CERCC
 

fil électronique du séminaire Babel

Samedi 12 novem­bre 2011, 15h

École Normale Supérieure (45 rue d’Ulm, Paris) Salle de sémi­naire du CIRPHLES (USR - 3308) Département de phi­lo­so­phie - Sous-sol du Pavillon Pasteur

Séminaire Babel : La musi­que contem­po­raine et les lan­gues  : Quelles consé­quen­ces musi­ca­les tirer du fait que, contrai­re­ment au gré­go­rien, le tajwîd ne se thé­ma­tise pas comme musi­que ?

Séminaire Babel « La musi­que contem­po­raine et les lan­gues » (V. Anger, A. Bonnet, H. Larbi et F. Nicolas)

Le second samedi du mois (15h) à l’École nor­male supé­rieure 45, rue d’Ulm - Paris V

(salle de sémi­naire du CIRPHLES au sous-sol du Pavillon Pasteur)

Calendrier 2011-2012 : 15 octo­bre 2011 12 novem­bre 2011 10 décem­bre 2011 14 jan­vier 2012 11 février 2012 10 mars 2012 12 mai 2012

16 juin 2012 (Conservatoire du XIX°, 20h30)

(CERCC/ Cirphles-Ens/ Conservatoire du XIX°, APP-Rennes)

Calendrier 2011-2012 : • 15 octo­bre 2011 - Violaine Anger : Voix, parole, musi­que : généa­lo­gies (ou com­ment abor­der le point tan­gen­tiel qui existe entre le parlé et le chanté…) • 12 novem­bre 2011- François Nicolas : Quelles consé­quen­ces musi­ca­les tirer du fait que, contrai­re­ment au gré­go­rien, le tajwîd ne se thé­ma­tise pas comme musi­que ? • 10 décem­bre 2011 – Hacène Larbi : La langue japo­naise… • 14 jan­vier 2012 – Gérard Abensour : Le russe… • 11 février 2012 – Séance sur Paul Celan • 10 mars 2012 - Marjorie Berthomier : Le Sprechgesang… • 12 mai 2012 - Marc Ballanfat : Le sans­crit… • 16 juin 2012, 20h30 : Atelier-Concert (Conservatoire du XIX°)

“J’aime la poésie de l’anté-islam, j’aime Mutanabbî, j’aime la musi­que qui cir­cule dans ses mots, à l’inté­rieur de son rythme et de ses rimes. J’adore le rythme et l’har­mo­nie, j’adore la sono­rité des mots. En réci­tant cette poésie je suis pris d’une extase qui n’a d’égale que celle que j’éprouve en écoutant chan­ter Oum Kalsoum. C’est ce qui s’appelle le tarab. Nous sommes le peuple de la liesse. La liesse est contre la des­crip­tion. Comment donc pour­rais-je te décrire les choses sans m’y connaî­tre.”

Elias Khoury, La porte du soleil, Babel, p.93.

quel­ques réfé­ren­ces biblio­gra­phi­ques :

• pour goûter en fran­çais la poésie arabe clas­si­que : André Miquel. Du désert d’Arabie aux jar­dins d’Espagne, éd. Sindbad (tra­duc­tion, en par­ti­cu­lier, d’un poème - anté-isla­mi­que - de Labîd et d’un poème d’Al-Mutannabî). • pour rehaus­ser l’incroya­ble "moder­nité" (mal­lar­méenne…) de la poésie antéis­la­mi­que : Salm Al-Kindy. Le Voyageur sans Orient, éd. Sindbad. François Nicolas

Positions de tra­vail

1/ Proposition de François Nicolas

Argumentaire [L’ori­gi­na­lité en France de mon sujet m’a semblé impo­ser un texte d’une lon­gueur inha­bi­tuelle. Que l’on veuille bien m’en excu­ser !]

Quelles consé­quen­ces musi­ca­les tirer du fait que, contrai­re­ment au gré­go­rien, le tajwîd ne se thé­ma­tise pas comme musi­que ?

À com­pa­rer le simple avant-propos de deux fas­ci­cu­les d’ensei­gne­ment (res­pec­ti­ve­ment du gré­go­rien [1] et du tajwîd [2]), un écart saute aux yeux : le gré­go­rien se pré­sente comme « chant » doté d’une « musi­ca­lité » des­ti­née à servir la spi­ri­tua­lité d’une prière quand le tajwîd se pré­sente comme « embel­lis­se­ment » d’une « réci­ta­tion » des­ti­née à res­ti­tuer le plus exac­te­ment pos­si­ble la figure sonore ori­gi­nelle d’une révé­la­tion.

Dans le pre­mier cas, le chant est consi­déré comme doté d’une auto­no­mie rela­tive qui prend la forme immé­diate – elle fait l’objet du pre­mier cha­pi­tre [3] – d’une nota­tion musi­cale spé­ci­fi­que (les neumes). Dans le second, l’embel­lis­se­ment sonore qu’apporte la « psal­mo­die » doit rester en tout point subor­donné à la « pré­ci­sion » (taHqîq) « dyna­mi­que » (Hadr) d’une élocution cor­recte (tartîl), le tajwîd étant ainsi étroitement normé par une phono-logi­que qui cons­ti­tue la pre­mière partie de son appren­tis­sage [4]. Au total, le gré­go­rien se réflé­chit comme musi­que (dotée de son écriture propre) au ser­vice d’une prière inven­tant son adresse per­son­nelle quand le tajwîd se réflé­chit comme embel­lis­se­ment sonore (noté pho­no­lo­gi­que­ment [5][5]) assu­jetti à la pro­fé­ra­tion du texte sacré et soumis à sa glo­ri­fi­ca­tion.

Il va de soi que cet écart concerne direc­te­ment la dif­fé­rence des textes concer­nés : le gré­go­rien chante des priè­res que la com­mu­nauté chré­tienne a établies pour mieux l’adres­ser à son dieu (psau­mes, décla­ra­tions de foi…) quand le tajwîd res­ti­tue une parole qu’un dieu unique a adressé ora­le­ment (via la voix de l’ange Gabriel) au pre­mier des musul­mans (et qui ne fut trans­crite qu’ulté­rieu­re­ment). Le chœur gré­go­rien exprime une foi col­lec­tive par le chant quand le réci­tant musul­man sup­porte, de sa voix indi­vi­duel­le­ment can­tillée, la des­cente renou­ve­lée d’une révé­la­tion trans­cen­dante.

Il va également de soi que cet écart relève de théo­lo­gies (ou intel­li­gen­ces de la foi) sen­si­ble­ment dif­fé­ren­tes : le gré­go­rien est une orai­son chan­tée, ancrée dans une pro­blé­ma­ti­que de l’Incarnation (l’homme-Jésus, Fils de Dieu, est Christ-média­teur) quand le tajwîd est une réci­ta­tion ornée se sou­met­tant à la Révélation, néces­sai­re­ment claire-obs­cure, d’une Transcendance abso­lue. Le chant gré­go­rien invente ainsi la prière d’un chré­tien qui monte vers un dieu incarné quand la réci­ta­tion cora­ni­que actua­lise une parole des­cen­due en se sou­met­tant à la maté­ria­lité opaque d’une divul­ga­tion trans­cen­dante.

Force est de cons­ta­ter que cet écart sub­jec­tif se maté­ria­lise (« s’objec­tive ») en d’impor­tants contras­tes acous­ti­ques. D’un côté, il est vrai que gré­go­rien et tajwîd, ne pra­ti­quant pas de la même manière la musi­ca­li­sa­tion du sonore, n’engen­drent pas les mêmes « objets » acous­ti­ques. Voir à ce titre la dif­fé­rence de mélis­mes aux­quels donne lieu la pro­fé­ra­tion res­pec­tive des mots for­mel­le­ment appa­ren­tés « Alléluia » et « Allah » : le tajwîd inter­dit expli­ci­te­ment un allon­ge­ment exces­sif de la seconde voyelle « a » du mot allâh [6] quand le gré­go­rien ne se prive pas de lais­ser, dans le mot alle­luia, la même voyelle s’allon­ger ad libi­tum, au risque assumé que sa contri­bu­tion à la signi­fi­ca­tion lexi­cale se dis­solve au fil d’ara­bes­ques sans limi­tes… D’un autre côté, une appré­hen­sion posi­ti­viste pourra tou­jours en appe­ler d’une même trans­crip­tion musi­cale des deux flux sono­res – et sin­gu­liè­re­ment du tajwîd – pour arguer qu’il s’agit bien là, dans les deux cas, de musi­que, et ce quoiqu’en disent et sur­tout qu’en veuillent ceux qui le pra­ti­quent [7].

N’ayant nulle envie de m’enga­ger, en ce point, dans des débats aussi aca­dé­mi­que­ment sco­las­ti­ques ou inu­ti­le­ment érudits[8] que musi­ca­le­ment sté­ri­les (du type : « qu’est-ce que la musi­que ? »[9]), je m’atta­che­rai à deux ques­tions de musi­cien, plus pré­ci­sé­ment de com­po­si­teur (plutôt que de musi­co­lo­gue). — Peut-on faire entrer dans la musi­que contem­po­raine le tajwîd comme on a pu y faire entrer le gré­go­rien mais sans pour autant bru­ta­li­ser cette can­tilla­tion (en la sou­met­tant à une musi­ca­li­sa­tion exo­gène), en pré­ser­vant donc son auto­no­mie (syn­taxi­que et séman­ti­que) de pro­fé­ra­tion tex­tuelle ? — S’il ne s’agit pas pour moi de mobi­li­ser la réci­ta­tion du Coran comme telle mais plutôt de can­tiller une langue arabe clas­si­que énonçant des consi­dé­ra­tions « pro­fa­nes » sur notre temps pré­sent, jusqu’où est-il musi­ca­le­ment pos­si­ble de suivre le modèle pho­no­lo­gi­que du tajwîd en sorte de com­po­ser une can­tilla­tion « taj­wi­dée » sus­cep­ti­ble d’être incor­po­rée comme telle – comme flux sonore orga­nisé de façon non musi­cale - dans une œuvre musi­cale contem­po­raine ?

D’où un pro­gramme d’expo­si­tion en trois temps : — d’abord pré­sen­ter en détail (écriture et exem­ples sono­res à l’appui), à des non-fami­liers de la langue arabe [10], la logi­que spé­ci­fi­que du tajwîd ; — se deman­der ensuite ce qui, de cette phono-logi­que du tajwîd, reste irré­duc­ti­ble­ment atta­ché à la spé­ci­fi­cité du texte cora­ni­que et ce qui, a contra­rio, en serait « expor­ta­ble » ou géné­ra­li­sa­ble à des textes et contex­tes non reli­gieux ; — enfin pré­ci­ser ce que faire entrer dans la musi­que contem­po­raine une langue arabe clas­si­que ainsi « taj­wi­dée » pour­rait vou­loir musi­ca­le­ment dire (pour­quoi ?, com­ment ?…)

On enga­gera tout ceci sous le signe d’une maxime d’ins­pi­ra­tion ador­nienne qui acquiert une per­ti­nence toute par­ti­cu­lière dans les très som­bres­temps [11][11] qu’enga­gent cette seconde décen­nie du XXI° siècle : « La musi­que a aujourd’hui besoin de quel­que chose qui lui est hété­ro­gène pour rester art. » [12] Il s’agit, en l’occur­rence, de faire entrer l’hété­ro­gène sonore de la grande langue arabe clas­si­que dans la musi­que contem­po­raine en sorte d’en fer­ti­li­ser un nou­veau cours artis­ti­que sus­cep­ti­ble de se tenir à hau­teur des exi­gen­ces que ces nou­veaux temps pres­cri­vent à la pensée. On com­prend qu’un tel projet impli­que ulti­me­ment de cla­ri­fier com­ment auto­no­mies rela­ti­ves de la musi­que (contem­po­raine) et de la langue (arabe) sont sus­cep­ti­bles de coexis­ter au sein d’une même œuvre musi­cale (qu’on nom­mera, de ce fait, com­po­site) c’est-à-dire sous la res­pon­sa­bi­lité d’ensem­ble de la seule pensée musi­cale.

[1] Première Année de Chant Grégorien, Dom Eugène Cardine (Institut pon­ti­fi­cal de musi­que sacrée, Rome, 1975)

[2] Les règles du tajwîd sim­pli­fiées (Manuel d’appren­tis­sage des­tiné aux élèves des écoles cora­ni­ques), Yahia al Ghoutani (Sana, 2009)

[3] "Chapitre I : La nota­tion gré­go­rienne dans nos livres. »

[4] « Les règles du nûn et du mîm non voca­li­sés, du tanwîn et du râ, … » (où « nûn », « mîm », « râ », « tanwîn » nom­ment des let­tres de la langue arabe).

[5] Dans les publi­ca­tions contem­po­rai­nes, cette nota­tion se fait selon un code de cou­leurs affec­tant cer­tai­nes let­tres : le rouge pour l’allon­ge­ment, le bleu pour l’emphase, le vert pour la nasa­li­sa­tion, le gris pour la non-pro­non­cia­tion…

[6] Elle ne sau­rait durer plus de 8 fois la valeur brève (soit une ronde si la brève vaut une croche)

[7] L’inté­rêt de ces trans­crip­tions – on en pré­sen­tera durant la séance – est patent pour mieux saisir les dif­fé­rents mélis­mes ainsi pro­duits. Mais une chose est de com­pren­dre la struc­tu­ra­tion musi­cale pos­si­ble de la can­tilla­tion cora­ni­que, une autre est de la prôner comme auto­no­mi­sa­tion de ce chant, comme pres­crip­tion venant vio­len­ter la logi­que non musi­cale de cette can­tilla­tion.

[8] Michel Foucault (1975) : « Que le tra­vail que je vous ai pré­senté ait eu cette allure à la fois frag­men­taire, répé­ti­tive et dis­conti­nue, cela cor­res­pon­drait bien à quel­que chose qu’on pour­rait appe­ler une “paresse fié­vreuse”, celle qui affecte carac­té­riel­le­ment les amou­reux des biblio­thè­ques, des docu­ments, des réfé­ren­ces, des écritures pous­sié­reu­ses, des textes qui ne sont jamais lus, des livres qui, à peine impri­més, sont refer­més et dor­ment ensuite sur des rayons dont ils ne sont tirés que quel­ques siè­cles plus tard. Tout cela convien­drait bien à l’iner­tie affai­rée de ceux qui pro­fes­sent un savoir pour rien, une sorte de savoir somp­tuaire, une richesse de par­venu dont les signes exté­rieurs, vous le savez bien, on les trouve dis­po­sés en bas des pages. Cela convien­drait à tous ceux qui se sen­tent soli­dai­res d’une des socié­tés secrè­tes sans doute les plus ancien­nes, les plus carac­té­ris­ti­ques aussi, de l’Occident, une de ces socié­tés secrè­tes étrangement indes­truc­ti­bles, inconnues, me semble-t-il, dans l’Antiquité et qui se sont for­mées tôt dans le chris­tia­nisme, à l’époque des pre­miers cou­vents sans doute, aux confins des inva­sions, des incen­dies et des forêts. Je veux parler de la grande, tendre et cha­leu­reuse franc-maçon­ne­rie de l’érudition inu­tile. » (Il faut défen­dre la société, 1976 ; Hautes Études / Gallimard-Seuil, p. 6)

[9] Redisons-le : un musi­cien (soit, par défi­ni­tion, celui qui fait de la musi­que) ne se soucie nul­le­ment de défi­nir la musi­que, pas plus que l’amant (fai­sant l’amour), le mili­tant (fai­sant de la poli­ti­que), le wor­king mathé­ma­ti­cian ne se sou­cient res­pec­ti­ve­ment de défi­nir l’amour, la poli­ti­que ou la mathé­ma­ti­que…

[10] Rappel. En matière de langue arabe, il convient de dis­tin­guer trois (et non deux) types de situa­tion : la langue arabe clas­si­que (ou lit­té­raire) qui est exem­plai­re­ment celle du Coran ; la langue arabe moderne (ou stan­dard) qui est exem­plai­re­ment celle des médias ; les arabes dia­lec­taux (leur décompte dépend des cri­tè­res rete­nus en matière de « compte-pour-un ») qui cons­ti­tuent les seules lan­gues mater­nel­les effec­ti­ves.

[11] Leur carac­tère pro­fon­dé­ment trou­blé concerne aussi bien la musi­que (enten­due ici comme art uni­ver­sel, non comme émiettement de cultu­res par­ti­cu­liè­res) que plus lar­ge­ment l’huma­nité en son destin poli­ti­que commun…

[12] Cet « ador­nisme » est démar­qué de la réflexion sui­vante d’Adorno : « L’art a besoin de quel­que chose qui lui est hété­ro­gène pour deve­nir art. » ‘Kunst bedarf eines ihr Heterogenen, um es zu werden.’ (L’art et les arts, 1966). Paul Celan a, pour son propre compte, remar­qué lui aussi cet énoncé (voir le relevé minu­tieux de sa biblio­thè­que : La biblio­thè­que phi­lo­so­phi­que de Paul Celan – Catalogue rai­sonné ; éditions rue d’Ulm, 2004 - p. 263).

2/Réponse de Nidaa Abou Mrad :

"Le ques­tion­ne­ment qui attire le plus mon atten­tion dans la très inté­res­sante pro­blé­ma­ti­que que vous avan­cez (dans le fichier « Hypothèses ») se trouve dans le déve­lop­pe­ment que vous esquis­sez à partir de cette phrase de Louis Massignon : « trou­ver dans la langue arabe une théo­rie séman­ti­que de la musi­que ». Il reste que, tra­vaillant (à la fois en tant que musi­cien arti­san et en tant que musi­co­lo­gue) stric­te­ment sur la tra­di­tion musi­cale arabe, je ne me sens pas com­pé­tent pour par­ti­ci­per à une réflexion (de musi­ciens pen­sifs) axée sur la musi­que contem­po­raine euro­péenne (que je ne connais pas suf­fi­sam­ment bien). Du reste, le fait de ne tenir compte du point de vue musi­cal que de la com­po­sante tem­po­relle métri­que/ryth­mi­que/orthoé­pi­que de l’énonciation arabe me pose pro­blème. Certes, vous donnez au timbre un rôle com­plé­men­taire à celui du rythme : « Cette manière peut sti­mu­ler la réflexion du musi­cien sur son propre rap­port au couple écriture-exé­cu­tion (comme à la dia­lec­ti­que du sol­fège entre une écriture à la note et des nota­tions éclectiques), sur le phrasé du dis­cours musi­cal selon le rythme des tran­si­toi­res conso­nan­ti­ques et le timbre des réso­nan­ces voyel­lées ». Cependant, si le « sque­lette conso­nan­ti­que » d’un énoncé arabe (poé­ti­que ou pro­saï­que) donne lieu à un débit métri­que quan­ti­ta­tif, se tra­dui­sant par un donné ryth­mi­que musi­cal de base dont les pro­por­tions (degré d’allon­ge­ment des lon­gues par rap­port aux brèves, quan­ti­fié en orthoé­pie par un dénom­bre­ment mul­ti­pli­ca­tif de la sub­di­vi­sion tem­po­relle pre­mière حركة ) doi­vent être glo­ba­le­ment res­pec­tées pour main­te­nir l’intel­li­gi­bi­lité du dis­cours verbal mis en musi­que, il appar­tient au « souf­fle voyellé » d’impo­ser à la musi­ca­li­sa­tion du même dis­cours un pro­fi­lage mélo­di­que rigou­reux lié à trois fac­teurs com­plé­men­tai­res : (1) la gra­da­tion en hau­teur rela­tive de type for­man­ti­que entre voyel­les suc­ces­si­ves impo­sée par l’intel­li­gi­bi­lité liée à la seconde arti­cu­la­tion, (2) l’accent toni­que, (3) l’into­na­tion mar­quant les dési­nen­ces cau­da­les des pro­po­si­tions, ces deux der­niers points rele­vant de faits supra­seg­men­taux ou pro­so­di­ques, trans­cen­dant la double arti­cu­la­tion pho­né­ma­ti­que. Aussi la musi­ca­li­sa­tion de l’énonciation ver­bale arabe prend-elle stric­te­ment en compte ce pro­fi­lage mélo­di­que (d’ori­gine for­man­ti­que et pro­so­di­que) dans le contexte des tra­di­tions musi­ca­les arabes du Mashriq. Cela m’amène à poser le prin­cipe que toute musi­ca­li­sa­tion per­ti­nente d’un énoncé verbal arabe doive res­pec­ter non seu­le­ment dans sa for­mu­la­tion ryth­mi­que la métri­que quan­ti­ta­tive pro­saï­que et poé­ti­que, mais également la hié­rar­chi­sa­tion des hau­teurs for­man­ti­ques voca­li­ques et la pro­so­die accen­tuelle et into­na­tive dans sa for­mu­la­tion mélo­di­que. Par ailleurs, je ne vou­drais pas reve­nir sur notre récent débat sur MusiSorbonne quant à l’assi­gna­tion que vous faites de la logi­que imma­nente de la musi­que à son écriture sol­fé­gi­que, sachant que je suis par­ti­san de l’assi­gna­tion du sens intrin­sè­que imma­nent de l’énonciation musi­cale à sa double arti­cu­la­tion en unités signi­fian­tes et unités dis­tinc­ti­ves en même temps qu’à sa struc­ture pro­so­di­que supra­seg­men­tale. Cependant, je vois que votre inté­rêt pour la langue arabe par­ti­cipe prio­ri­tai­re­ment de ce rap­port « intime » qu’entre­tien­drait celle-ci avec son écriture. Aussi me conten­te­rai-je à cet effet de mettre en exer­gue le carac­tère oral auto­nome par rap­port à l’écrit de l’énonciation ver­bale arabe : (1) le Coran est, selon la tra­di­tion isla­mi­que, un texte révélé ora­le­ment à une Prophète anal­pha­bète (la trans­crip­tion scrip­tu­rale des ver­sets est tar­dive) ; (2) les poètes antéis­la­mi­ques sont majo­ri­tai­re­ment anal­pha­bè­tes ; (3) de très impor­tants can­tilla­teurs du Coran et de nom­breux chan­teurs arabes sont aveu­gles. Au fait, je reste encore sur ma faim devant l’inti­tulé de votre pro­chaine confé­rence : « Quelles consé­quen­ces musi­ca­les tirer du fait que, contrai­re­ment au gré­go­rien, le tajwîd n’est pas une musi­que ? ». Le sus­pense est donc main­tenu jusqu’au bout ! Enfin, veuillez trou­ver ci-après des obser­va­tions for­mu­lées à propos de deux notes cau­da­les : Note 2 : plutôt que de signi­fier tactus (à moins qu’il ne s’agisse d’un tactus très vif) حركة cor­res­pond en musi­que – via l’orthoé­pie du tajwîd - plutôt au sens de « valeur métri­que cons­tante prise comme étalon, par rap­port à laquelle sont déter­mi­nées toutes les durées » par mul­ti­pli­ca­tion : pour le χρόνος πρώτος (chro­nos protos, « temps pre­mier »). Note 12 : concret (« Nul concret sauf sin­gu­lier ! ») se tra­dui­rait mieux par مَحسوس. En tout cas il fau­drait cor­ri­ger la voyelle de la pénul­tième : مَلْمُوسٌ (مَلْمُوسًا, mais le sens en serait dif­fé­rent) plutôt que مَلْمُوسً : لا مَلْمُوسً إِلاّ فَرِيدٌ"

Nidaa Abou Mrad Professeur de musi­co­lo­gie Directeur Institut Supérieur de Musique Université Antonine - UPA B.P. : 40016 Hadath-Baabda, LIBAN Tél. : 00 961 5 924 073 / 74 / 76 Fax : 00 961 5 924 815 Site Web : www.upa.edu.lb Adresses électroniques : nidaaamr@dm.net.lb et nidaaamr@upa.edu.lb

3/2e réponse à la pro­po­si­tion de François Nicolas :

  Mon prin­ci­pal pro­blème avec cet inté­res­sant texte est le posi­tion­ne­ment lexi­cal et typo­lo­gi­que des objets musi­caux et/ou reli­gieux com­pa­rés.   D’abord, le terme tajwîd ou embel­lis­se­ment dénote deux sens rigou­reu­se­ment dif­fé­rents : (1) l’orthoé­pie ou les règles didac­ti­ques pho­né­ti­ques et gram­ma­ti­ca­les per­met­tant une pro­non­cia­tion rigou­reu­se­ment intel­li­gi­ble d’un énoncé de langue arabe (com­pre­nant notam­ment (a) un sys­tème de quan­ti­fi­ca­tion des syl­la­bes fixant le débit métri­que de la prose et (b) des indi­ca­tions pho­né­ti­ques impo­sant des tim­bres par­ti­cu­liers à la pro­non­cia­tion de cer­tai­nes syl­la­bes), ces règles revê­tant un carac­tère juri­di­que­ment sacra­lisé (ahkâm) lors­que l’énoncé est un verset cora­ni­que ; (2) l’art de la can­tilla­tion mélis­ma­ti­que du Coran, pra­ti­qué un peu par­tout dans le monde arabe (en plus de la Turquie, de l’Iran etc.), avec des tra­di­tions régio­na­les dif­fé­ren­ciées, la tra­di­tion cai­rote de l’Université Al-Azhar étant la plus connue et dif­fu­sée (à dis­tin­guer de la Qirâ’a bi-l-‘alhân, pra­ti­que de com­po­si­tion (non écrite) à macro­mé­tri­que mesu­rée réa­li­sée sur des ver­sets du Coran au Moyen-âge et dis­pa­rue depuis plu­sieurs siè­cles). Ainsi, toute lec­ture reli­gieuse du Coran doit impé­ra­ti­ve­ment s’astrein­dre au tajwîd orthoé­pi­que, tandis que l’inser­tion d’une com­po­sante mélo­di­que dans la pro­fé­ra­tion des ver­sets est faculta­tive et n’est pas néces­sai­re­ment de style mélis­ma­ti­que, celui-ci étant concur­rencé par le style syl­la­bi­que (légè­re­ment orné ou neu­ma­ti­que) de la pra­ti­que du tartîl en situa­tion didac­ti­que (col­lec­tive) et sur les média isla­mi­ques depuis la montée de l’inté­grisme et du sala­fisme wah­ha­bite mélo­phobe. Les deux sens d’embel­lis­se­ment pho­né­ti­que et musi­cal de tajwîd se super­po­sent en tout cas dans l’art can­tilla­toire mélis­ma­ti­que, ce qui est à l’ori­gine de cer­tai­nes confu­sions. Aussi les trai­tés édités de tajwîd décri­vent-ils uni­que­ment l’orthoé­pie, donc le débit métri­que quan­ti­ta­tif et le timbre de l’énonciation, l’ensei­gne­ment de la réa­li­sa­tion de la com­po­sante mélo­di­que, propre à l’embel­lis­se­ment musi­cal, étant le propre de l’ini­tia­tion tra­di­tion­nelle orale/aurale que sui­vent les appren­tis can­tilla­teurs dans des cer­cles paral­lè­les. Cet appren­tis­sage tra­di­tion­nel est d’autant plus dif­fi­cile à décrire dans des trai­tés didac­ti­ques écrits qu’il s’agit d’une pra­ti­que musi­cale impro­vi­sa­tive hau­te­ment artis­ti­que.   Ensuite, la can­tilla­tion cora­ni­que tajwîd n’est pas la seule pra­ti­que vocale reli­gieuse en islam. Tout comme la lectio cum can­tico en contexte ecclé­sias­ti­que, cette can­tilla­tion assume la part théo­lo­gale (verbe divin adressé aux fidè­les) de l’acte musi­cal reli­gieux rituel ou litur­gi­que. La part jubi­la­toire et lau­da­tive (chant adressé à Dieu par les fidè­les) est en revan­che du res­sort d’autres chants, prin­ci­pa­le­ment : 1. adhân : can­tilla­tion mélis­ma­ti­que jubi­la­toire de l’appel à la prière et de la pro­fes­sion de foi isla­mi­que (pré­cé­dant la prière ou s’y inté­grant dans cer­tains cas) ; 2. tafrîd : can­tilla­tion mélis­ma­ti­que d’une orai­son para­re­li­gieuse pro­saï­que ou poé­ti­que adres­sée à Dieu (ibti­hâl) ou d’une louange au Prophète ou à des pro­phè­tes et autres saints (madîh) ;  3. taw­shîh : chant res­pon­so­rial (à grande part impro­vi­sa­tive mélis­ma­ti­que assu­mée par le soliste) para­re­li­gieux d’une orai­son pro­saï­que ou poé­ti­que adres­sée à Dieu (ibti­hâl) ou d’une louange au Prophète ou à des pro­phè­tes ou saints ( madîh ). (je passe sous silence beau­coup d’autres formes de chant isla­mi­que (dans ses dif­fé­ren­tes décli­nai­sons), par souci d’économie).   C’est en ce sens qu’il est pro­blé­ma­ti­que de placer en vis-à-vis com­pa­ra­tif les termes « tajwîd » et « chant gré­go­rien ». Les termes com­pa­ra­bles deux-à-deux entre les deux champs reli­gieux en ques­tion (isla­mi­que géné­ral et catho­li­que latin) sont plutôt : (1) « tajwîd », en tant qu’orthoé­pie non musi­ca­li­sée, et « lectio », s’agis­sant dans les deux contex­tes d’une lec­ture théo­lo­gale non musi­ca­li­sée du verbe divin ; (2) « tajwîd », en tant que can­tilla­tion (syl­la­bi­que, neu­ma­ti­que ou mélis­ma­ti­que) et « lectio cum can­tico » (géné­ra­le­ment syl­la­bi­que et neu­ma­ti­que en contexte latin, pou­vant être mélis­ma­ti­que en contexte byzan­tin », s’agis­sant dans les deux contex­tes d’une lec­ture théo­lo­gale musi­ca­li­sée du verbe divin ; (3) « adhân », et son « jubi­lus » mélis­ma­ti­que placé sur la deuxième syl­labe du mot « Allâh », pré­cé­dant la prière, et « Alléluia », et son « jubi­lus » mélis­ma­ti­que placé sur la qua­trième syl­labe du répons, pré­cé­dant la lectio évangélique, », s’agis­sant dans les deux contex­tes d’un acte jubi­la­toire ; (4) « taw­shîh » isla­mi­que sun­nite et « gra­duel » ou « trait » gré­go­rien, s’agis­sant dans les deux contex­tes d’orai­sons adres­sées à Dieu par les fidè­les priants ; etc. Quant à la ques­tion de la nota­tion, il est impor­tant de rap­pe­ler que seules des for­mu­les (into­na­tion, teneur, ponc­tua­tion) de base de la lectio cum can­tico sont indi­quées dans les livres de prière de la tra­di­tion gré­go­rienne, tout comme pour la psal­mo­die (de base), le rem­plis­sage mélo­di­que des syl­la­bes devant se faire selon la tra­di­tion orale en fonc­tion du débit pho­né­ti­que des ver­sets. L’écriture musi­cale exhaus­tive et pres­crip­tive est ici super­fé­ta­toire, tout comme dans la can­tilla­tion cora­ni­que (dans ses dif­fé­ren­tes styles). De plus, la nota­tion des pièces du chant romano-franc est tar­dive par rap­port à leur com­po­si­tion, les neumes in campo aperto ne ser­vant, chez les moines (médié­vaux), que d’aide-mémoire pour la suc­ces­sion des for­mu­les d’arti­cu­la­tion ryth­mi­que et mélo­di­que des ver­sets et antien­nes. La nota­tion carrée sur quatre lignes est bien plus tar­dive et cor­res­pond à la phase d’édulcoration finale de la tra­di­tion orale.   Ces pré­ci­sions étant faites, l’excel­lente der­nière partie de votre argu­men­taire (consis­tant en deux ques­tion­ne­ments que vous for­mu­lez au sujet de l’inté­gra­tion de la can­tilla­tion arabe au sein de la musi­que contem­po­raine) garde cepen­dant plei­ne­ment et sa per­ti­nence et son acuité.   Qu’il me soit permis, pour conclure mes com­men­tai­res, d’insé­rer ici des obser­va­tions échangées avec vous ce matin dans un autre débat et dans un autre contexte (en réfé­rence à cette phrase que vous avez citée de Louis Massignon : « trou­ver dans la langue arabe une théo­rie séman­ti­que de la musi­que ».) : Si le « sque­lette conso­nan­ti­que » d’un énoncé arabe (poé­ti­que ou pro­saï­que) donne lieu à un débit métri­que quan­ti­ta­tif, se tra­dui­sant par un donné ryth­mi­que musi­cal de base dont les pro­por­tions (degré d’allon­ge­ment des lon­gues par rap­port aux brèves, quan­ti­fié en orthoé­pie par un dénom­bre­ment mul­ti­pli­ca­tif de la sub­di­vi­sion tem­po­relle pre­mière حركة ) doi­vent être glo­ba­le­ment res­pec­tées pour main­te­nir l’intel­li­gi­bi­lité du dis­cours verbal mis en musi­que, il appar­tient au « souf­fle voyellé » d’impo­ser à la musi­ca­li­sa­tion du même dis­cours un pro­fi­lage mélo­di­que rigou­reux lié à trois fac­teurs com­plé­men­tai­res : (1) la gra­da­tion en hau­teur rela­tive de type for­man­ti­que entre voyel­les suc­ces­si­ves, impo­sée par l’intel­li­gi­bi­lité liée à la seconde arti­cu­la­tion, (2) l’accent toni­que, (3) l’into­na­tion mar­quant les dési­nen­ces cau­da­les des pro­po­si­tions, ces deux der­niers points rele­vant de faits supra­seg­men­taux ou pro­so­di­ques, trans­cen­dant la double arti­cu­la­tion pho­né­ma­ti­que. Aussi la musi­ca­li­sa­tion de l’énonciation ver­bale arabe prend-elle stric­te­ment en compte ce pro­fi­lage mélo­di­que (d’ori­gine for­man­ti­que et pro­so­di­que) dans le contexte des tra­di­tions musi­ca­les arabes du Mashriq. Cela m’amène à poser le prin­cipe que toute musi­ca­li­sa­tion per­ti­nente d’un énoncé verbal arabe doive res­pec­ter non seu­le­ment dans sa for­mu­la­tion ryth­mi­que la métri­que quan­ti­ta­tive pro­saï­que et poé­ti­que, mais également la hié­rar­chi­sa­tion des hau­teurs for­man­ti­ques voca­li­ques et la pro­so­die accen­tuelle et into­na­tive dans sa for­mu­la­tion mélo­di­que.   Il appar­tient donc à la musi­que contem­po­raine euro­péenne de résou­dre cette équation à sa manière.   Très cor­dia­le­ment,  Nidaa Abou Mrad

4/ Précisions de François Nicolas sur les répon­ses pré­cé­den­tes :

 Cher Nidaa Abou Mrad, merci de cette pro­lon­ga­tion de nos échanges anté­rieurs. Je ne reviens pas sur la réponse que je vous ai déjà faite par ailleurs concer­nant le der­nier point (la ques­tion des voyel­les est bien sûr capi­tale : elle cons­ti­tue, selon Massignon, "le sang" rouge qui anime "le sque­lette" noir des conson­nes). Vous avez également raison de remar­quer que l’ana­lo­gue musul­man du gré­go­rien chré­tien ne sau­rait se résu­mer au seul tajwîd (sur­tout entendu comme "orthoé­pie") et qu’il fau­drait y ajou­ter bien d’autres formes de can­tilla­tion, à com­men­cer par ces adhân si frap­pants pour qui a pu les enten­dre. Par ailleurs, il est vrai que lors­que je parle de "gré­go­rien", je n’en pro­pose ni his­toire dif­fé­ren­ciée, ni divi­sions inter­nes (comme il y a pu en avoir par exem­ple au début du XX° entre Dom Pothier et Dom Mocquereau…) : comme vous le rele­vez bien, la cible de mon propos est très spé­ci­fi­que et elle m’impose d’uti­li­ser des mots com­muns ("gré­go­rien", "tajwîd" ou autres), certes avec sérieux mais sans m’encom­brer d’infi­nies déli­mi­ta­tions. Autant dire que la consis­tance de mon propos repose avant tout sur le par­cours de ma flèche plutôt que sur les cons­ti­tuants maté­riels du pro­jec­tile (l’image, je l’espère, ne vous sem­blera pas trop extra­va­gante). Il s’agit en cette affaire d’arri­ver à penser quel­que chose qui semble jusqu’à pré­sent l’être assez peu et qui concerne la manière dont la musi­que ("contem­po­raine" en l’occur­rence) peut à la fois accueillir un flot verbal (sans le bru­ta­li­ser c’est-à-dire sans lui ôter sa propre majesté sonore et sa capa­cité signi­fiante propre) et diri­ger la syn­thèse ryth­mi­que à laquelle ce flot va contri­buer. Mon inté­rêt pour le tajwîd touche ainsi au point précis sui­vant : com­ment pré­sen­ter dans la musi­que (contem­po­raine) une langue arabe au maxi­mum de ses effets pro­pres (sans que la musi­que éprouve le besoin de se taire pour mieux écouter la splen­deur de cette décla­ma­tion) ? En quel­que sorte il s’agit pour moi - par­don­nez cette incise - d’éviter l’écueil du Requiem de Zimmermann qui se ter­mine par une musi­que muette qui se contente d’écouter les bruits du monde (en l’occur­rence de mai 1968 !). Pour ce faire, il faut tirer parti des savoirs exis­tants mais il faut aussi savoir tracer une obli­que en leur sein et savoir déci­der quand arrê­ter la col­lecte dia­go­nale. En espé­rant pou­voir pro­lon­ger ces échanges de manière cette fois orale dans quel­que jour­née d’étude…

François Nicolas

Séance du 13 mai 2012

opendocument text - 3.3 Mo

Séminaire Babel : La musi­que contem­po­raine et les lan­gues

Séance du samedi 13 avril 2013

École Normale Supérieure (45 rue d’Ulm, Paris) Salle de sémi­naire du CIRPHLES (USR - 3308) Département de phi­lo­so­phie - Sous-sol du Pavillon Pasteur

http://cir­phles.ens.fr/mamu­phi/semi... http://www.entre­temps.asso.fr/Babel

10h30-13h : François Nicolas - À quel­les condi­tions musi­que et lan­gues peu­vent-elles faire œuvre com­mune ? 15h-18h : Violaine Anger - Pour une appro­che his­to­ri­que de la pro­so­die : le tour­nant Rousseau Discutant : Antoine Bonnet

Résumés À quel­les condi­tions musi­que et lan­gues peu­vent-elles faire œuvre com­mune ? François Nicolas Hypothèses de départ · La musi­que (mal) dite contem­po­raine a besoin de se confron­ter à quel­que chose qui lui est hété­ro­gène pour conti­nuer d’exis­ter en art musi­cal. [1]

· On pri­vi­lé­giera ici l’hété­ro­gène des lan­gues (plutôt que celui des images, des corps dan­sants, etc.).

Premières consé­quen­ces · Qu’atten­dre musi­ca­le­ment d’une telle confron­ta­tion ? S’agit-il d’accueillir l’hété­ro­gène en ques­tion, de l’incor­po­rer, de l’inté­grer (voire de le désin­té­grer) musi­ca­le­ment ou s’agit-il de confi­gu­rer, par un dis­po­si­tif non exclu­si­ve­ment musi­cal, un tête à tête, voire un face à face ?

· Quel parti l’art musi­cal peut-il escomp­ter d’un tel rap­port (connec­tif/conjonc­tif/dis­jonc­tif) à un tel hété­ro­gène ?

· Comment carac­té­ri­ser l’hété­ro­gène des lan­gues au regard de la musi­que ?

· Comment cet hété­ro­gène se diver­si­fie-t-il pour la musi­que : selon les lan­gues concer­nées, selon leurs dif­fé­rents types de voca­li­sa­tions, selon le type de texte concerné ?

· Qu’est-ce qui, dans ce fais­ceau d’hété­ro­gé­néi­tés, peut spé­ci­fi­que­ment inté­res­ser l’art musi­cal et que veut dire pour lui de s’y « confron­ter » ?

Critiques déli­mi­tan­tes · Limite du dire dont la musi­que est capa­ble - S’il est vrai, comme l’exem­ple de Kundry dans Parsifal a pu le sug­gé­rer, qu’une même voix peut à la fois dire et chan­ter, il n’est cepen­dant pas exact qu’une même voix puisse à la fois parler (stricto sensu) et chan­ter.

· Limite de la « jus­tice » dont la musi­que est capa­ble - S’il est vrai, comme Platon dans La République a pu le sug­gé­rer, que « la mélo­die est la jus­tice rendue par la musi­que à la poésie » [2], il n’est cepen­dant pas exact qu’une telle mélo­die puisse rendre jus­tice (non musi­cale) de la beauté propre à la langue concer­née.

Propositions · L’œuvre « com­po­site » ainsi visée doit alors cir­cu­ler en évitant deux sillons lar­ge­ment bali­sés :

- celui de l’œuvre « musi­cale chan­tée » où le rap­port musi­que-lan­gues se trouve musi­ca­le­ment sur­dé­ter­miné (il y a « une » œuvre à mesure du fait que la musi­que s’en porte garante) ; on par­lera ici de clas­si­cisme musi­cal ;

- celui de l’œuvre « d’art totale » où la caté­go­rie géné­rale d’art vient roman­ti­que­ment sub­su­mer la dif­fé­rence entre arts musi­cal et poé­ti­que (il y a « une » œuvre à mesure d’un enve­lop­pe­ment extrin­sè­que selon la caté­go­rie d’art) ; on par­lera ici de roman­tisme artis­ti­que [3].

· Il s’agit alors d’inven­ter une nou­velle figure du commun [4] entre musi­que et lan­gues. Si ce commun n’est plus le pro­duit musi­ca­le­ment fibré d’un des deux termes [5] ni leur somme artis­ti­que­ment amal­ga­mée [6] , il devient néces­saire de recou­rir à la média­tion d’un troi­sième terme. Parlons ici d’une Idée (dont le nom propre [7] va titrer l’œuvre) apte à nouer musi­que et lan­gues (sans dis­sou­dre l’une ou fusion­ner les deux).

· Cette Idée se pro­jette en commun sur les deux volets de/à l’œuvre en même temps qu’elle s’éprouve comme apti­tude à les ras­sem­bler en commun [8]. Cette com-posi­tion en partie double ouvre une pos­si­ble jus­tice entre musi­que et lan­gues ne se rédui­sant plus à une jus­tice musi­ca­le­ment rendue à la poésie.

· Si l’œuvre com­po­site confronte ainsi monde-Musique et monde de la parole sans assi­mi­ler l’un à l’autre, la com­po­si­tion de ce face à face néces­site alors une double écriture : sol­fé­gi­que pour son ver­sant musi­cal, ordi­naire pour son ver­sant de dic­tion. D’où d’impor­tan­tes ques­tions tech­ni­ques pour coor­don­ner cette dis­jonc­tion irré­duc­ti­ble. 1

***

Pour une appro­che his­to­ri­que de la pro­so­die : le tour­nant Rousseau, Violaine Anger

L’écoute des pro­prié­tés sono­res de la langue ne va pas de soi dans une culture où la musi­que s’est déve­lop­pée à partir d’une langue que tout le monde pro­non­çait à sa manière, le latin. Elle se pré­cise donc aussi en paral­lèle avec une his­toire de la réflexion sur le signe et la signi­fi­ca­tion. A l’époque de Rousseau, l’appa­ri­tion d’une musi­que ins­tru­men­tale auto­nome oblige à repen­ser l’acti­vité signi­fiante, ce à quoi l’inven­teur du mélo­drame s’attelle dans l’Essai sur l’ori­gine des lan­gues et le Dictionnaire de musi­que. L’inter­ven­tion s’effor­cera de reve­nir sur les points essen­tiels de sa pensée.

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BABEL : musi­que contem­po­raine, lan­gues et poésie 

2014-2015 : Hétérophonie(s) ?

(dir. V. Anger, R. Di Stefano, F. Nicolas et O. Saccomano) 

Le samedi matin (10h30-13h)

à l’École nor­male supé­rieure

45, rue d’Ulm - Paris V

Salle de Séminaire (sous-sol du pavillon Pasteur)

L’hété­ro­pho­nie musi­cale : vers une terza pra­tica ?

Raisonances avec le poème Douze (1918) d’A. Blok

François Nicolas

(Séminaire Babel, 4 octo­bre 2014 - 10h30 - Ens-Ulm)

 

Plan d’exposé

Cadre géné­ral

Comment conti­nuer l’art musi­cal en assu­mant les impas­ses créa­tri­ces de la moder­nité au XX° siècle ?

Une orien­ta­tion géné­rale s’affir­mant entre deux fronts :

Ni table rase « révo­lu­tion­naire », ni conti­nuité conser­va­trice mais exten­sion par adjonc­tion (le para­digme en est pré­levé dans la mathé­ma­ti­que : exten­sion algé­bri­que par Dedekind et exten­sion géné­ri­que par Cohen). Ni aban­don ni conser­va­tion donc, mais refonte glo­bale [1] à l’épreuve d’une adjonc­tion rela­ti­ve­ment [2] hété­ro­gène. Ni nihi­lisme actif (ultra­mo­der­nisme : jeu tech­no­lo­gi­que), ni nihi­lisme passif (tra­di­tion­na­lisme : enjeu nar­ra­tif) mais réaf­fir­ma­tion d’un pos­si­ble élargissement du monde-Musique…

Hypothèses musi­ca­les de tra­vail

1. Il s’agit d’adjoin­dre à la musi­que un ras­sem­ble­ment de pro­so­dies lin­gua­les, diver­si­fiées en plu­sieurs lan­gues, qu’on pro­pose d’appe­ler un chœur babé­lien. Adjoindre n’est pas sim­ple­ment ajou­ter : c’est incor­po­rer (en l’occur­rence musi­ca­li­ser ces pro­so­dies sans rabo­ter leur spé­ci­fi­cité lin­guale).

On pré­sen­tera un exem­ple concret de ce type de tra­vail sur le poème Le condamné à mort de Jean Genet.

2. L’exten­sion musi­cale sou­hai­tée se cons­ti­tuera sous le nom géné­ri­que d’« hété­ro­pho­nie ».

Il s’agit de repren­dre le même type de geste que celui que Monteverdi, sous le nom de secunda pra­tica, a engagé au début du XVII°, refon­dant l’art musi­cal par adjonc­tion de la mélo­die tona­le­ment har­mo­ni­sée à l’ancienne poly­pho­nie moda­le­ment contre­poin­tée.

D’où l’idée de placer cette entre­prise sous le signe d’une pos­si­ble terza pra­tica. [3]

Hétérophonie

Qu’appel­lera-t-on ici « hété­ro­pho­nie » ?

On la dis­tin­guera d’une part de la poly­pho­nie clas­si­que (si les deux par­ta­gent une plu­ra­lité de voix, l’hété­ro­pho­nie traite de voix dis­pa­ra­tes [4]), d’autre part du col­lage post-moderne (le mon­tage hété­ro­pho­ni­que ne se fait pas par pré­lè­ve­ment de par­ties-voix préa­la­ble­ment exis­tan­tes, en par­ti­cu­lier dans les poly­pho­nies anté­rieu­res). D’où la for­ma­li­sa­tion de ce réseau d’oppo­si­tions dans l’hexa­gone sui­vant (voir PDF) :

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 [1] énoncé démarqué de celui d’Adorno : « L’art a besoin de quelque chose qui lui est hétérogène pour devenir art ».

[2] La République de Platon (Alain Badiou ; Fayard)

[3] Soit deux acceptions bien différentes de ce que « un » veut ici dire : dans le classicisme, l’œuvre est une car il s’agit d’une œuvre musicale : l’un de la musique produit l’un de l’œuvre ; dans le romantisme, l’œuvre est une car il s’agit d’une œuvre d’art (total) : l’un de l’œuvre est sommé dans l’un de l’art. D’un côté, l’un de la musique fait l’un de l’œuvre mixte ; de l’autre, l’un de l’art fait l’un de l’œuvre d’art totale. L’unité classique procède de l’aval (par projection sur l’œuvre de la puissance musicale unificatrice), l’unité romantique de l’amont (par sommation – amalgame fécondé - de toutes les composantes à l’œuvre dans un unique monde supposé de l’art).

[4] ce qui, bien sûr, ne se limite pas au temps chronologique et à l’espace architectural empiriquement partagés…

[5] Soit la musique dirige (c’est alors le chant où la diction est soumise à la musique), soit la prosodie domine (c’est alors le mélodrame où la musique « accompagne »).

[6] On reconnaîtra ici le dilemme catégoriel de la limite projective et de la colimite injective…

[7] Passion selon Saint Matthieu, La Khovantchina, Parsifal, Moïse et Aaron, Octobre, Égalité ‘68…

[8] Simultanément constituante et constituée, cette Idée semble configurer un nouage borroméen…