CERCC

Il est des livres, à pres­crire sans réserve, qui font l’effet de ce que l’on dési­gnait naguère sous le joli nom de « cor­dial ». Telle, dans la col­lec­tion de poche des éditions Cambourakis, la pre­mière tra­duc­tion inté­grale, naguère primée, de Kornél Esti (reflet exact du titre ori­gi­nal hon­grois paru en 1933), l’un des chefs d’œuvre de Dezső Kosztolányi.

Certes, ce der­nier n’est ni un « auteur vivant », ni un par­fait inconnu… Le public fran­çais a décou­vert son œuvre envi­ron un siècle après sa nais­sance, grâce à des tra­duc­teurs (Georges Kassaï et Gilles Bellamy, pour les éditions In Fine, ou Eva Vingiano de Piña Martins, pour Viviane Hamy) et à des mai­sons d’édition dési­reu­ses de faire-valoir une lit­té­ra­ture tout juste sortie de l’éclipse qu’elle avait connue depuis 1945. Le début des années quatre-vingt-dix coïn­cide en effet avec le retour sur la scène éditoriale, en Hongrie comme en Occident, d’auteurs majeurs de l’entre-deux-guer­res, tels Márai, Krúdy et… Kosztolányi, piliers de la revue Nyugat et du « moder­nisme » centre-euro­péen, joyeux drilles et poly­gra­phes pleins de verve dont se récla­ment aujourd’hui Esterházy, Konrád ou encore Kertész. Esti Kornél, d’entrée de jeu pré­senté comme l’alter ego et le « malin génie » du nar­ra­teur pre­mier (son ami d’enfance et son Eckermann impromptu…), conquiert dès le second cha­pi­tre une auto­no­mie fic­tion­nelle, et nous invite à le suivre, au fil des 18 cha­pi­tres du livre (conçus comme autant de « nou­vel­les » auto­no­mes, sans autre lien que leur pro­ta­go­niste), de 1891, lors­que qu’il entre à l’école et y décou­vre la société humaine, jusqu’au début des années 30. Le fil chro­no­lo­gi­que demeure néan­moins fort ténu : la struc­ture de l’œuvre s’appa­rente davan­tage au récit pica­res­que, dont le héros par­tage la modeste ori­gine, le prag­ma­tisme et la verve. Les tri­bu­la­tions d’Esti – ce double spi­ri­tuel de Kosztolányi lui-même – nous pro­mè­nent dans la Budapest des années vingt, parmi la faune impro­ba­ble et noc­tam­bule des jeunes poètes et des vieux ivro­gnes. « J’aime tout et tout le monde, tous les peu­ples et tous les pays. Je suis tout le monde et per­sonne. Oiseau migra­teur, trans­for­miste, magi­cien, anguille qui ne cesse de glis­ser entre les doigts. Impénétrable, insai­sis­sa­ble. » (p. 76) Polygraphe et poly­glotte, depuis son tout pre­mier départ pour l’Italie et la mer, en 1903 (chap. 3), Esti Kornél sillonne également l’Europe, en un voyage sen­ti­men­tal dans la lignée de Laurence Sterne, qui, de wagons en hôtels, le mène d’une his­toire à l’autre. Ces sou­ve­nirs cos­mo­po­li­tes sont autant de fic­tions asso­ciant libre­ment ren­contres et lan­gues, bous­cu­lant les idées reçues, et trai­tant par l’humour et la dis­tance iro­ni­que les sujets pré­su­més « sérieux », tels la dif­fu­sion de la culture, ou l’étrange répar­ti­tion des biens de ce monde… A l’aven­ture déjà connue du sieur Gallus, tra­duc­teur klep­to­mane (anté­rieu­re­ment publiée par Viviane Hamy dans un recueil hété­ro­gène), vien­nent ici s’ajou­ter, entre autres, la déso­pi­lante his­toire du contrô­leur bul­gare (chap. 9), celle du pré­si­dent de l’asso­cia­tion cultu­relle Germania, petit conte phi­lo­so­phi­que empreint de verve sati­ri­que, ou encore celle de l’inter­ne­ment du jour­na­liste Pali, au terme d’une mélan­co­li­que et tru­cu­lente déam­bu­la­tion noc­turne, sous l’enchan­teur clair de lune esti­val bai­gnant la « moderne Babylone » magyare.

Si l’érudition de l’auteur est immense, elle n’est pour­tant jamais osten­ta­toire, et s’assor­tit d’un ico­no­clasme allè­gre, dont cer­tains monu­ments font les frais. Goethe, Kant, ou encore Klopstock et, d’une manière géné­rale, cette culture de langue alle­mande véhi­cu­lée par la poli­ti­que impé­ria­liste de ger­ma­ni­sa­tion sys­té­ma­ti­que, à laquelle les Magyars ont cons­tam­ment résisté sous le règne des Habsbourg, sont la cible d’une ironie facé­tieuse qu’un Diogène n’eût pas reniée.

Au-delà du diver­tis­se­ment brillant que nous octroie la tra­duc­tion de Sophie Képès (en l’occur­rence seule dis­po­ni­ble et conforme à l’ori­gi­nal) Kornél Esti est aussi un texte plu­ri­lin­gue, tra­versé par des cita­tions en lan­gues étrangères (que la tra­duc­trice a le goût de lais­ser telles quel­les) et sur­tout par de très nom­breu­ses nota­tions sur l’usage de la langue et des lan­gues. Ce qui invite à relire les essais de l’auteur sur la tra­duc­tion et la connais­sance des lan­gues vivan­tes parus en fran­çais en 1996 dans un recueil « mixte » (com­pre­nant des nou­vel­les et des textes théo­ri­ques) inti­tulé L’étranger et la mort paru chez In Fine.

Florence Godeau