajwîd n’est pas une musique ? ». Le suspense est donc maintenu jusqu’au bout ! Enfin, veuillez trouver ci-après des observations formulées à propos de deux notes caudales : Note 2 : plutôt que de signifier tactus (à moins qu’il ne s’agisse d’un tactus très vif) حركة correspond en musique – via l’orthoépie du tajwîd - plutôt au sens de « valeur métrique constante prise comme étalon, par rapport à laquelle sont déterminées toutes les durées » par multiplication : pour le χρόνος πρώτος (chronos protos, « temps premier »). Note 12 : concret (« Nul concret sauf singulier ! ») se traduirait mieux par مَحسوس. En tout cas il faudrait corriger la voyelle de la pénultième : مَلْمُوسٌ (مَلْمُوسًا, mais le sens en serait différent) plutôt que مَلْمُوسً : لا مَلْمُوسً إِلاّ فَرِيدٌ"
Nidaa Abou Mrad
Professeur de musicologie
Directeur
Institut Supérieur de Musique
Université Antonine - UPA
B.P. : 40016 Hadath-Baabda, LIBAN
Tél. : 00 961 5 924 073 / 74 / 76
Fax : 00 961 5 924 815
Site Web : www.upa.edu.lb
3/2e réponse à la proposition de François Nicolas :
Mon principal problème avec cet intéressant texte est le positionnement lexical et typologique des objets musicaux et/ou religieux comparés. D’abord, le terme tajwîd ou embellissement dénote deux sens rigoureusement différents : (1) l’orthoépie ou les règles didactiques phonétiques et grammaticales permettant une prononciation rigoureusement intelligible d’un énoncé de langue arabe (comprenant notamment (a) un système de quantification des syllabes fixant le débit métrique de la prose et (b) des indications phonétiques imposant des timbres particuliers à la prononciation de certaines syllabes), ces règles revêtant un caractère juridiquement sacralisé (ahkâm) lorsque l’énoncé est un verset coranique ; (2) l’art de la cantillation mélismatique du Coran, pratiqué un peu partout dans le monde arabe (en plus de la Turquie, de l’Iran etc.), avec des traditions régionales différenciées, la tradition cairote de l’Université Al-Azhar étant la plus connue et diffusée (à distinguer de la Qirâ’a bi-l-‘alhân, pratique de composition (non écrite) à macrométrique mesurée réalisée sur des versets du Coran au Moyen-âge et disparue depuis plusieurs siècles). Ainsi, toute lecture religieuse du Coran doit impérativement s’astreindre au tajwîd orthoépique, tandis que l’insertion d’une composante mélodique dans la profération des versets est facultative et n’est pas nécessairement de style mélismatique, celui-ci étant concurrencé par le style syllabique (légèrement orné ou neumatique) de la pratique du tartîl en situation didactique (collective) et sur les média islamiques depuis la montée de l’intégrisme et du salafisme wahhabite mélophobe. Les deux sens d’embellissement phonétique et musical de tajwîd se superposent en tout cas dans l’art cantillatoire mélismatique, ce qui est à l’origine de certaines confusions. Aussi les traités édités de tajwîd décrivent-ils uniquement l’orthoépie, donc le débit métrique quantitatif et le timbre de l’énonciation, l’enseignement de la réalisation de la composante mélodique, propre à l’embellissement musical, étant le propre de l’initiation traditionnelle orale/aurale que suivent les apprentis cantillateurs dans des cercles parallèles. Cet apprentissage traditionnel est d’autant plus difficile à décrire dans des traités didactiques écrits qu’il s’agit d’une pratique musicale improvisative hautement artistique. Ensuite, la cantillation coranique tajwîd n’est pas la seule pratique vocale religieuse en islam. Tout comme la lectio cum cantico en contexte ecclésiastique, cette cantillation assume la part théologale (verbe divin adressé aux fidèles) de l’acte musical religieux rituel ou liturgique. La part jubilatoire et laudative (chant adressé à Dieu par les fidèles) est en revanche du ressort d’autres chants, principalement : 1. adhân : cantillation mélismatique jubilatoire de l’appel à la prière et de la profession de foi islamique (précédant la prière ou s’y intégrant dans certains cas) ; 2. tafrîd : cantillation mélismatique d’une oraison parareligieuse prosaïque ou poétique adressée à Dieu (ibtihâl) ou d’une louange au Prophète ou à des prophètes et autres saints (madîh) ; 3. tawshîh : chant responsorial (à grande part improvisative mélismatique assumée par le soliste) parareligieux d’une oraison prosaïque ou poétique adressée à Dieu (ibtihâl) ou d’une louange au Prophète ou à des prophètes ou saints ( madîh ). (je passe sous silence beaucoup d’autres formes de chant islamique (dans ses différentes déclinaisons), par souci d’économie). C’est en ce sens qu’il est problématique de placer en vis-à-vis comparatif les termes « tajwîd » et « chant grégorien ». Les termes comparables deux-à-deux entre les deux champs religieux en question (islamique général et catholique latin) sont plutôt : (1) « tajwîd », en tant qu’orthoépie non musicalisée, et « lectio », s’agissant dans les deux contextes d’une lecture théologale non musicalisée du verbe divin ; (2) « tajwîd », en tant que cantillation (syllabique, neumatique ou mélismatique) et « lectio cum cantico » (généralement syllabique et neumatique en contexte latin, pouvant être mélismatique en contexte byzantin », s’agissant dans les deux contextes d’une lecture théologale musicalisée du verbe divin ; (3) « adhân », et son « jubilus » mélismatique placé sur la deuxième syllabe du mot « Allâh », précédant la prière, et « Alléluia », et son « jubilus » mélismatique placé sur la quatrième syllabe du répons, précédant la lectio évangélique, », s’agissant dans les deux contextes d’un acte jubilatoire ; (4) « tawshîh » islamique sunnite et « graduel » ou « trait » grégorien, s’agissant dans les deux contextes d’oraisons adressées à Dieu par les fidèles priants ; etc. Quant à la question de la notation, il est important de rappeler que seules des formules (intonation, teneur, ponctuation) de base de la lectio cum cantico sont indiquées dans les livres de prière de la tradition grégorienne, tout comme pour la psalmodie (de base), le remplissage mélodique des syllabes devant se faire selon la tradition orale en fonction du débit phonétique des versets. L’écriture musicale exhaustive et prescriptive est ici superfétatoire, tout comme dans la cantillation coranique (dans ses différentes styles). De plus, la notation des pièces du chant romano-franc est tardive par rapport à leur composition, les neumes in campo aperto ne servant, chez les moines (médiévaux), que d’aide-mémoire pour la succession des formules d’articulation rythmique et mélodique des versets et antiennes. La notation carrée sur quatre lignes est bien plus tardive et correspond à la phase d’édulcoration finale de la tradition orale. Ces précisions étant faites, l’excellente dernière partie de votre argumentaire (consistant en deux questionnements que vous formulez au sujet de l’intégration de la cantillation arabe au sein de la musique contemporaine) garde cependant pleinement et sa pertinence et son acuité. Qu’il me soit permis, pour conclure mes commentaires, d’insérer ici des observations échangées avec vous ce matin dans un autre débat et dans un autre contexte (en référence à cette phrase que vous avez citée de Louis Massignon : « trouver dans la langue arabe une théorie sémantique de la musique ».) : Si le « squelette consonantique » d’un énoncé arabe (poétique ou prosaïque) donne lieu à un débit métrique quantitatif, se traduisant par un donné rythmique musical de base dont les proportions (degré d’allongement des longues par rapport aux brèves, quantifié en orthoépie par un dénombrement multiplicatif de la subdivision temporelle première حركة ) doivent être globalement respectées pour maintenir l’intelligibilité du discours verbal mis en musique, il appartient au « souffle voyellé » d’imposer à la musicalisation du même discours un profilage mélodique rigoureux lié à trois facteurs complémentaires : (1) la gradation en hauteur relative de type formantique entre voyelles successives, imposée par l’intelligibilité liée à la seconde articulation, (2) l’accent tonique, (3) l’intonation marquant les désinences caudales des propositions, ces deux derniers points relevant de faits suprasegmentaux ou prosodiques, transcendant la double articulation phonématique. Aussi la musicalisation de l’énonciation verbale arabe prend-elle strictement en compte ce profilage mélodique (d’origine formantique et prosodique) dans le contexte des traditions musicales arabes du Mashriq. Cela m’amène à poser le principe que toute musicalisation pertinente d’un énoncé verbal arabe doive respecter non seulement dans sa formulation rythmique la métrique quantitative prosaïque et poétique, mais également la hiérarchisation des hauteurs formantiques vocaliques et la prosodie accentuelle et intonative dans sa formulation mélodique. Il appartient donc à la musique contemporaine européenne de résoudre cette équation à sa manière. Très cordialement, Nidaa Abou Mrad
4/ Précisions de François Nicolas sur les réponses précédentes :
Cher Nidaa Abou Mrad, merci de cette prolongation de nos échanges antérieurs. Je ne reviens pas sur la réponse que je vous ai déjà faite par ailleurs concernant le dernier point (la question des voyelles est bien sûr capitale : elle constitue, selon Massignon, "le sang" rouge qui anime "le squelette" noir des consonnes). Vous avez également raison de remarquer que l’analogue musulman du grégorien chrétien ne saurait se résumer au seul tajwîd (surtout entendu comme "orthoépie") et qu’il faudrait y ajouter bien d’autres formes de cantillation, à commencer par ces adhân si frappants pour qui a pu les entendre. Par ailleurs, il est vrai que lorsque je parle de "grégorien", je n’en propose ni histoire différenciée, ni divisions internes (comme il y a pu en avoir par exemple au début du XX° entre Dom Pothier et Dom Mocquereau…) : comme vous le relevez bien, la cible de mon propos est très spécifique et elle m’impose d’utiliser des mots communs ("grégorien", "tajwîd" ou autres), certes avec sérieux mais sans m’encombrer d’infinies délimitations. Autant dire que la consistance de mon propos repose avant tout sur le parcours de ma flèche plutôt que sur les constituants matériels du projectile (l’image, je l’espère, ne vous semblera pas trop extravagante). Il s’agit en cette affaire d’arriver à penser quelque chose qui semble jusqu’à présent l’être assez peu et qui concerne la manière dont la musique ("contemporaine" en l’occurrence) peut à la fois accueillir un flot verbal (sans le brutaliser c’est-à-dire sans lui ôter sa propre majesté sonore et sa capacité signifiante propre) et diriger la synthèse rythmique à laquelle ce flot va contribuer. Mon intérêt pour le tajwîd touche ainsi au point précis suivant : comment présenter dans la musique (contemporaine) une langue arabe au maximum de ses effets propres (sans que la musique éprouve le besoin de se taire pour mieux écouter la splendeur de cette déclamation) ? En quelque sorte il s’agit pour moi - pardonnez cette incise - d’éviter l’écueil du Requiem de Zimmermann qui se termine par une musique muette qui se contente d’écouter les bruits du monde (en l’occurrence de mai 1968 !). Pour ce faire, il faut tirer parti des savoirs existants mais il faut aussi savoir tracer une oblique en leur sein et savoir décider quand arrêter la collecte diagonale. En espérant pouvoir prolonger ces échanges de manière cette fois orale dans quelque journée d’étude…
François Nicolas
Séance du 13 mai 2012
Séminaire Babel : La musique contemporaine et les langues
Séance du samedi 13 avril 2013
École Normale Supérieure (45 rue d’Ulm, Paris) Salle de séminaire du CIRPHLES (USR - 3308) Département de philosophie - Sous-sol du Pavillon Pasteur
http://cirphles.ens.fr/mamuphi/semi... http://www.entretemps.asso.fr/Babel
10h30-13h : François Nicolas - À quelles conditions musique et langues peuvent-elles faire œuvre commune ? 15h-18h : Violaine Anger - Pour une approche historique de la prosodie : le tournant Rousseau Discutant : Antoine Bonnet
Résumés À quelles conditions musique et langues peuvent-elles faire œuvre commune ? François Nicolas Hypothèses de départ · La musique (mal) dite contemporaine a besoin de se confronter à quelque chose qui lui est hétérogène pour continuer d’exister en art musical. [1]
· On privilégiera ici l’hétérogène des langues (plutôt que celui des images, des corps dansants, etc.).
Premières conséquences · Qu’attendre musicalement d’une telle confrontation ? S’agit-il d’accueillir l’hétérogène en question, de l’incorporer, de l’intégrer (voire de le désintégrer) musicalement ou s’agit-il de configurer, par un dispositif non exclusivement musical, un tête à tête, voire un face à face ?
· Quel parti l’art musical peut-il escompter d’un tel rapport (connectif/conjonctif/disjonctif) à un tel hétérogène ?
· Comment caractériser l’hétérogène des langues au regard de la musique ?
· Comment cet hétérogène se diversifie-t-il pour la musique : selon les langues concernées, selon leurs différents types de vocalisations, selon le type de texte concerné ?
· Qu’est-ce qui, dans ce faisceau d’hétérogénéités, peut spécifiquement intéresser l’art musical et que veut dire pour lui de s’y « confronter » ?
Critiques délimitantes · Limite du dire dont la musique est capable - S’il est vrai, comme l’exemple de Kundry dans Parsifal a pu le suggérer, qu’une même voix peut à la fois dire et chanter, il n’est cependant pas exact qu’une même voix puisse à la fois parler (stricto sensu) et chanter.
· Limite de la « justice » dont la musique est capable - S’il est vrai, comme Platon dans La République a pu le suggérer, que « la mélodie est la justice rendue par la musique à la poésie » [2], il n’est cependant pas exact qu’une telle mélodie puisse rendre justice (non musicale) de la beauté propre à la langue concernée.
Propositions · L’œuvre « composite » ainsi visée doit alors circuler en évitant deux sillons largement balisés :
celui de l’œuvre « musicale chantée » où le rapport musique-langues se trouve musicalement surdéterminé (il y a « une » œuvre à mesure du fait que la musique s’en porte garante) ; on parlera ici de classicisme musical ;
celui de l’œuvre « d’art totale » où la catégorie générale d’art vient romantiquement subsumer la différence entre arts musical et poétique (il y a « une » œuvre à mesure d’un enveloppement extrinsèque selon la catégorie d’art) ; on parlera ici de romantisme artistique [3].
· Il s’agit alors d’inventer une nouvelle figure du commun [4] entre musique et langues. Si ce commun n’est plus le produit musicalement fibré d’un des deux termes [5] ni leur somme artistiquement amalgamée [6] , il devient nécessaire de recourir à la médiation d’un troisième terme. Parlons ici d’une Idée (dont le nom propre [7] va titrer l’œuvre) apte à nouer musique et langues (sans dissoudre l’une ou fusionner les deux).
· Cette Idée se projette en commun sur les deux volets de/à l’œuvre en même temps qu’elle s’éprouve comme aptitude à les rassembler en commun [8]. Cette com-position en partie double ouvre une possible justice entre musique et langues ne se réduisant plus à une justice musicalement rendue à la poésie.
· Si l’œuvre composite confronte ainsi monde-Musique et monde de la parole sans assimiler l’un à l’autre, la composition de ce face à face nécessite alors une double écriture : solfégique pour son versant musical, ordinaire pour son versant de diction. D’où d’importantes questions techniques pour coordonner cette disjonction irréductible. 1
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Pour une approche historique de la prosodie : le tournant Rousseau, Violaine Anger
L’écoute des propriétés sonores de la langue ne va pas de soi dans une culture où la musique s’est développée à partir d’une langue que tout le monde prononçait à sa manière, le latin. Elle se précise donc aussi en parallèle avec une histoire de la réflexion sur le signe et la signification. A l’époque de Rousseau, l’apparition d’une musique instrumentale autonome oblige à repenser l’activité signifiante, ce à quoi l’inventeur du mélodrame s’attelle dans l’Essai sur l’origine des langues et le Dictionnaire de musique. L’intervention s’efforcera de revenir sur les points essentiels de sa pensée.
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BABEL : musique contemporaine, langues et poésie
2014-2015 : Hétérophonie(s) ?
(dir. V. Anger, R. Di Stefano, F. Nicolas et O. Saccomano)
Le samedi matin (10h30-13h)
à l’École normale supérieure
45, rue d’Ulm - Paris V
Salle de Séminaire (sous-sol du pavillon Pasteur)
L’hétérophonie musicale : vers une terza pratica ?
Raisonances avec le poème Douze (1918) d’A. Blok
François Nicolas
(Séminaire Babel, 4 octobre 2014 - 10h30 - Ens-Ulm)
Plan d’exposé
Cadre général
Comment continuer l’art musical en assumant les impasses créatrices de la modernité au XX° siècle ?
Une orientation générale s’affirmant entre deux fronts :
Ni table rase « révolutionnaire », ni continuité conservatrice mais extension par adjonction (le paradigme en est prélevé dans la mathématique : extension algébrique par Dedekind et extension générique par Cohen). Ni abandon ni conservation donc, mais refonte globale [1] à l’épreuve d’une adjonction relativement [2] hétérogène. Ni nihilisme actif (ultramodernisme : jeu technologique), ni nihilisme passif (traditionnalisme : enjeu narratif) mais réaffirmation d’un possible élargissement du monde-Musique…
Hypothèses musicales de travail
1. Il s’agit d’adjoindre à la musique un rassemblement de prosodies linguales, diversifiées en plusieurs langues, qu’on propose d’appeler un chœur babélien. Adjoindre n’est pas simplement ajouter : c’est incorporer (en l’occurrence musicaliser ces prosodies sans raboter leur spécificité linguale).
On présentera un exemple concret de ce type de travail sur le poème Le condamné à mort de Jean Genet.
2. L’extension musicale souhaitée se constituera sous le nom générique d’« hétérophonie ».
Il s’agit de reprendre le même type de geste que celui que Monteverdi, sous le nom de secunda pratica, a engagé au début du XVII°, refondant l’art musical par adjonction de la mélodie tonalement harmonisée à l’ancienne polyphonie modalement contrepointée.
D’où l’idée de placer cette entreprise sous le signe d’une possible terza pratica. [3]
Hétérophonie
Qu’appellera-t-on ici « hétérophonie » ?
On la distinguera d’une part de la polyphonie classique (si les deux partagent une pluralité de voix, l’hétérophonie traite de voix disparates [4]), d’autre part du collage post-moderne (le montage hétérophonique ne se fait pas par prélèvement de parties-voix préalablement existantes, en particulier dans les polyphonies antérieures). D’où la formalisation de ce réseau d’oppositions dans l’hexagone suivant (voir PDF) :
 [1] énoncé démarqué de celui d’Adorno : « L’art a besoin de quelque chose qui lui est hétérogène pour devenir art ».
[2] La République de Platon (Alain Badiou ; Fayard)
[3] Soit deux acceptions bien différentes de ce que « un » veut ici dire : dans le classicisme, l’œuvre est une car il s’agit d’une œuvre musicale : l’un de la musique produit l’un de l’œuvre ; dans le romantisme, l’œuvre est une car il s’agit d’une œuvre d’art (total) : l’un de l’œuvre est sommé dans l’un de l’art. D’un côté, l’un de la musique fait l’un de l’œuvre mixte ; de l’autre, l’un de l’art fait l’un de l’œuvre d’art totale. L’unité classique procède de l’aval (par projection sur l’œuvre de la puissance musicale unificatrice), l’unité romantique de l’amont (par sommation – amalgame fécondé - de toutes les composantes à l’œuvre dans un unique monde supposé de l’art).
[4] ce qui, bien sûr, ne se limite pas au temps chronologique et à l’espace architectural empiriquement partagés…
[5] Soit la musique dirige (c’est alors le chant où la diction est soumise à la musique), soit la prosodie domine (c’est alors le mélodrame où la musique « accompagne »).
[6] On reconnaîtra ici le dilemme catégoriel de la limite projective et de la colimite injective…
[7] Passion selon Saint Matthieu, La Khovantchina, Parsifal, Moïse et Aaron, Octobre, Égalité ‘68…
[8] Simultanément constituante et constituée, cette Idée semble configurer un nouage borroméen…