La Mission Dakar-Djibouti, remise en circulation des savoirs et des objets
Retour sur la Mission Dakar-Djibouti, la remise en circulation des savoirs et des objets par Marie Gautheron , le 2 novembre 2012, domaine(s) : Art & littérature, mots-clés : Afrique | musée | ethnographie.
De 1931 à 1933 s’organise la Mission Dakar-Djibouti. Plus de huit décennies plus tard une équipe pluridisciplinaire revient sur cette aventure ethnographique afin d’enrichir la compréhension des objets rapportés et de les valoriser grâce à des formes originales de restitution symbolique des objets issus de la Mission Dakar-Djibouti.
Cette mission s’organise de 1931 à 1933 à travers le continent africain qu’elle traverse du Sénégal à l’Ethiopie afin de collecter objets et données ethnographiques. Commanditée par Paul Rivet et Georges Henri Rivière, alors directeur et sous-directeur du Musée d’ethnographie du Trocadéro et subventionnée par l’Etat français, cette mission « Mission ethnographique et linguistique » est placée sous la direction de Marcel Griaule et compte une équipe de dix personnes, des linguistes, des ethnographes, un musicologue, un peintre et un naturaliste. Dès 1934, Michel Leiris, le « secrétaire-archiviste » de la Mission, contribue à en diffuser les objectifs et les pratiques grâce à la publication de son journal de bord, L’Afrique fantôme. Centrée sur la collecte d’objets qui sont envisagés comme des témoins de la civilisation matérielle et de la vie sociale des communautés indigènes, la Mission Dakar-Djibouti marque profondément l’histoire de l’ethnographie française, mais aussi plus largement celle des sciences humaines, des musées et de l’histoire de l’art africain. La mission rapporte en effet un « butin » [2] de 3500 objets qui complètera le fonds du Musée de l’Homme (mais aussi des animaux, quelques 6000 photographies, des films, des enregistrements sonores et 15 000 fiches d’observation de terrain). Si près de la moitié des objets collectés sont des objets rituels et sacrés de plus ou moins grande importance (« Mère des masques » dogon, peintures de l’église Abba-Antonios de Gondar, masques et statuettes) [3], la majeure partie de la collecte est ensuite constituée d’objets du quotidien - tissages et poteries, outils de chasse ou de pêche, de cuisine ou d’agriculture, pièces de ferronnerie, petit mobilier, éléments d’architecture, instruments de musique et médecines, jouets et poupées, échantillons de toutes sortes, spécimens botaniques et zoologiques...
Au-delà cette collecte d’objets, la mission s’inscrit clairement dans le contexte colonial en se donnant pour objectif la formation des administrateurs coloniaux, principaux partenaires de la mission sur le terrain, auxquels elle adresse les Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques. Ce document essentiel définit alors la nature des objets collectés : tout objet, même le plus modeste, est intéressant parce que témoin de sa culture ; aucun n’est objet d’art a priori mais chacun est passible d’esthétisation. Le document établit en outre le principe de la collecte scientifique, qui entend s’opposer à la constitution d’une collection d’œuvres d’art et propose une typologie des objets selon leurs fonctionnalités. Il donne enfin des indications précises sur les bonnes pratiques de transport, de conservation et surtout sur la documentation des objets, qui seront tous décrits selon un même principe de fiche descriptive en 10 points (lieu d’origine, dénomination et nom, description, notes complémentaires, renseignements ethniques, collecté par qui et quand, conditions d’envoi au musée, références iconographiques, bibliographie" ; un 10e point est ajouté ultérieurement, concernant les expositions de l’objet.)
L’enquête de terrain : méthode intensive vs méthode extensive
La revue Minotaure (1933-1939) consacre un numéro spécial à la Mission à l’occasion de l’exposition des collections dans la nouvelle salle Afrique du musée d’ethnographie du Trocadéro en 1933, où Marcel Griaule expose les différentes modalités de l’enquête ethnographique sur le terrain ; il en ressort que la collecte d’objets, véritable fil conducteur de la Mission, est déterminée par des impératifs à la fois scientifiques et muséologiques (la collection du musée du Trocadéro existe déjà, il s’agit de la compléter), mais également que la Mission est soumise à de multiples contraintes matérielles et à celles d’un calendrier à tenir. Tenue au succès pour des raisons politiques et idéologiques évidentes, la mission se doit de rapporter une grande quantité d’objets en provenance de toutes les étapes de l’itinéraire, en s’appuyant sur les compétences diverses de l’équipe qui documente parfois les objets collectés a minima et sans concertation collective, dans la hâte d’un itinéraire contraint. M. Griaule distingue deux modalités d’enquête sur le terrain : "la méthode extensive, consistant à étudier des questions données dans le plus grand nombre de sociétés possibles ; la méthode intensive, qui consiste au contraire en une enquête approfondie d’une seule société". Cette dernière (appliquée en pays dogon, au Nord-Cameroun, puis en Ethiopie), se caractérise par la longue durée du séjour et la mise en œuvre croisée des compétences et des modes d’enregistrement : autour d’un même fait social, la complémentarité des regards joue pleinement, ainsi que la pluralité des médias de captation. Ainsi, les manifestations publiques des funérailles d’un chasseur dogon, le 21 octobre 1931, à Ogol-du-Haut, ont fait l’objet d’enregistrements graphiques, filmiques, photographiques et musicaux. Un croquis de M. Griaule montre les positions de sept observateurs, stratégiquement postés l’un en situation dominante, les autres mêlés aux différents groupes de la cérémonie. Cette pratique de collaboration intensive entre des chercheurs de différentes disciplines était censée déjouer les pièges inhérents aux opérations de transfert culturel - en particulier ceux liés au recours à des informateurs et interprètes locaux.
A cette enquête proprement « policière » (pour reprendre un mot de Marcel Griaule), interdisciplinaire et multimédiale, s’oppose la pratique de l’ethnographie itinérante. Griaule distingue donc l’exploration « intensive », qui seule permet une véritable investigation ethnographique et une forme d’enquête « très décriée, apparemment à juste titre : extensif se confond souvent avec superficiel », mais cependant scientifiquement justifiée, car « l’ethnographie muséale exige des séries exhaustives dont les éléments doivent être recueillis sur de vastes aires ». Aussi cette méthode, qui permet la contextualisation élargie des faits sociaux a-t-elle été appliquée par la Mission tout au long d’un itinéraire de 20 000 km. La méthode extensive procède de façon systématique à la tenue de l’agenda, à la collecte, à l’expédition et à l’établissement des fiches descriptives des objets collectés ; elle étudie de façon plus approfondie certains objets choisis de façon apparemment aléatoire, ou certains faits culturels rencontrés au fil du voyage. De façon tout aussi intermittente, elle garde des traces sensibles de tel ou tel site, tels faits sociaux, ou de la vie de la Mission.
Actualiser les savoirs en partant des « maillons faibles »
C’est précisément cette ethnographie itinérante, extensive et parfois « superficielle » que la recherche en cours entreprend de revisiter. L’un des enjeux de ce travail est d’identifier les logiques qui gouvernent, de façon latente, l’enregistrement des données et le choix des médiums, les catégories d’objets privilégiés, la politique d’acquisition - sporadique ou massive, contractuelle ou sauvage, par une étude des dispositifs scientifiques et des relations entretenues par la Mission avec ses intermédiaires locaux (en particulier, les administrateurs coloniaux, et les indigènes contribuant, à divers titres, au travail de la Mission). La ville de Dakar, par exemple, qui était le point de départ de la Mission, n’est que hâtivement parcourue : l’équipe s’y consacre essentiellement aux démarches administratives et aux problèmes d’intendance et ne s’intéresse brièvement qu’à la seule communauté Lébou. Une rencontre avec le chef de la collectivité, une promenade à Yof et Ngor aboutissent à l’achat d’une pirogue. Michel Leiris, déçu par Dakar et déjà lassé par l’activité de collecte, note dans une lettre du 11 juin 1931 : « ce n’est plus l’ethnographie qui m’intéresse, mais le voyage lui-même et le déplacement ». Plus loin, la Mission parcourt le Dahomey (l’actuel Bénin) du Nord au Sud, puis du Sud au Nord, soit plus de 1000 km en 18 jours, au cours desquels elle acquiert pas moins de 390 objets. Collectés à la hâte, un grand nombre d’entre eux sont peu documentés ou sont traités en groupe, comme ce lot remis à la Mission par un administrateur colonial, de 36 "objets magiques" saisis à Bopa, dans le Sud du pays. Bien que les objets rassemblés soient très dissemblables dans leur aspect, leurs constituants matériels, leurs processus de production, et sans doute leurs fonctionnalités, ils sont classés en deux groupes aux dénominations uniques : « Objets magiques ; bo : piquets avec crânes ou gourdes », et « seize objets magiques ». Trois des 36 « objets magiques » ou « amulettes » récoltés à Bopa, Mono, Bénin, par la Mission Dakar-Djibouti.« seize objets magiques » ; « Objet magique, asogbe (sonnailles) » ; « Objets magiques : bo : piquets avec crânes ou gourdes » conservés au musée du quai Branly.
L’enquête extensive a bien constitué la pratique ordinaire et effective d’une Mission au cours de laquelle l’application de la méthode intensive a revêtu un caractère somme toute exceptionnel. Plutôt qu’aux icônes de la Mission très revisitées (grands objets rituels dogons ou peintures d’Abyssinie), nous avons donc choisi de nous intéresser à deux « maillons faibles » de la Mission Dakar-Djibouti. Le premier temps « faible » est celui des débuts (du 31 mai au 4 août 1931), correspondant au trajet de Dakar à Bamako au cours duquel se mettent en place les procédures d’enquête, le recrutement des partenaires, la répartition des tâches. La Mission suit alors le parcours de la voie ferrée dont elle s’écarte cependant à plusieurs reprises, pour des excursions en automobile. Le second « maillon faible » étudié est celui de l’étrange détour constitué par le raid opéré en deux semaines (du 4 au 20 décembre 1931) au Dahomey, haut-lieu de l’histoire et des cultures africaines, où la Mission collecte un très grand nombre d’objets, entre autres auprès d’un fonctionnaire de Porto-Novo : « Nous nous transformons en entreprise de déménagement, car il nous a fait don de plus de 50 objets, que nous emportons sur l’heure, avec un cynisme de businessmen ou d’huissiers » [4]. Nous formons l’hypothèse que cette étape constitue, en raison de la densité des pratiques qui s’y déploient, un observatoire privilégié de l’activité de l’équipe de M. Griaule.
Interdisciplinarité, transversalité
Notre projet de recherche est né en 2010 d’une volonté de travail transdisciplinaire sur un objet d’étude impliquant la relation à l’histoire coloniale. Il réunit une équipe de chercheurs de l’ENS Lyon issus du CERCC et d’Icar ainsiq eu de l’IGFL et de l’Université Paris Ouest Nanterre, rassemblant des spécialistes en sociolinguistique, en littérature, en traductologie, en biologie, en esthétique, en art et en anthropologie. Nous travaillons en outre étroitement avec des partenaires d’autres disciplines et d’autres institutions, en particulier en anthropologie et en muséologie avec les équipes du musée du Quai Branly, de la Cité de la Musique, et de la Bibliothèque Eric de Dampierre. Voyage au long cours et mission scientifique en terres coloniales, la Mission Dakar-Djibouti est une expérience majeure de transferts et d’hybridations culturelles - de la capture de la parole de l’autre à sa transposition métalinguistique, de la saisie des objets et du décryptage des faits sociaux auxquels ils sont reliés, aux collaborations multiples avec les intermédiaires locaux, ou à la spectacularisation des faits culturels ; mais aussi, de la confrontation des objectifs scientifiques à la réalité humaine et politique du terrain, à l’expérience initiatique de déculturation ou d’ensauvagement dont le Journal de Leiris se fait intimement l’écho. Dans le contexte des grands changements environnementaux et sociaux qui ont jalonné ces 80 dernières années, ces objets sont parfois les seuls témoins d’une biodiversité, comme de traditions ou de savoir faire disparus. Cette Mission des années 1930 a certes déjà donné lieu, tout comme l’œuvre de Michel Leiris, à de nombreuses études critiques [5]. Mais elle n’avait encore jamais été interrogée dans la perspective en quelque sorte analogique et contradictoire qui est la nôtre. Notre recherche se propose donc d’élaborer une expertise des savoirs significatifs produits par la Mission autour d’un corpus restreint. L’expertise anthropologique revisite l’identité et les fonctionnalités de l’objet. L’expertise linguistique se penche sur ses dénominations, sur la transcription des 30 langues et dialectes utilisés dans les fiches et sur le rôle des interprètes. L’expertise esthétique et muséographique s’intéresse aux valeurs et aux catégories qui déterminent le statut de l’objet (usuel et/ou d’art) et évaluent sa beauté, ainsi qu’à l’histoire de son esthétisation (depuis sa collecte jusqu’aux publications et aux expositions les plus récentes, en Occident et en Afrique). L’expertise paléogénétique identifie les composants organiques de l’objet et tente de reconstituer l’écosystème dont ils sont issus. Ainsi, nous espérons proposer des pistes neuves de compréhension des objets, et surtout inscrire l’ensemble de ces questionnements dans l’étude de l’épistémè de la Mission, observée dans la mise en œuvre d’opérations étroitement circonscrites. Ainsi, par exemple, l’« instrument à secouer » (1931), collecté dans le cercle de Savalu au Dahomey, et rebaptisé « hochet-sonnailles » dans la collection actuelle, présente des caractéristiques qui le rendent particulièrement intéressant : sélectionné de façon récurrente par nos experts béninois, cet idiophone est encore fabriqué aujourd’hui dans de larges aires de l’Afrique de l’ouest, mais avec des résonateurs différents (perles ou cauris). Les vertèbres de l’objet de 1931 sont rarement identifiées par nos interlocuteurs comme vertèbres de serpent ; une fois cette propriété révélée, elles intriguent, et donnent lieu à des interprétations symboliques multiples. La comparaison de la documentation de ce hochet avec celle des autres idiophones collectés dans cette zone, et celle des objets réalisés à partir de calebasses, renouvelle le regard sur les processus de création et de réalisation technique. L’analyse biologique d’une vertèbre permettra d’identifier l’espèce animale, de formuler de nouvelles hypothèses sur la valeur symbolique de cet objet, et de l’inscrire dans le contexte de la faune de l’époque. La réalisation d’un fac-simile acceptable de cet instrument de musique est imaginable, et pourrait donner lieu à des formes de remise en jeu.
Remettre en circulation les savoirs et les objets
Cette recherche se propose également de confronter aux archives actualisées, la production d’archives vivantes et d’imaginer sur un mode collaboratif, des formes de mobilisation des savoirs et des objets - en particulier auprès des sociétés productrices de ces objets. En effet, l’intérêt et parfois l’émotion suscités auprès de nos interlocuteurs africains par la découverte des objets collectés et par les descriptions élaborées par la Mission nous ont convaincues de la pertinence d’une expérience de remise en circulation. Ce retour virtuel des objets peut prendre la forme d’images de bonne qualité, de supports numériques, ou de tout autre dispositif permettant leur observation, leur analyse, et la production de nouveaux discours, de nouvelles descriptions. La re-création d’œuvres disparues ou d’artefact selon des techniques oubliées (parfois parce que les espèces animales ou végétales ont depuis disparu localement) sont d’autres manifestations du caractère vivant de l’archive. Dans un premier temps, une série d’entretiens filmés au Bénin et au Sénégal auprès d’une quarantaine d’interlocuteurs (artistes, artisans, collectionneurs, historiens de l’art et conservateurs) a permis l’expression de connaissances, de représentations et d’évaluations qui constituent autant d’archives vivantes des objets sélectionnés par les personnes interviewées. Un protocole d’enquête de terrain a donc été provisoirement mis en place. Les entretiens de 30 à 40 minutes sont filmés dans un cadre identique, en plan rapproché fixe, si possible sur le lieu de résidence ou de travail de l’interviewé.
Après un bref exposé sur les objectifs, le parcours et la collecte de la Mission Dakar-Djibouti, l’entretien consiste à soumettre à notre interlocuteur un échantillon d’images d’objets issus de sa culture. Il est alors invité à choisir ceux qui l’intéressent plus particulièrement, et à commenter sur la nature et les fonctionnalités de l’objet (son histoire, sa dimension patrimoniale), sur les raisons de son choix, la relation personnelle qu’il entretient avec l’objet, et le cas échéant, sur la façon dont il informe sa création ou ses travaux personnels. Ces témoignages constituent un apport décisif à la nouvelle expertise qui est au cœur de notre recherche. La dernière partie de l’entretien porte sur l’intérêt, la possibilité et les conditions de la réappropriation symbolique des objets sélectionnés : peuvent-ils « revenir » in absentia ? Sous quelles formes, sur quels supports ? Pour quels publics, quels usagers ? Si leur présence réelle seule fait sens, quelles seraient les condition optimales de leur exposition ? Ces enregistrements donneront lieu à une double exploitation : leur matière contribue d’une part de façon décisive à l’expertise en cours ; d’autre part, en tant qu’archives vivantes, ils pourront contribuer à un travail de valorisation.
Le choix d’un corpus d’objets par échantillonnage
Les images des objets de la Mission sont accessibles et partageables : lors de l’ouverture du musée du Quai Branly, la quasi totalité des objets prélevés par la Mission y ont été transmis. Plus encore, la numérisation de la collection donne accès tant aux images des objets qu’à leur fiche descriptive. Les archives de la Mission, elles, sont conservées pour la plupart à la Maison René Ginouvès, à Nanterre. Un grand nombre d’objets est donc contextualisable à travers ces archives - fiches thématiques, mais aussi enregistrements de toutes natures : croquis, photos, films, enregistrements. Pour nous, la tâche de contextualisation effective consiste à rassembler, autour des objets du corpus, tous les enregistrements effectués par la Mission (notes, films, photos, enregistrements sonores) qui permettent de situer la provenance et le producteur et de préciser le(s) usage(s) de l’objet et d’identifier le geste de sa collecte. Nous recouperons au besoin ces informations avec des informations recueillies en dehors du corpus Dakar-Djibouti (archives, missions antérieures etc.). Bref, nous tâcherons de reconstituer la biographie de l’objet, en amont de sa saisie. Préalablement à l’investigation systématique du corpus que nous avons choisi (près de 1000 objets prélevés de Dakar à Djibouti), notre première tâche est de constituer un corpus restreint (30 à 40 objets), afin de tester une méthodologie d’enquête. Notre étude étant, comme celle de la Mission, centrée sur les objets, il s’agit d’identifier des objets dont la nature intrinsèque et la documentation existante permettent d’appliquer une exploration croisée. Chaque objet doit en effet permettre des investigations tant linguistiques, qu’anthropologiques, génétiques et esthétiques. Pour cette raison, nous laisserons de côté les objets qui ne peuvent donner lieu à cette investigation croisée. Nous procéderons en outre à une investigation de la nature des constituants organiques : poils, peau, os, crins, dents, fourrures, plumes, boyaux ; bois, graines, fruits, feuilles, écorces, fibres.... peu ou pas identifiés par les notices de la Mission. L’expertise paléogénétique dressera la cartographie de leur provenance et amènera des précisions sur les bio-ressources (espèces, variétés) de ces zones d’Afrique de l’Ouest, dans les années 1930.
L’intérêt suscité auprès des experts par certains objets ou certains types d’objets (intérêt d’ordre anthropologique ou religieux, pratique, linguistique, ou esthétique) constitue un critère déterminant de notre sélection, et notre tâche consiste également à rechercher des partenaires-experts au sein des communautés scientifiques, muséales et artistiques, en France et en Afrique. Trois missions exploratoires ont d’ores et déjà eu lieu dans cette optique (deux à Dakar, une au Bénin en 2010 et 2011), qui ont permis la création d’un premier réseau et la réalisation d’un premier fonds d’archives vivantes sous la forme d’entretiens filmés. Ces missions ont déterminé la décision de construire un corpus par échantillonnage (et non par sélection nécessairement arbitraire de telle ou telle catégorie d’objets, comme les gris-gris, les poupées etc.) devant rendre compte de la diversité de biographies d’objets. Cet échantillon confronte alors des objets anciens à des objets récents ou réalisés sur commande, des objets fabriqués par des spécialistes, artistes ou artisans à des objets fabriqués par des non-spécialistes, des objets destinés au commerce à des objets dédiés au seul usage domestique ou rituel, des objets sacralisés à des objets non sacralisés, etc.
En particulier, l’échantillon doit permettre d’identifier les ressorts d’une qualification qui contrevient à l’un des réquisits de la Mission ethnographique Dakar-Djibouti : celle de la valeur esthétique. Il privilégie donc des objets dont la biographie atteste d’un changement de statut, en raison de leur promotion esthétique en relation avec des objets maintenus, de par leur histoire muséale, à la seule identité ethnographique. Particulièrement intéressantes de ce point de vue, sont les catégories d’objets au sein desquelles on enregistre des dénominations flottantes - certaines figures anthropomorphes de facture comparable par exemple, qualifiées tantôt de « poupées », tantôt de « figurines », de « statues » ou « statuettes » ; hésitation liée à la difficulté de traduction (la dénomination dans la seule langue vernaculaire exprimant parfois l’impossibilité de nommer l’objet), ou d’interprétation des fonctionnalités (une « poupée » bambara n’ayant manifestement pas la même signification qu’une poupée européenne). Le glissement de « poupée » à « statuette » est parfois construit par le seul geste photographique, qui confère une indéniable autorité plastique à l’artefact.
Pour résumer, les critères de sélection de cet échantillon sont donc : (1) l’intérêt suscité par l’objet auprès de nos interlocuteurs experts africains et français ; (2) la richesse et la diversité du matériel textuel, graphique, photographique ou sonore élaboré par la Mission autour de l’objet, (3) l’existence de composants organiques, qui permet d’étudier l’objet en termes de traçabilité, c’est à dire dans le cadre d’une référence non seulement à des phénomènes de transferts ethniques et culturels, mais aussi à la biodiversité actuelle et passée des terrains étudiés ; (4) l’existence de processus d’artification, mis en œuvre lors de la collecte, ou au cours de l’histoire muséale de l’objet.
Vers une restitution symbolique des objets
Au delà de l’investigation scientifique proprement dite, notre équipe envisage de développer des formes de valorisation de cette recherche. En effet, l’étude du corpus est orientée par le projet de restitution symbolique, inscrit au cœur de notre recherche. Opérée virtuellement par des supports d’images analogiques ou numériques, par des fac-simile, des objets de comparaison issus de la vie quotidienne, ou des créations « d’après », la restitution symbolique se propose d’expérimenter, à une échelle modeste, une forme alternative au débat en cours sur la restitution effective des objets. Cette forme, de caractère essentiellement documentaire et pédagogique, serait évidement compatible avec un projet d’exposition temporaire des objets collectés dans leur pays d’origine. Une semblable entreprise a déjà été conduite conjointement par le Musée du Quai Branly et la Fondation Zinsou à Cotonou, lors de l’exposition « Béhanzin, Roi d’Abomey » en 2006, avec trente objets du Trésor royal d’une très haute valeur symbolique et patrimoniale.
Dans un premier temps, la concertation en cours avec nos partenaires africains devrait permettre la mise en place d’un dispositif d’enregistrements étendu à de nouvelles catégories d’interlocuteurs et à la mutualisation des données recueillies. C’est pourquoi nous envisageons d’étendre notre consultation à de nouveaux groupes sociaux : le commentaire de fabricants ou d’usagers de tel ustensile ou de telle pharmacopée dont la fabrication est aujourd’hui oubliée par exemple sera recherché au même titre que celui de l’anthropologue, du conservateur, du collectionneur ou du marchand. Dans un deuxième temps, la concertation devrait permettre aussi d’imaginer d’autres formes de remise en circulation auprès de publics diversifiés en Afrique et en France.
Etranges ou familiers, objets du passé ou objets d’aujourd’hui, intimes ou partagés, les objets de la collecte de Dakar-Djibouti seront présentés à travers des images revisitées, actualisées par des travaux d’experts et par des paroles vivantes. L’ensemble de ce corpus pourrait donc donner lieu à des formes multiples d’appropriations sensibles dont voici quelques exemples : le montage d’une exposition itinérante de type muséo-bus ; l’organisation d’ateliers pédagogiques dédiés à la musique, aux jeux, à la création plastique ou technologique ; la réalisation d’un fac simile par un artisan qui aura pu observer tel artefact dans les collections du musée du Quai Branly pourrait donner lieu à un atelier de création puis à des manipulations, des interprétations, des remises en jeu, des expérimentations mais aussi à des confrontations avec des objets comparables, en vente et en usage aujourd’hui ; tel objet de la collecte de 1931, sélectionné par un artiste en résidence, pourra inspirer une œuvre originale et susciter une réflexion sur les processus de la création plastique et sur sa dimension symbolique ; la remise en jeu d’un instrument de musique peut quant à elle donner lieu non seulement à une manipulation, une étude des composants matériels, une reconstitution de sa fabrication, une réflexion sur ses usages et sa valeur symbolique - mais aussi à des exécutions, des improvisations, la création d’un évènement collectif. L’ensemble de ces réactivations d’objets permettra à des publics africains (ou français) d’appréhender le caractère patrimonial, matériel et immatériel, de la collection rapportée par la Mission. La mémoire de ces expérimentations viendra s’ajouter aux archives vivantes constituées par les entretiens filmés, elles-mêmes en résonance avec les archives de la Mission. L’échantillonnage du corpus et l’actualisation des savoirs sur les objets doivent donc permettre de mettre en œuvre le projet de restitution symbolique, c’est à dire de susciter des formes d’appropriation – ou mieux de re-création ou de ré-embrayage – par les publics auxquels il sera présenté. Nombre de nos interlocuteurs actuels sont par exemple des artistes [6]. La rencontre de tel objet, avec l’œuvre singulière de tel créateur constitue un foyer critique particulièrement éloquent de l’actualité de notre problématique : l’objet parle encore et ce dont il parle est puissamment remobilisé à travers la création contemporaine. Cette expertise-artiste constitue le premier modèle des formes d’appropriation symbolique à laquelle sera dédiée notre recherche dans sa phase de valorisation.
par Marie Gautheron , le 2 novembre 2012