CERCC

J’aime­rais signa­ler un livre dont la publi­ca­tion date de quel­ques années déjà mais qui cons­ti­tue à mon avis un des événements majeurs de la lit­té­ra­ture de ce début du siècle, qui s’ins­crit plei­ne­ment dans le sens que nous vou­lons donner aux recher­ches du CERCC et dont je recom­mande très vive­ment la lec­ture, par exem­ple pen­dant les vacan­ces d’été (l’ensem­ble fait quand même plus de 1300 pages).

Un mot donc du der­nier roman de Javier Marías, Ton visage demain publié en trois volu­mes de 2002 à 2007 à Madrid et tra­duit en fran­çais, chez Gallimard, de 2004 à 2010 et dont j’ai achevé la lec­ture au prin­temps der­nier. Livre fas­ci­nant à bien des égards – fas­ci­nant pour son intri­gue de roman d’espion­nage hale­tante, pour son ambi­tion lit­té­raire reven­di­quée (son modèle ce sont les gran­des sommes, de Tristram Shandy à La Recherche en pas­sant par Shakespeare auquel, comme tous les romans de Marías, il emprunte son titre) – fas­ci­nant plus encore parce qu’il ne s’agit pas d’une redite, d’une répé­ti­tion de ces gran­des sommes lit­té­rai­res, ni sous la forme d’une décons­truc­tion moder­niste, ni sous la forme d’une ironie post­mo­derne – je dirai même qu’il tourne le dos défi­ni­ti­ve­ment à toute idée de somme défi­ni­tive, à l’idée même du Livre. Pas seu­le­ment parce que tra­versé par la mémoire des catas­tro­phes du XXe siècle, la guerre d’Espagne, mais aussi la Shoah, il est brisé par un retour hyp­no­ti­que de l’his­toire – entre autres la pho­to­gra­phie d’un jeune homme (p. 185 du tome I) abattu pen­dant le siège de Madrid troue lit­té­ra­le­ment le récit. Mais sur­tout parce que, refu­sant toute sta­bi­lité lin­guis­ti­que, il se pré­sente comme un authen­ti­que roman euro­péen : en échange per­ma­nent entre Londres, où se déroule la majeure partie de l’intri­gue, et Madrid, d’où est issu l’auteur, le nar­ra­teur, Ton visage demain n’adopte jamais une situa­tion stable que lui confè­re­rait une cen­tra­lité, un point d’atta­che fixe. Les dia­lo­gues y sont sans cesse tra­duits : les per­son­na­ges y par­lent le plus sou­vent en anglais, mais leurs propos, rap­por­tés en cas­tillan, ne lais­sent émerger la langue ori­gi­nale qu’à l’occa­sion de com­men­tai­res des per­son­na­ges ou du nar­ra­teur sur les expres­sions idio­ma­ti­ques qu’ils emploient. Ainsi ce long récit ne met-il jamais en scène un échange uni­vo­que, une dia­lec­ti­que qui pour­rait s’arrê­ter à une belle unité, mais tou­jours une parole dédou­blée comme dans ce qui le centre brû­lant de l’intri­gue au moment où l’intri­gue va bas­cu­ler dans l’absolu de la vio­lence : « “Ne traîne pas et n’attends pas. Ramène-la”. Je crois que ce fut ce qu’il dit en anglais, “Don’t linger or delay”, ou peut-être que non et que ce fut autre chose, peut-être “loiter” ou “dally”, c’est impro­ba­ble. Ce dont je suis sûr c’est que l’expres­sion “dépê­che-toi” ne sortit pas de ses lèvres. Il avait la même cons­cience que moi de ce qui était facile et dif­fi­cile dans les lan­gues, et c’étaient là des mots trop faci­les à reconnaî­tre, “dépê­che-toi”. Il savait que Manoia aurait pu les com­pren­dre dans tous les cas, même mar­mot­tés et au milieu du bruit, ou dits par une bouche cachée et noire. » (p. 102 du tome II).

Henri Garric