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Retour sur la Mission Dakar-Djibouti

La Mission Dakar-Djibouti, remise en cir­­cu­­la­­tion des savoirs et des objets

Retour sur la Mission Dakar-Djibouti, la remise en cir­cu­la­tion des savoirs et des objets par Marie Gautheron , le 2 novem­bre 2012, domaine(s) : Art & lit­té­ra­ture, mots-clés : Afrique | musée | eth­no­gra­phie.

De 1931 à 1933 s’orga­nise la Mission Dakar-Djibouti. Plus de huit décen­nies plus tard une équipe plu­ri­dis­ci­pli­naire revient sur cette aven­ture eth­no­gra­phi­que afin d’enri­chir la com­pré­hen­sion des objets rap­por­tés et de les valo­ri­ser grâce à des formes ori­gi­na­les de res­ti­tu­tion sym­bo­li­que des objets issus de la Mission Dakar-Djibouti.

Cette mis­sion s’orga­nise de 1931 à 1933 à tra­vers le conti­nent afri­cain qu’elle tra­verse du Sénégal à l’Ethiopie afin de col­lec­ter objets et don­nées eth­no­gra­phi­ques. Commanditée par Paul Rivet et Georges Henri Rivière, alors direc­teur et sous-direc­teur du Musée d’eth­no­gra­phie du Trocadéro et sub­ven­tion­née par l’Etat fran­çais, cette mis­sion « Mission eth­no­gra­phi­que et lin­guis­ti­que » est placée sous la direc­tion de Marcel Griaule et compte une équipe de dix per­son­nes, des lin­guis­tes, des eth­no­gra­phes, un musi­co­lo­gue, un pein­tre et un natu­ra­liste. Dès 1934, Michel Leiris, le « secré­taire-archi­viste » de la Mission, contri­bue à en dif­fu­ser les objec­tifs et les pra­ti­ques grâce à la publi­ca­tion de son jour­nal de bord, L’Afrique fan­tôme. Centrée sur la col­lecte d’objets qui sont envi­sa­gés comme des témoins de la civi­li­sa­tion maté­rielle et de la vie sociale des com­mu­nau­tés indi­gè­nes, la Mission Dakar-Djibouti marque pro­fon­dé­ment l’his­toire de l’eth­no­gra­phie fran­çaise, mais aussi plus lar­ge­ment celle des scien­ces humai­nes, des musées et de l’his­toire de l’art afri­cain. La mis­sion rap­porte en effet un « butin » [2] de 3500 objets qui com­plè­tera le fonds du Musée de l’Homme (mais aussi des ani­maux, quel­ques 6000 pho­to­gra­phies, des films, des enre­gis­tre­ments sono­res et 15 000 fiches d’obser­va­tion de ter­rain). Si près de la moitié des objets col­lec­tés sont des objets rituels et sacrés de plus ou moins grande impor­tance (« Mère des mas­ques » dogon, pein­tu­res de l’église Abba-Antonios de Gondar, mas­ques et sta­tuet­tes) [3], la majeure partie de la col­lecte est ensuite cons­ti­tuée d’objets du quo­ti­dien - tis­sa­ges et pote­ries, outils de chasse ou de pêche, de cui­sine ou d’agri­culture, pièces de fer­ron­ne­rie, petit mobi­lier, éléments d’archi­tec­ture, ins­tru­ments de musi­que et méde­ci­nes, jouets et pou­pées, échantillons de toutes sortes, spé­ci­mens bota­ni­ques et zoo­lo­gi­ques...

Au-delà cette col­lecte d’objets, la mis­sion s’ins­crit clai­re­ment dans le contexte colo­nial en se don­nant pour objec­tif la for­ma­tion des admi­nis­tra­teurs colo­niaux, prin­ci­paux par­te­nai­res de la mis­sion sur le ter­rain, aux­quels elle adresse les Instructions som­mai­res pour les col­lec­teurs d’objets eth­no­gra­phi­ques. Ce docu­ment essen­tiel défi­nit alors la nature des objets col­lec­tés : tout objet, même le plus modeste, est inté­res­sant parce que témoin de sa culture ; aucun n’est objet d’art a priori mais chacun est pas­si­ble d’esthé­ti­sa­tion. Le docu­ment établit en outre le prin­cipe de la col­lecte scien­ti­fi­que, qui entend s’oppo­ser à la cons­ti­tu­tion d’une col­lec­tion d’œuvres d’art et pro­pose une typo­lo­gie des objets selon leurs fonc­tion­na­li­tés. Il donne enfin des indi­ca­tions pré­ci­ses sur les bonnes pra­ti­ques de trans­port, de conser­va­tion et sur­tout sur la docu­men­ta­tion des objets, qui seront tous décrits selon un même prin­cipe de fiche des­crip­tive en 10 points (lieu d’ori­gine, déno­mi­na­tion et nom, des­crip­tion, notes com­plé­men­tai­res, ren­sei­gne­ments eth­ni­ques, col­lecté par qui et quand, condi­tions d’envoi au musée, réfé­ren­ces ico­no­gra­phi­ques, biblio­gra­phie" ; un 10e point est ajouté ulté­rieu­re­ment, concer­nant les expo­si­tions de l’objet.)

L’enquête de ter­rain : méthode inten­sive vs méthode exten­sive

La revue Minotaure (1933-1939) consa­cre un numéro spé­cial à la Mission à l’occa­sion de l’expo­si­tion des col­lec­tions dans la nou­velle salle Afrique du musée d’eth­no­gra­phie du Trocadéro en 1933, où Marcel Griaule expose les dif­fé­ren­tes moda­li­tés de l’enquête eth­no­gra­phi­que sur le ter­rain ; il en res­sort que la col­lecte d’objets, véri­ta­ble fil conduc­teur de la Mission, est déter­mi­née par des impé­ra­tifs à la fois scien­ti­fi­ques et muséo­lo­gi­ques (la col­lec­tion du musée du Trocadéro existe déjà, il s’agit de la com­plé­ter), mais également que la Mission est sou­mise à de mul­ti­ples contrain­tes maté­riel­les et à celles d’un calen­drier à tenir. Tenue au succès pour des rai­sons poli­ti­ques et idéo­lo­gi­ques évidentes, la mis­sion se doit de rap­por­ter une grande quan­tité d’objets en pro­ve­nance de toutes les étapes de l’iti­né­raire, en s’appuyant sur les com­pé­ten­ces diver­ses de l’équipe qui docu­mente par­fois les objets col­lec­tés a minima et sans concer­ta­tion col­lec­tive, dans la hâte d’un iti­né­raire contraint. M. Griaule dis­tin­gue deux moda­li­tés d’enquête sur le ter­rain : "la méthode exten­sive, consis­tant à étudier des ques­tions don­nées dans le plus grand nombre de socié­tés pos­si­bles ; la méthode inten­sive, qui consiste au contraire en une enquête appro­fon­die d’une seule société". Cette der­nière (appli­quée en pays dogon, au Nord-Cameroun, puis en Ethiopie), se carac­té­rise par la longue durée du séjour et la mise en œuvre croi­sée des com­pé­ten­ces et des modes d’enre­gis­tre­ment : autour d’un même fait social, la com­plé­men­ta­rité des regards joue plei­ne­ment, ainsi que la plu­ra­lité des médias de cap­ta­tion. Ainsi, les mani­fes­ta­tions publi­ques des funé­railles d’un chas­seur dogon, le 21 octo­bre 1931, à Ogol-du-Haut, ont fait l’objet d’enre­gis­tre­ments gra­phi­ques, fil­mi­ques, pho­to­gra­phi­ques et musi­caux. Un cro­quis de M. Griaule montre les posi­tions de sept obser­va­teurs, stra­té­gi­que­ment postés l’un en situa­tion domi­nante, les autres mêlés aux dif­fé­rents grou­pes de la céré­mo­nie. Cette pra­ti­que de col­la­bo­ra­tion inten­sive entre des cher­cheurs de dif­fé­ren­tes dis­ci­pli­nes était censée déjouer les pièges inhé­rents aux opé­ra­tions de trans­fert cultu­rel - en par­ti­cu­lier ceux liés au recours à des infor­ma­teurs et inter­prè­tes locaux.

A cette enquête pro­pre­ment « poli­cière » (pour repren­dre un mot de Marcel Griaule), inter­dis­ci­pli­naire et mul­ti­mé­diale, s’oppose la pra­ti­que de l’eth­no­gra­phie iti­né­rante. Griaule dis­tin­gue donc l’explo­ra­tion « inten­sive », qui seule permet une véri­ta­ble inves­ti­ga­tion eth­no­gra­phi­que et une forme d’enquête « très décriée, appa­rem­ment à juste titre : exten­sif se confond sou­vent avec super­fi­ciel », mais cepen­dant scien­ti­fi­que­ment jus­ti­fiée, car « l’eth­no­gra­phie muséale exige des séries exhaus­ti­ves dont les éléments doi­vent être recueillis sur de vastes aires ». Aussi cette méthode, qui permet la contex­tua­li­sa­tion élargie des faits sociaux a-t-elle été appli­quée par la Mission tout au long d’un iti­né­raire de 20 000 km. La méthode exten­sive pro­cède de façon sys­té­ma­ti­que à la tenue de l’agenda, à la col­lecte, à l’expé­di­tion et à l’établissement des fiches des­crip­ti­ves des objets col­lec­tés ; elle étudie de façon plus appro­fon­die cer­tains objets choi­sis de façon appa­rem­ment aléa­toire, ou cer­tains faits cultu­rels ren­contrés au fil du voyage. De façon tout aussi inter­mit­tente, elle garde des traces sen­si­bles de tel ou tel site, tels faits sociaux, ou de la vie de la Mission.

Actualiser les savoirs en par­tant des « maillons fai­bles »

C’est pré­ci­sé­ment cette eth­no­gra­phie iti­né­rante, exten­sive et par­fois « super­fi­cielle » que la recher­che en cours entre­prend de revi­si­ter. L’un des enjeux de ce tra­vail est d’iden­ti­fier les logi­ques qui gou­ver­nent, de façon latente, l’enre­gis­tre­ment des don­nées et le choix des médiums, les caté­go­ries d’objets pri­vi­lé­giés, la poli­ti­que d’acqui­si­tion - spo­ra­di­que ou mas­sive, contrac­tuelle ou sau­vage, par une étude des dis­po­si­tifs scien­ti­fi­ques et des rela­tions entre­te­nues par la Mission avec ses inter­mé­diai­res locaux (en par­ti­cu­lier, les admi­nis­tra­teurs colo­niaux, et les indi­gè­nes contri­buant, à divers titres, au tra­vail de la Mission). La ville de Dakar, par exem­ple, qui était le point de départ de la Mission, n’est que hâti­ve­ment par­cou­rue : l’équipe s’y consa­cre essen­tiel­le­ment aux démar­ches admi­nis­tra­ti­ves et aux pro­blè­mes d’inten­dance et ne s’inté­resse briè­ve­ment qu’à la seule com­mu­nauté Lébou. Une ren­contre avec le chef de la col­lec­ti­vité, une pro­me­nade à Yof et Ngor abou­tis­sent à l’achat d’une piro­gue. Michel Leiris, déçu par Dakar et déjà lassé par l’acti­vité de col­lecte, note dans une lettre du 11 juin 1931 : « ce n’est plus l’eth­no­gra­phie qui m’inté­resse, mais le voyage lui-même et le dépla­ce­ment ». Plus loin, la Mission par­court le Dahomey (l’actuel Bénin) du Nord au Sud, puis du Sud au Nord, soit plus de 1000 km en 18 jours, au cours des­quels elle acquiert pas moins de 390 objets. Collectés à la hâte, un grand nombre d’entre eux sont peu docu­men­tés ou sont trai­tés en groupe, comme ce lot remis à la Mission par un admi­nis­tra­teur colo­nial, de 36 "objets magi­ques" saisis à Bopa, dans le Sud du pays. Bien que les objets ras­sem­blés soient très dis­sem­bla­bles dans leur aspect, leurs cons­ti­tuants maté­riels, leurs pro­ces­sus de pro­duc­tion, et sans doute leurs fonc­tion­na­li­tés, ils sont clas­sés en deux grou­pes aux déno­mi­na­tions uni­ques : « Objets magi­ques ; bo : piquets avec crânes ou gour­des », et « seize objets magi­ques ». Trois des 36 « objets magi­ques » ou « amu­let­tes » récol­tés à Bopa, Mono, Bénin, par la Mission Dakar-Djibouti.« seize objets magi­ques » ; « Objet magi­que, asogbe (son­nailles) » ; « Objets magi­ques : bo : piquets avec crânes ou gour­des » conser­vés au musée du quai Branly.

L’enquête exten­sive a bien cons­ti­tué la pra­ti­que ordi­naire et effec­tive d’une Mission au cours de laquelle l’appli­ca­tion de la méthode inten­sive a revêtu un carac­tère somme toute excep­tion­nel. Plutôt qu’aux icônes de la Mission très revi­si­tées (grands objets rituels dogons ou pein­tu­res d’Abyssinie), nous avons donc choisi de nous inté­res­ser à deux « maillons fai­bles » de la Mission Dakar-Djibouti. Le pre­mier temps « faible » est celui des débuts (du 31 mai au 4 août 1931), cor­res­pon­dant au trajet de Dakar à Bamako au cours duquel se met­tent en place les pro­cé­du­res d’enquête, le recru­te­ment des par­te­nai­res, la répar­ti­tion des tâches. La Mission suit alors le par­cours de la voie ferrée dont elle s’écarte cepen­dant à plu­sieurs repri­ses, pour des excur­sions en auto­mo­bile. Le second « maillon faible » étudié est celui de l’étrange détour cons­ti­tué par le raid opéré en deux semai­nes (du 4 au 20 décem­bre 1931) au Dahomey, haut-lieu de l’his­toire et des cultu­res afri­cai­nes, où la Mission col­lecte un très grand nombre d’objets, entre autres auprès d’un fonc­tion­naire de Porto-Novo : « Nous nous trans­for­mons en entre­prise de démé­na­ge­ment, car il nous a fait don de plus de 50 objets, que nous empor­tons sur l’heure, avec un cynisme de busi­ness­men ou d’huis­siers » [4]. Nous for­mons l’hypo­thèse que cette étape cons­ti­tue, en raison de la den­sité des pra­ti­ques qui s’y déploient, un obser­va­toire pri­vi­lé­gié de l’acti­vité de l’équipe de M. Griaule.

Interdisciplinarité, trans­ver­sa­lité

Notre projet de recher­che est né en 2010 d’une volonté de tra­vail trans­dis­ci­pli­naire sur un objet d’étude impli­quant la rela­tion à l’his­toire colo­niale. Il réunit une équipe de cher­cheurs de l’ENS Lyon issus du CERCC et d’Icar ainsiq eu de l’IGFL et de l’Université Paris Ouest Nanterre, ras­sem­blant des spé­cia­lis­tes en socio­lin­guis­ti­que, en lit­té­ra­ture, en tra­duc­to­lo­gie, en bio­lo­gie, en esthé­ti­que, en art et en anthro­po­lo­gie. Nous tra­vaillons en outre étroitement avec des par­te­nai­res d’autres dis­ci­pli­nes et d’autres ins­ti­tu­tions, en par­ti­cu­lier en anthro­po­lo­gie et en muséo­lo­gie avec les équipes du musée du Quai Branly, de la Cité de la Musique, et de la Bibliothèque Eric de Dampierre. Voyage au long cours et mis­sion scien­ti­fi­que en terres colo­nia­les, la Mission Dakar-Djibouti est une expé­rience majeure de trans­ferts et d’hybri­da­tions cultu­rel­les - de la cap­ture de la parole de l’autre à sa trans­po­si­tion méta­lin­guis­ti­que, de la saisie des objets et du décryp­tage des faits sociaux aux­quels ils sont reliés, aux col­la­bo­ra­tions mul­ti­ples avec les inter­mé­diai­res locaux, ou à la spec­ta­cu­la­ri­sa­tion des faits cultu­rels ; mais aussi, de la confron­ta­tion des objec­tifs scien­ti­fi­ques à la réa­lité humaine et poli­ti­que du ter­rain, à l’expé­rience ini­tia­ti­que de décultu­ra­tion ou d’ensau­va­ge­ment dont le Journal de Leiris se fait inti­me­ment l’écho. Dans le contexte des grands chan­ge­ments envi­ron­ne­men­taux et sociaux qui ont jalonné ces 80 der­niè­res années, ces objets sont par­fois les seuls témoins d’une bio­di­ver­sité, comme de tra­di­tions ou de savoir faire dis­pa­rus. Cette Mission des années 1930 a certes déjà donné lieu, tout comme l’œuvre de Michel Leiris, à de nom­breu­ses études cri­ti­ques [5]. Mais elle n’avait encore jamais été inter­ro­gée dans la pers­pec­tive en quel­que sorte ana­lo­gi­que et contra­dic­toire qui est la nôtre. Notre recher­che se pro­pose donc d’élaborer une exper­tise des savoirs signi­fi­ca­tifs pro­duits par la Mission autour d’un corpus res­treint. L’exper­tise anthro­po­lo­gi­que revi­site l’iden­tité et les fonc­tion­na­li­tés de l’objet. L’exper­tise lin­guis­ti­que se penche sur ses déno­mi­na­tions, sur la trans­crip­tion des 30 lan­gues et dia­lec­tes uti­li­sés dans les fiches et sur le rôle des inter­prè­tes. L’exper­tise esthé­ti­que et muséo­gra­phi­que s’inté­resse aux valeurs et aux caté­go­ries qui déter­mi­nent le statut de l’objet (usuel et/ou d’art) et évaluent sa beauté, ainsi qu’à l’his­toire de son esthé­ti­sa­tion (depuis sa col­lecte jusqu’aux publi­ca­tions et aux expo­si­tions les plus récen­tes, en Occident et en Afrique). L’exper­tise paléo­gé­né­ti­que iden­ti­fie les com­po­sants orga­ni­ques de l’objet et tente de recons­ti­tuer l’écosystème dont ils sont issus. Ainsi, nous espé­rons pro­po­ser des pistes neuves de com­pré­hen­sion des objets, et sur­tout ins­crire l’ensem­ble de ces ques­tion­ne­ments dans l’étude de l’épistémè de la Mission, obser­vée dans la mise en œuvre d’opé­ra­tions étroitement cir­cons­cri­tes. Ainsi, par exem­ple, l’« ins­tru­ment à secouer » (1931), col­lecté dans le cercle de Savalu au Dahomey, et rebap­tisé « hochet-son­nailles » dans la col­lec­tion actuelle, pré­sente des carac­té­ris­ti­ques qui le ren­dent par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant : sélec­tionné de façon récur­rente par nos experts béni­nois, cet idio­phone est encore fabri­qué aujourd’hui dans de larges aires de l’Afrique de l’ouest, mais avec des réso­na­teurs dif­fé­rents (perles ou cauris). Les ver­tè­bres de l’objet de 1931 sont rare­ment iden­ti­fiées par nos inter­lo­cu­teurs comme ver­tè­bres de ser­pent ; une fois cette pro­priété révé­lée, elles intri­guent, et don­nent lieu à des inter­pré­ta­tions sym­bo­li­ques mul­ti­ples. La com­pa­rai­son de la docu­men­ta­tion de ce hochet avec celle des autres idio­pho­nes col­lec­tés dans cette zone, et celle des objets réa­li­sés à partir de cale­bas­ses, renou­velle le regard sur les pro­ces­sus de créa­tion et de réa­li­sa­tion tech­ni­que. L’ana­lyse bio­lo­gi­que d’une ver­tè­bre per­met­tra d’iden­ti­fier l’espèce ani­male, de for­mu­ler de nou­vel­les hypo­thè­ses sur la valeur sym­bo­li­que de cet objet, et de l’ins­crire dans le contexte de la faune de l’époque. La réa­li­sa­tion d’un fac-simile accep­ta­ble de cet ins­tru­ment de musi­que est ima­gi­na­ble, et pour­rait donner lieu à des formes de remise en jeu.

Remettre en cir­cu­la­tion les savoirs et les objets

Cette recher­che se pro­pose également de confron­ter aux archi­ves actua­li­sées, la pro­duc­tion d’archi­ves vivan­tes et d’ima­gi­ner sur un mode col­la­bo­ra­tif, des formes de mobi­li­sa­tion des savoirs et des objets - en par­ti­cu­lier auprès des socié­tés pro­duc­tri­ces de ces objets. En effet, l’inté­rêt et par­fois l’émotion sus­ci­tés auprès de nos inter­lo­cu­teurs afri­cains par la décou­verte des objets col­lec­tés et par les des­crip­tions élaborées par la Mission nous ont convain­cues de la per­ti­nence d’une expé­rience de remise en cir­cu­la­tion. Ce retour vir­tuel des objets peut pren­dre la forme d’images de bonne qua­lité, de sup­ports numé­ri­ques, ou de tout autre dis­po­si­tif per­met­tant leur obser­va­tion, leur ana­lyse, et la pro­duc­tion de nou­veaux dis­cours, de nou­vel­les des­crip­tions. La re-créa­tion d’œuvres dis­pa­rues ou d’arte­fact selon des tech­ni­ques oubliées (par­fois parce que les espè­ces ani­ma­les ou végé­ta­les ont depuis dis­paru loca­le­ment) sont d’autres mani­fes­ta­tions du carac­tère vivant de l’archive. Dans un pre­mier temps, une série d’entre­tiens filmés au Bénin et au Sénégal auprès d’une qua­ran­taine d’inter­lo­cu­teurs (artis­tes, arti­sans, col­lec­tion­neurs, his­to­riens de l’art et conser­va­teurs) a permis l’expres­sion de connais­san­ces, de repré­sen­ta­tions et d’évaluations qui cons­ti­tuent autant d’archi­ves vivan­tes des objets sélec­tion­nés par les per­son­nes inter­viewées. Un pro­to­cole d’enquête de ter­rain a donc été pro­vi­soi­re­ment mis en place. Les entre­tiens de 30 à 40 minu­tes sont filmés dans un cadre iden­ti­que, en plan rap­pro­ché fixe, si pos­si­ble sur le lieu de rési­dence ou de tra­vail de l’inter­viewé.

Après un bref exposé sur les objec­tifs, le par­cours et la col­lecte de la Mission Dakar-Djibouti, l’entre­tien consiste à sou­met­tre à notre inter­lo­cu­teur un échantillon d’images d’objets issus de sa culture. Il est alors invité à choi­sir ceux qui l’inté­res­sent plus par­ti­cu­liè­re­ment, et à com­men­ter sur la nature et les fonc­tion­na­li­tés de l’objet (son his­toire, sa dimen­sion patri­mo­niale), sur les rai­sons de son choix, la rela­tion per­son­nelle qu’il entre­tient avec l’objet, et le cas échéant, sur la façon dont il informe sa créa­tion ou ses tra­vaux per­son­nels. Ces témoi­gna­ges cons­ti­tuent un apport déci­sif à la nou­velle exper­tise qui est au cœur de notre recher­che. La der­nière partie de l’entre­tien porte sur l’inté­rêt, la pos­si­bi­lité et les condi­tions de la réap­pro­pria­tion sym­bo­li­que des objets sélec­tion­nés : peu­vent-ils « reve­nir » in absen­tia ? Sous quel­les formes, sur quels sup­ports ? Pour quels publics, quels usa­gers ? Si leur pré­sence réelle seule fait sens, quel­les seraient les condi­tion opti­ma­les de leur expo­si­tion ? Ces enre­gis­tre­ments don­ne­ront lieu à une double exploi­ta­tion : leur matière contri­bue d’une part de façon déci­sive à l’exper­tise en cours ; d’autre part, en tant qu’archi­ves vivan­tes, ils pour­ront contri­buer à un tra­vail de valo­ri­sa­tion.

Le choix d’un corpus d’objets par échantillonnage

Les images des objets de la Mission sont acces­si­bles et par­ta­gea­bles : lors de l’ouver­ture du musée du Quai Branly, la quasi tota­lité des objets pré­le­vés par la Mission y ont été trans­mis. Plus encore, la numé­ri­sa­tion de la col­lec­tion donne accès tant aux images des objets qu’à leur fiche des­crip­tive. Les archi­ves de la Mission, elles, sont conser­vées pour la plu­part à la Maison René Ginouvès, à Nanterre. Un grand nombre d’objets est donc contex­tua­li­sa­ble à tra­vers ces archi­ves - fiches thé­ma­ti­ques, mais aussi enre­gis­tre­ments de toutes natu­res : cro­quis, photos, films, enre­gis­tre­ments. Pour nous, la tâche de contex­tua­li­sa­tion effec­tive consiste à ras­sem­bler, autour des objets du corpus, tous les enre­gis­tre­ments effec­tués par la Mission (notes, films, photos, enre­gis­tre­ments sono­res) qui per­met­tent de situer la pro­ve­nance et le pro­duc­teur et de pré­ci­ser le(s) usage(s) de l’objet et d’iden­ti­fier le geste de sa col­lecte. Nous recou­pe­rons au besoin ces infor­ma­tions avec des infor­ma­tions recueillies en dehors du corpus Dakar-Djibouti (archi­ves, mis­sions anté­rieu­res etc.). Bref, nous tâche­rons de recons­ti­tuer la bio­gra­phie de l’objet, en amont de sa saisie. Préalablement à l’inves­ti­ga­tion sys­té­ma­ti­que du corpus que nous avons choisi (près de 1000 objets pré­le­vés de Dakar à Djibouti), notre pre­mière tâche est de cons­ti­tuer un corpus res­treint (30 à 40 objets), afin de tester une métho­do­lo­gie d’enquête. Notre étude étant, comme celle de la Mission, cen­trée sur les objets, il s’agit d’iden­ti­fier des objets dont la nature intrin­sè­que et la docu­men­ta­tion exis­tante per­met­tent d’appli­quer une explo­ra­tion croi­sée. Chaque objet doit en effet per­met­tre des inves­ti­ga­tions tant lin­guis­ti­ques, qu’anthro­po­lo­gi­ques, géné­ti­ques et esthé­ti­ques. Pour cette raison, nous lais­se­rons de côté les objets qui ne peu­vent donner lieu à cette inves­ti­ga­tion croi­sée. Nous pro­cé­de­rons en outre à une inves­ti­ga­tion de la nature des cons­ti­tuants orga­ni­ques : poils, peau, os, crins, dents, four­ru­res, plumes, boyaux ; bois, grai­nes, fruits, feuilles, écorces, fibres.... peu ou pas iden­ti­fiés par les noti­ces de la Mission. L’exper­tise paléo­gé­né­ti­que dres­sera la car­to­gra­phie de leur pro­ve­nance et amè­nera des pré­ci­sions sur les bio-res­sour­ces (espè­ces, varié­tés) de ces zones d’Afrique de l’Ouest, dans les années 1930.

L’inté­rêt sus­cité auprès des experts par cer­tains objets ou cer­tains types d’objets (inté­rêt d’ordre anthro­po­lo­gi­que ou reli­gieux, pra­ti­que, lin­guis­ti­que, ou esthé­ti­que) cons­ti­tue un cri­tère déter­mi­nant de notre sélec­tion, et notre tâche consiste également à recher­cher des par­te­nai­res-experts au sein des com­mu­nau­tés scien­ti­fi­ques, muséa­les et artis­ti­ques, en France et en Afrique. Trois mis­sions explo­ra­toi­res ont d’ores et déjà eu lieu dans cette opti­que (deux à Dakar, une au Bénin en 2010 et 2011), qui ont permis la créa­tion d’un pre­mier réseau et la réa­li­sa­tion d’un pre­mier fonds d’archi­ves vivan­tes sous la forme d’entre­tiens filmés. Ces mis­sions ont déter­miné la déci­sion de cons­truire un corpus par échantillonnage (et non par sélec­tion néces­sai­re­ment arbi­traire de telle ou telle caté­go­rie d’objets, comme les gris-gris, les pou­pées etc.) devant rendre compte de la diver­sité de bio­gra­phies d’objets. Cet échantillon confronte alors des objets anciens à des objets récents ou réa­li­sés sur com­mande, des objets fabri­qués par des spé­cia­lis­tes, artis­tes ou arti­sans à des objets fabri­qués par des non-spé­cia­lis­tes, des objets des­ti­nés au com­merce à des objets dédiés au seul usage domes­ti­que ou rituel, des objets sacra­li­sés à des objets non sacra­li­sés, etc.

En par­ti­cu­lier, l’échantillon doit per­met­tre d’iden­ti­fier les res­sorts d’une qua­li­fi­ca­tion qui contre­vient à l’un des réqui­sits de la Mission eth­no­gra­phi­que Dakar-Djibouti : celle de la valeur esthé­ti­que. Il pri­vi­lé­gie donc des objets dont la bio­gra­phie atteste d’un chan­ge­ment de statut, en raison de leur pro­mo­tion esthé­ti­que en rela­tion avec des objets main­te­nus, de par leur his­toire muséale, à la seule iden­tité eth­no­gra­phi­que. Particulièrement inté­res­san­tes de ce point de vue, sont les caté­go­ries d’objets au sein des­quel­les on enre­gis­tre des déno­mi­na­tions flot­tan­tes - cer­tai­nes figu­res anthro­po­mor­phes de fac­ture com­pa­ra­ble par exem­ple, qua­li­fiées tantôt de « pou­pées », tantôt de « figu­ri­nes », de « sta­tues » ou « sta­tuet­tes » ; hési­ta­tion liée à la dif­fi­culté de tra­duc­tion (la déno­mi­na­tion dans la seule langue ver­na­cu­laire expri­mant par­fois l’impos­si­bi­lité de nommer l’objet), ou d’inter­pré­ta­tion des fonc­tion­na­li­tés (une « poupée » bam­bara n’ayant mani­fes­te­ment pas la même signi­fi­ca­tion qu’une poupée euro­péenne). Le glis­se­ment de « poupée » à « sta­tuette » est par­fois cons­truit par le seul geste pho­to­gra­phi­que, qui confère une indé­nia­ble auto­rité plas­ti­que à l’arte­fact.

Pour résu­mer, les cri­tè­res de sélec­tion de cet échantillon sont donc : (1) l’inté­rêt sus­cité par l’objet auprès de nos inter­lo­cu­teurs experts afri­cains et fran­çais ; (2) la richesse et la diver­sité du maté­riel tex­tuel, gra­phi­que, pho­to­gra­phi­que ou sonore élaboré par la Mission autour de l’objet, (3) l’exis­tence de com­po­sants orga­ni­ques, qui permet d’étudier l’objet en termes de tra­ça­bi­lité, c’est à dire dans le cadre d’une réfé­rence non seu­le­ment à des phé­no­mè­nes de trans­ferts eth­ni­ques et cultu­rels, mais aussi à la bio­di­ver­sité actuelle et passée des ter­rains étudiés ; (4) l’exis­tence de pro­ces­sus d’arti­fi­ca­tion, mis en œuvre lors de la col­lecte, ou au cours de l’his­toire muséale de l’objet.

Vers une res­ti­tu­tion sym­bo­li­que des objets

Au delà de l’inves­ti­ga­tion scien­ti­fi­que pro­pre­ment dite, notre équipe envi­sage de déve­lop­per des formes de valo­ri­sa­tion de cette recher­che. En effet, l’étude du corpus est orien­tée par le projet de res­ti­tu­tion sym­bo­li­que, ins­crit au cœur de notre recher­che. Opérée vir­tuel­le­ment par des sup­ports d’images ana­lo­gi­ques ou numé­ri­ques, par des fac-simile, des objets de com­pa­rai­son issus de la vie quo­ti­dienne, ou des créa­tions « d’après », la res­ti­tu­tion sym­bo­li­que se pro­pose d’expé­ri­men­ter, à une échelle modeste, une forme alter­na­tive au débat en cours sur la res­ti­tu­tion effec­tive des objets. Cette forme, de carac­tère essen­tiel­le­ment docu­men­taire et péda­go­gi­que, serait évidement com­pa­ti­ble avec un projet d’expo­si­tion tem­po­raire des objets col­lec­tés dans leur pays d’ori­gine. Une sem­bla­ble entre­prise a déjà été conduite conjoin­te­ment par le Musée du Quai Branly et la Fondation Zinsou à Cotonou, lors de l’expo­si­tion « Béhanzin, Roi d’Abomey » en 2006, avec trente objets du Trésor royal d’une très haute valeur sym­bo­li­que et patri­mo­niale.

Dans un pre­mier temps, la concer­ta­tion en cours avec nos par­te­nai­res afri­cains devrait per­met­tre la mise en place d’un dis­po­si­tif d’enre­gis­tre­ments étendu à de nou­vel­les caté­go­ries d’inter­lo­cu­teurs et à la mutua­li­sa­tion des don­nées recueillies. C’est pour­quoi nous envi­sa­geons d’étendre notre consul­ta­tion à de nou­veaux grou­pes sociaux : le com­men­taire de fabri­cants ou d’usa­gers de tel usten­sile ou de telle phar­ma­co­pée dont la fabri­ca­tion est aujourd’hui oubliée par exem­ple sera recher­ché au même titre que celui de l’anthro­po­lo­gue, du conser­va­teur, du col­lec­tion­neur ou du mar­chand. Dans un deuxième temps, la concer­ta­tion devrait per­met­tre aussi d’ima­gi­ner d’autres formes de remise en cir­cu­la­tion auprès de publics diver­si­fiés en Afrique et en France.

Etranges ou fami­liers, objets du passé ou objets d’aujourd’hui, inti­mes ou par­ta­gés, les objets de la col­lecte de Dakar-Djibouti seront pré­sen­tés à tra­vers des images revi­si­tées, actua­li­sées par des tra­vaux d’experts et par des paro­les vivan­tes. L’ensem­ble de ce corpus pour­rait donc donner lieu à des formes mul­ti­ples d’appro­pria­tions sen­si­bles dont voici quel­ques exem­ples : le mon­tage d’une expo­si­tion iti­né­rante de type muséo-bus ; l’orga­ni­sa­tion d’ate­liers péda­go­gi­ques dédiés à la musi­que, aux jeux, à la créa­tion plas­ti­que ou tech­no­lo­gi­que ; la réa­li­sa­tion d’un fac simile par un arti­san qui aura pu obser­ver tel arte­fact dans les col­lec­tions du musée du Quai Branly pour­rait donner lieu à un ate­lier de créa­tion puis à des mani­pu­la­tions, des inter­pré­ta­tions, des remi­ses en jeu, des expé­ri­men­ta­tions mais aussi à des confron­ta­tions avec des objets com­pa­ra­bles, en vente et en usage aujourd’hui ; tel objet de la col­lecte de 1931, sélec­tionné par un artiste en rési­dence, pourra ins­pi­rer une œuvre ori­gi­nale et sus­ci­ter une réflexion sur les pro­ces­sus de la créa­tion plas­ti­que et sur sa dimen­sion sym­bo­li­que ; la remise en jeu d’un ins­tru­ment de musi­que peut quant à elle donner lieu non seu­le­ment à une mani­pu­la­tion, une étude des com­po­sants maté­riels, une recons­ti­tu­tion de sa fabri­ca­tion, une réflexion sur ses usages et sa valeur sym­bo­li­que - mais aussi à des exé­cu­tions, des impro­vi­sa­tions, la créa­tion d’un évènement col­lec­tif. L’ensem­ble de ces réac­ti­va­tions d’objets per­met­tra à des publics afri­cains (ou fran­çais) d’appré­hen­der le carac­tère patri­mo­nial, maté­riel et imma­té­riel, de la col­lec­tion rap­por­tée par la Mission. La mémoire de ces expé­ri­men­ta­tions vien­dra s’ajou­ter aux archi­ves vivan­tes cons­ti­tuées par les entre­tiens filmés, elles-mêmes en réso­nance avec les archi­ves de la Mission. L’échantillonnage du corpus et l’actua­li­sa­tion des savoirs sur les objets doi­vent donc per­met­tre de mettre en œuvre le projet de res­ti­tu­tion sym­bo­li­que, c’est à dire de sus­ci­ter des formes d’appro­pria­tion – ou mieux de re-créa­tion ou de ré-embrayage – par les publics aux­quels il sera pré­senté. Nombre de nos inter­lo­cu­teurs actuels sont par exem­ple des artis­tes [6]. La ren­contre de tel objet, avec l’œuvre sin­gu­lière de tel créa­teur cons­ti­tue un foyer cri­ti­que par­ti­cu­liè­re­ment éloquent de l’actua­lité de notre pro­blé­ma­ti­que : l’objet parle encore et ce dont il parle est puis­sam­ment remo­bi­lisé à tra­vers la créa­tion contem­po­raine. Cette exper­tise-artiste cons­ti­tue le pre­mier modèle des formes d’appro­pria­tion sym­bo­li­que à laquelle sera dédiée notre recher­che dans sa phase de valo­ri­sa­tion.

par Marie Gautheron , le 2 novem­bre 2012