CERCC
 

Le 16 mars. Classe de Maître. Le Phrasé. Scène Poétique. Pierre Parlant, Benoit Casas, Jean-Patrice Courtois, Emmanuel Laugier.

Mercredi 16 mars 2016, 14h-17h, SALLE F001. Le phrasé — le poème — et retour

Classe de Maître orga­ni­sée par le CERCC avec le sou­tien de la région Rhône-Alpes

Pierre Parlant

Benoit Casas

Emmanuel Laugier

Jean-Patrice Courtois

Lorsque la situa­tion devient cri­ti­que, sinon même étouffante, il faut être aux aguets, se mettre en mou­ve­ment, cher­cher la prise d’air, aller sur zone, agir. Ainsi avons-nous décidé, pour la penser à nou­veaux frais et vivi­fier du même coup nos pra­ti­ques, d’exfil­trer la notion de phrasé de la sphère musi­cale vers celle de l’écriture du poème.

Exfiltrer, réflexe typi­que de tout agent secret, direz-vous. Certes, répon­drons-nous, mais agent secret, n’est-ce pas, à la lettre, l’autre nom pos­si­ble du poète ?

Nous pen­sons en tout cas que l’idée de phrasé réclame ce trans­fert. Nous pen­sons qu’elle gagne à être sous­traite, dépla­cée ou, comme l’aurait dit Deleuze, « déter­ri­to­ria­li­sée », his­toire de voir un peu plus clair, c’est-à-dire autre­ment, ce que nous fai­sons et ce qui advient en écrivant.

Il faudra tou­te­fois pour cela cesser de l’esti­mer comme dési­gnant une exé­cu­tion, celle d’un enchaî­ne­ment ; cesser de ne voir en elle qu’une reprise expres­sive, une inflexion de second rang. Car elle sup­pose bien autre chose, c’est ce que nous pres­sen­tons. Peut-être même enve­loppe-t-elle rien moins que le « pré­cur­seur sombre » (Deleuze, une fois encore) du poème, autre­ment dit, tout à la fois son anti­ci­pa­tion, sa chance, voire sa condi­tion.

C’est cette hypo­thèse que la jour­née entend exa­mi­ner. Elle le fera en ris­quant pour com­men­cer quel­ques consi­dé­ra­tions d’ordre théo­ri­que puis, pour faire bonne mesure et ne pas se défi­ler, en pro­po­sant une suite de lec­tu­res des quatre poètes inter­ve­nants dans le cadre de la Scène Poétique.

Pierre Parlant Écrivain, poète, agrégé de phi­lo­so­phie. A fondé et dirigé la revue de lit­té­ra­ture et de phi­lo­so­phie Hiems de 1997 à 2003 (11 livrai­sons). Lauréat de la Mission Stendhal en 2010 (séjour au Nouveau-Mexique et en Arizona, sur les traces d’Aby Warburg en pays Hopi). A béné­fi­cié d’une rési­dence d’écriture de six semai­nes à Beyrouth (avril-mai 2015) à l’invi­ta­tion du Centre inter­na­tio­nal de poésie de Marseille et de la Maison inter­na­tio­nale des écrivains du Liban.

A notam­ment publié : Modèle habi­ta­cle, Éditions Le Bleu du Ciel, 2003 ; “Prenez le temps d’aller vite”, Éditions de L’Attente/ Contrepied, 2004 ; Pas de deux, Éditions M. F., 2005 ; Précis de nos mar­queurs mobi­les, Éditions de l’Attente, 2006 ; Le rap­port signal-bruit, Éditions Le Bleu du ciel, 2006 ; Devenirs du roman, (contri­bu­tion), Naïve éditions, 2007 ; Mardi, j’ai com­mandé une ombre, Éditions Fidel Anthelme, 2008 ; Nouveaux essais sur l’enten­de­ment humain de Leibniz, pré­sen­ta­tion et com­men­taire, Gallimard, col­lec­tion Folio-plus Philosophie, 2008 ; Cinéma et nou­velle psy­cho­lo­gie de Maurice Merleau-Ponty, pré­sen­ta­tion et com­men­taire, Gallimard, col­lec­tion Folio-plus Philosophie, 2009, Régime de Jacopo, Éditions Contre-Pied, 2009 ; Les cour­tes habi­tu­des, Éditions NOUS, 2014 ; Exposer l’inob­ser­va­ble, Éditions Contre-pied, 2014 ; Ciel déposé, Éditions Fidel Anthelme, 2015 ; Qarantina, Éditions du CipM, 2016

À paraî­tre : Ma durée Pontormo, Éditions NOUS, 2016 Œuvre en cours de pro­duc­tion : mor(a)mor, drame musi­cal, d’après le mythe de Pyrame et Thisbé (Métamorphoses, Ovide) en col­la­bo­ra­tion avec le com­po­si­teur Jean-Michel Bossini

Emmanuel Laugier né en 1969 à Meknès (Maroc). Vit à Nîmes. Il a publié une dizaine de livres de poésie depuis 1996. Études de Philosophie à Nice puis à Paris à la Sorbonne Paris-I (1988-92) . Travaux sur l’exclu­sion de la poésie de la cité chez Platon (L’Homère de Platon), puis, avec Jean-François Marquet, sur Les figu­res du don dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy. Travaille aux éditions des Belles Lettres depuis pres­que 20 ans. Fait par ailleurs partie du comité de rédac­tion de la revue L’Animal (Metz), pour laquelle il a dirigé le Cahier Jean-Luc Nancy (avec Philippe Choulet), Imré Kertesz et Philippe Lacoue-Labarthe (avec Philippe Choulet), et où il a écrit, entre autre, sur le cinéma et les images ; il donne également des chro­ni­ques sur la poésie contem­po­raine au jour­nal d’infor­ma­tion lit­té­raire Le Matricule des Anges depuis 1993, et des arti­cles pour dif­fé­rents col­lec­tifs ou revues, et sur le site de cri­ti­que Sitaudis.

L’Œil bande, Deyrolle Éditeur, 1996 (épuisé), Réed. éd. Unes 2016, Et je suis dehors déjà je suis dans l’air, Édition Unes, 2000, Son / corps / flot­tant, Didier Devillez, 2000 (épuisé), Vertébral, Didier Devillez, 2002 (épuisé), Portrait de têtes, Prétexte Éditions, 2002,Tout notre aer se noirci & Du Bartas, La Sepmaine (2), Éditions I :1, 2003, Suivantes, Didier Devillez, 2004 (épuisé), Mémoire du mat, Virgile, 2006, For, Argol, 2009, l.t.m.w, Éditions Nous, 2013, Crâniennes , Argol, 2014

Benoît Casas mène de front l’écriture de poésie (6 livres à ce jour, 6 en cours), le tra­vail éditorial (Nous, depuis 1999, 105 titres), la tra­duc­tion (Sanguineti, Pasolini, De Angelis, Hopkins), la pho­to­gra­phie & l’explo­ra­tion de l’Italie (Talia).

L’Amant de Sophie, Prétexte, 2003. Diagonale, Nous, 2007. Il était temps suivi de Cap, co-édition wharf/ Nous, 2010. Envoi (avec Luc Bénazet), Héros-Limite, 2012. L’ordre du jour, Seuil, 2013. Annonce (avec Luc Bénazet), Héros-Limite, 2015.

Jean-Patrice Courtois

CONTACT Important : La jour­née est vala­ble dans le cadre du sémi­naire de Mme Corinne BAYLE, et au titre du LLF 042 .

Lire le compte rendu des inter­ven­tions, par Clément Le Fèvre :

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Jean-Patrice Courtois : « Une intro­duc­tion à la notion de phrasé »

Jean-Patrice Courtois rap­pelle tout d’abord que l’ini­tia­tive de la réflexion autour de la notion de « phrasé » vient de Pierre Parlant. Cette notion a pour carac­té­ris­ti­ques prin­ci­pa­les d’être d’une part inac­tuelle et non mesu­ra­ble, et d’autre part d’être très tech­ni­que. La néces­sité d’une intro­duc­tion s’impose donc, pour dres­ser un état des lieux de la notion et établir le point d’appui qui per­met­tra de mesu­rer les dépla­ce­ments ou les écarts des inter­ven­tions ulté­rieu­res. Jean-Patrice Courtois prend comme point de départ l’arti­cle de Gérard Dessons qui s’inti­tule « La phrase comme phrasé » publié dans les Mélanges à Jean-Pierre Séguin. Dans cet arti­cle, le phrasé est entendu comme ce qui vient remo­bi­li­ser la phrase. Jean-Patrice Courtois pré­cise cepen­dant que cha­cune de leurs inter­ven­tions pren­dront le pro­blème de façon inverse en pro­po­sant « le phrasé comme quel­que chose ». En outre, il rap­pelle que le deuxième point de départ de cette réflexion s’arti­cule autour de la ques­tion de la musi­que. Le pro­blème est celui de l’exé­cu­tion des phra­ses musi­ca­les. Le phrasé est un art de la lec­ture et de l’inter­pré­ta­tion. Toutefois, force est de cons­ta­ter que les emplois de la notion de phrasé en musi­que sont avant tout empi­ri­ques, et dépen­dent de confi­gu­ra­tions his­to­ri­ques, comme par exem­ple le phrasé dans la poly­pho­nie médié­vale. On com­men­cera à noter les signes de phrasé sur les par­ti­tions à partir du XIXe siècle. Mais les théo­ries ne font jamais tout à fait auto­rité et ne sont vala­bles que de façon cir­cons­tan­cielle. À partir de cet état de fait du débat entre l’his­toire et la théo­rie, Jean-Patrice Courtois expli­que que les enjeux musi­caux du phrasé sont pre­miè­re­ment ceux de la déli­mi­ta­tion, et deuxiè­me­ment ceux l’arti­cu­la­tion. Cette contra­dic­tion est illus­trée par l’oppo­si­tion entre Couperin, qui entend le phrasé comme moyen de seg­men­ta­tion, et Mozart qui, a contra­rio, défend le phrasé comme moyen de liai­son. S’appuyant sur un arti­cle de Jesper Svenbro, « La découpe du poème. Notes sur les ori­gi­nes sacri­fi­ciel­les de la poé­ti­que grec­que », Jean-Patrice Courtois met en évidence le rap­port qu’il y a chez les Grecs entre la seg­men­ta­tion des vers et la seg­men­ta­tion du corps et de la viande. De sur­croît, ajoute-t-il, le melos — qui signi­fie en grec la mélo­die, le chant — peut aussi ren­voyer au membre d’un corps. Ces dif­fé­rents exem­ples per­met­tent d’éclairer les pro­blè­mes du phrasé en musi­que en fai­sant surgir deux niveaux de lec­ture : d’une part, il s’agit d’un pro­blème de l’ordre de l’exé­cu­tion, de la lec­ture de la par­ti­tion ; d’autre part, c’est un pro­blème de l’ordre de l’agen­ce­ment, de l’inte­rac­tion des éléments dans la com­po­si­tion. Pour conclure sur la musi­que, Jean-Patrice Courtois pro­pose de rap­pe­ler qu’au XXe siècle, la notion de phrasé en musi­que se com­plexi­fie et oscille entre dis­pa­ri­tion et recom­po­si­tion. Il est dès lors inté­res­sant de voir, sou­li­gne-t-il, que dans le Traité du rythme : des vers et des proses de Gérard Dessons et Henri Meschonnic la manière de lier les contre-accents est jus­te­ment la reprise de la nota­tion de liai­son musi­cale, appli­quée cette fois à l’étude de la métri­que. Sur le plan essen­tiel­le­ment lin­guis­ti­que, le pro­blème s’arti­cule avec celui de « phrase ». Un arti­cle de Christiane Marchello-Nizia insiste sur le fait qu’il y a une vraie dif­fi­culté à établir une défi­ni­tion de la phrase. Par consé­quent, il appa­raît illu­soire de vou­loir pro­po­ser une défi­ni­tion stricte de ce qu’est le phrasé en langue. Toutefois, Gérard Dessons avance quel­ques hypo­thè­ses que Jean-Patrice Courtois pro­pose de résu­mer de la façon sui­vante, en quatre prin­ci­pes : pre­miè­re­ment, le phrasé pré­cède la phrase, en une sorte de « primat onto­lo­gi­que » ; deuxiè­me­ment, le phrasé serait de l’ordre du continu à la dif­fé­rence de la phrase, qui serait de l’ordre du dis­continu ; troi­siè­me­ment, si la phrase est bien cet « événement évanouissant » dont parle Émile Benveniste, le phrasé serait ce qui essaie de séman­ti­ser l’évanouissant de toute phrase en fai­sant moins appel à la des­crip­tion qu’à la per­cep­tion ; qua­triè­me­ment, le phrasé est beau­coup plus un pro­blème d’écriture qu’un pro­blème musi­cal. La ques­tion du phrasé n’est donc ni un pro­blème d’émotivité, ni un pro­blème d’accents régio­naux, ni le pro­blème du débit ou du tempo, ni encore un pro­blème d’élasticité accen­tuelle, mais bien au contraire le pro­blème fon­da­men­tal qui consiste à faire enten­dre ce qui n’est pas dit dans le texte. Pour se rap­pro­cher de cette idée, Jean-Patrice Courtois pro­pose de com­pren­dre le texte comme Gérard Dessons, c’est-à-dire comme une « phrase col­lec­tive », et non pas comme un ensem­ble de phra­ses déli­mi­tées par des points. Enfin, Jean-Patrice Courtois pré­sente un ou deux élargissements pour conclure cette intro­duc­tion à la notion de phrasé. Le volume Questions de phrasé des éditions Hermann élargit par exem­ple la notion de phrasé à d’autres medium que celui de la poésie, comme la danse, le théâ­tre, ou bien les mathé­ma­ti­ques. A for­tiori, plu­sieurs hypo­thè­ses y sont avan­cées : le musi­co­lo­gue Antoine Bonnet parle ainsi d’une arti­cu­la­tion du phrasé, qui serait une « expres­sion en puis­sance » ; Jean-Marie Adrien se demande pour sa part si le phrasé ne serait pas une manière d’uni­fier en un tout un cer­tain nombre d’événements à l’inté­rieur d’une « fenê­tre tem­po­relle » ; Frédéric Pouillaude pro­pose quant à lui de lier la pro­blé­ma­ti­que du phrasé à celle de l’arti­cu­la­tion en cho­ré­gra­phie. Ce fai­sant, Jean-Patrice Courtois insiste sur le pou­voir « relec­teur » de la notion de phrasé, qui permet de relire plu­sieurs pro­blé­ma­ti­ques de recher­che qui pour­tant ne fai­saient pas a priori appel à cette notion. Revenant à ses pro­pres préoc­cu­pa­tions de recher­che sur les phi­lo­so­phies éthiques ani­ma­les, Jean-Patrice Courtois expli­que pour sa part qu’il a récem­ment décou­vert des études scien­ti­fi­ques por­tant sur la com­mu­ni­ca­tion des cacha­lots, les­quel­les évoquent en outre l’exis­tence d’un phrasé qui serait dis­tinct selon les com­mu­nau­tés. En somme, ce der­nier élargissement permet d’illus­trer l’incroya­ble richesse d’appli­ca­tion de la notion de phrasé.

Pierre Parlant : « La phrase sourd »

Dès le com­men­ce­ment de son inter­ven­tion, Pierre Parlant insiste sur la néces­sité « d’exfil­trer » et d’émanciper la notion de phrasé à la musi­que. Il s’agit d’une exfil­tra­tion pré­cise-t-il, mais non pas d’un « emprunt ». Car il estime qu’en quit­tant son envi­ron­ne­ment d’ori­gine, la notion subit par ce phé­no­mène de dépla­ce­ment une « requa­li­fi­ca­tion » suf­fi­sam­ment mar­quée pour éviter toute confu­sion. Pour le reste, il pro­pose d’ajou­ter à ce qu’a dit Jean-Patrice Courtois que, dans son accep­tion pre­mière et musi­cale, le phrasé dési­gne la façon de dis­po­ser et de seg­men­ter les phra­ses musi­ca­les. Le phrasé en musi­que cor­res­pond certes à ce qui est chro­no­lo­gi­que­ment et logi­que­ment second, mais le phrasé est aussi ce qui fait « enten­dre » la phrase. Au demeu­rant, Pierre Parlant estime pour sa part que cette défi­ni­tion est vive­ment contes­ta­ble. Il pense en effet que la notion de phrasé peut être opé­ra­toire pour essayer de saisir d’autres phé­no­mè­nes, comme la tran­sac­tion qui se joue cons­tam­ment dans l’écriture poé­ti­que, laquelle serait par essence le lieu où la langue se cher­che et jouit d’elle-même en s’écrivant. Non seu­le­ment le phrasé n’est pas second, mais, ajoute Pierre Parlant, il est la condi­tion de pos­si­bi­lité de la phrase, son « trans­cen­dan­tal ». Dès lors, si c’est du phrasé que pro­cède la phrase, et non, comme en musi­que, de la phrase que pro­cède le phrasé, deux pro­blè­mes sur­gis­sent : quelle peut-être l’anté­cé­dence du phrasé ? Et doit-on encore parler d’anté­cé­dence à ce propos ? En réflé­chis­sant à ce pro­blème, Pierre Parlant s’est aperçu qu’il s’agis­sait pro­ba­ble­ment d’un faux pro­blème, dans la mesure où, par de telles ques­tions, nous demeu­rons en quel­que sorte pri­son­niers de l’idée d’un enchaî­ne­ment causal. Le risque, dès lors, est d’entrer dans une forme de cir­cu­la­rité de la pensée. Dans ces condi­tions, il lui semble beau­coup plus per­ti­nent de sub­sti­tuer cet enchaî­ne­ment causal au couple vir­tuel/actuel. En fai­sant de la phrase une « pré­séance » du phrasé, on oublie­rait d’inter­ro­ger in fine ce qui condi­tionne la phrase. Pierre Parlant va plus loin en indi­quant qu’aucun acte d’écriture ne peut faire l’économie de cette inter­ro­ga­tion. Cette inter­ro­ga­tion, celle consis­tant fina­le­ment à se deman­der si l’on peut écrire une phrase qui ne pro­vient de rien, est notam­ment for­mu­lée dans Le Tempo de la pensée de Patrice Loraux. Pierre Parlant indi­que que la seule réponse pos­si­ble est néga­tive. Toute phrase est nour­rie et pré­cé­dée d’une infi­nité d’occur­ren­ces lan­ga­giè­res qui la déter­mi­nent. Il ajoute que dans le cas d’un hapax, la phrase ne serait hapax que sous le rap­port de celles qui ne font pas excep­tion. La poésie tra­vaille­rait cons­tam­ment à essayer de répon­dre à cette inter­ro­ga­tion pre­mière. C’est pour­quoi Pierre Parlant pro­pose la thèse sui­vante : « Il n’y a pas d’écriture poé­ti­que qui ne soit pas atten­tive à ce qui fait que la phrase sourd ». La phrase finit bien par sour­dre, sans quoi, pré­cise-t-il, on ne s’emploie­rait pas à la cher­cher, à hâter sa venue, à déplo­rer sa fai­blesse, à s’étonner de son profil. En ce cas, si la phrase sourd, n’est-ce pas parce qu’elle est le résul­tat d’une actua­li­sa­tion ? Pour répon­dre à cette ques­tion, Pierre Parlant s’appuie sur l’expé­rience de l’écrivain Claude Ollier, né en 1922 et mort en 2014. Celui-ci, en effet, men­tionne la pré­sence d’une voix qui influence l’écriture. Deux aspects retien­nent Pierre Parlant au sujet de cette voix : d’abord elle est « conti­nue », ensuite elle est « ténue ». Il lui semble que cette voix, qui forme une sorte de « quasi texte » illus­tre assez bien cette nou­velle défi­ni­tion du phrasé, et dont il aime­rait rete­nir trois carac­té­ris­ti­ques : l’insis­tance ; la conti­nuité ; l’inten­si­vité. Ce fai­sant, l’exem­ple de la voix chez Claude Ollier permet à Pierre Parlant de reve­nir au couple vir­tuel/actuel. Dans la défi­ni­tion de Gilles Deleuze, l’actuel ren­voie au pré­sent, tandis que le vir­tuel ren­voie à ce qui n’a jamais été pré­sent, à un « passé pur ». De plus, actuel et vir­tuel sont dis­tincts mais tous les deux sont réels. À partir de ces quel­ques défi­ni­tions, Pierre Parlant pro­pose de dire que l’actuel cor­res­pond à la phrase, autre­ment dit au pré­sent de la langue, et que le vir­tuel cor­res­pond au phrasé. Pour cette raison, toute défi­ni­tion de la phrase, quand bien même elle est utile, est condam­née à man­quer l’essen­tiel, à savoir que la phrase est un procès dyna­mi­que qui résulte du phrasé, qui actua­lise le déploie­ment d’une vir­tua­lité. Dans ce cadre, le phrasé serait en quel­que sorte le passé de la phrase, au sens de ce qui n’a jamais été pré­sent. Il y aurait donc à la fois un phé­no­mène de dif­fé­ren­cia­tion et un phé­no­mène de cor­ré­la­tion entre la phrase et le phrasé. Pour illus­trer cette idée, Pierre Parlant reprend l’exem­ple que donne Deleuze d’un éclair sur­gis­sant dans un ciel noir. Autant l’éclair (l’actuel) se dis­tin­gue du ciel noir (le vir­tuel), autant cet éclair, en un même mou­ve­ment, est lié au ciel noir, au point de lui être uni. Dès lors, il s’agit de com­pren­dre que l’actuel et le vir­tuel, le passé pur et le pré­sent, le phrasé et la phrase, sont les pôles contra­dic­toi­res d’un même mou­ve­ment. Le phrasé serait le ciel noir, et la phrase — l’éclair — serait le pro­duit d’une actua­li­sa­tion. Chaque phrase est en quel­que sorte hantée par le phrasé qui l’a déter­mi­née. Cette concur­rence entre le phé­no­mène et son ori­gine, Pierre Parlant la com­pare à ce que Leibniz avait établi à propos de la monade, qui serait comme une vague qui nous par­vient aux oreilles en un tout sonore, alors qu’elle est com­po­sée d’une infi­nité de sons. En guise d’ouver­ture à son propos, Pierre Parlant pro­pose de réflé­chir au pro­blème sui­vant : si le phrasé est la condi­tion de la phrase, la phrase peut aussi regar­der son phrasé après-coup. Il s’agi­rait alors de se deman­der s’il n’y aurait fina­le­ment pas deux types de phrasé — un phrasé qui condi­tionne la phrase et un « phrasé second », celui de l’écriture ou de la lec­ture —, de se deman­der quels sta­tuts leur accor­der, sur le plan de la pro­so­die notam­ment, mais aussi quel statut donner au poète du phrasé.

Benoît Casas : « La vérité en poème »

Benoît Casas sou­haite tout d’abord partir d’éléments d’expo­si­tion de son propre trajet réflexif. Le terme de phrasé ne fai­sait pas partie de son voca­bu­laire. Il uti­li­sait des termes pro­ches. Cependant, quoi­que il ne sût pas tout à fait ce que pou­vait recou­vrir cette notion, il avait l’intui­tion qu’elle était féconde dans sa démar­che de réflexion poé­ti­que. Cette notion — car il s’agit beau­coup plus d’une notion que d’un concept selon lui — lui semble à la fois « syn­thé­ti­que et conjonc­tive ». Pour étayer cette idée, il pro­pose une ten­ta­tive d’appro­che de la notion qui s’appuie prin­ci­pa­le­ment sur des intui­tions issues de sa propre expé­rience poé­ti­que. C’est à partir de l’axiome intui­tif « il y a du phrasé en poésie » qu’il sou­haite com­men­cer sa réflexion. En pre­mier lieu, il s’agit de bien dis­tin­guer le phrasé d’une quel­conque forme d’inter­pré­ta­tion ou d’exé­cu­tion musi­cale, dont l’équivalent de cette défi­ni­tion en poésie serait à cher­cher dans la pra­ti­que de la lec­ture publi­que. Ce n’est pas cette voie que Benoît Casas se pro­pose de suivre. Il s’agit avant tout pour lui de ques­tion­ner l’enjeu du phé­no­mène d’homo­ny­mie entre le phrasé en musi­que et le phrasé en poésie. Benoît Casas insiste sur le fait que le phrasé en poésie concerne l’écriture elle-même. À ce sujet, il ajoute que le phrasé n’est ni pos­té­rieur, ni même anté­rieur à l’écriture. En ce cas, se pose la ques­tion de ce qui pré­cède le phrasé. Plusieurs hypo­thè­ses peu­vent être avan­cées. D’une part il y a le lan­gage, soit l’ensem­ble des phra­ses pos­si­bles. D’autre part, il y a le corpus, soit l’ensem­ble des phra­ses attes­tées — dont l’image la plus repré­sen­ta­tive est celle de Babel, au sens qu’en donne Borges dans ses écrits. À ce moment de sa réflexion, Benoît Casas désire insis­ter sur le fait qu’avant de penser le mot « phrasé », il convien­drait au préa­la­ble de regar­der plus atten­ti­ve­ment le mot lui-même. À ce titre, il rap­pelle que dans sa propre pra­ti­que poé­ti­que, il mobi­lise moins l’ima­gi­na­tion que le sens de la vue. Il observe ainsi que le mot « phrasé », c’est le mot « phrase » avec un accent. Une pre­mière intui­tion consis­te­rait donc à dire que « phrasé » ren­voie à une accen­tua­tion de la phrase. Et puisqu’il s’agit d’un accent aigu, le phrasé pour­rait aussi ren­voyer à ce qui aiguise la phrase, à ce qui cher­che à la rendre « tran­chante ». Cette opé­ra­tion va de pair selon lui avec une cer­taine forme d’économie sous­trac­tive et de mar­quage de ce qu’il nomme la « phrase de poésie ». Benoît Casas pro­pose de s’attar­der sur cette expres­sion. Trois motifs la jus­ti­fient selon lui : tout d’abord, parce que la phrase ne res­sor­tit pas essen­tiel­le­ment au domaine de la prose ; ensuite, parce que la poésie est un lieu où s’opère un cer­tain nombre d’opé­ra­tions sur la prose ; enfin, parce que le mot « phrase » indi­que que la poésie ne se réduit pas à la dimen­sion du vers. En consé­quence, la ques­tion se pose de savoir ce qu’est exac­te­ment une « phrase de poésie ». À cette ques­tion fon­da­men­tale, Benoît Casas pro­pose de répon­dre de la façon sui­vante : une phrase de poésie est d’abord une « phrase avec manque », laquelle sous-tend deux moda­li­tés : d’une part, la « prose coupée » (Jean-Christophe Bailly) — qui ne se confond pas avec le vers libre —, et, d’autre part, la « prose trouée », que Benoît Casas a inven­tée dans L’Amant de Sophie et qui consiste en une désa­gré­ga­tion — ainsi qu’en une col­li­sion des signi­fiants — en vue de créer de nou­veaux assem­bla­ges. Dans ce cadre, la « phrase avec manque » se donne pour figure de « déto­ta­li­sa­tion ». En outre, c’est une phrase « en excès » sur la phrase cou­rante. Elle est aussi para­doxa­le­ment plus com­plète — fût-elle démem­brée — qu’une phrase cou­rante, dans la mesure où, pre­miè­re­ment, elle creuse le silence, l’inter­rup­tion et la reprise et que, deuxiè­me­ment, elle pense également « l’ins­crip­tion » qu’elle laisse sur la page. En cela, la poésie se dis­tin­gue du roman. De plus, Benoît Casas estime que la poésie, en ce qu’elle inter­roge sa propre pré­sen­ta­tion sur la page, ne répond pas à l’injonc­tion capi­ta­liste contem­po­raine, laquelle est moti­vée non seu­le­ment par une logi­que du flux continu mais aussi par une logi­que de stan­dar­di­sa­tion des pro­duits cultu­rels. De sur­croît, la « phrase de poésie » se donne selon lui comme « conjonc­tion iné­dite du mul­ti­ple de ses para­mè­tres », for­mule qu’il désire inter­ro­ger. Ses para­mè­tres sont mul­ti­ples et res­sor­tis­sent par exem­ple au silence, à l’inter­rup­tion et à la reprise de la voix. Mais la phrase de poésie est aussi une « conjonc­tion iné­dite » car elle pro­duit de la sin­gu­la­rité et de la nou­veauté. Sur ce point, il rap­pelle que Lacan montre une équivalence entre la nou­veauté et la vérité, et établit un lien très fort entre manque et vérité. Pour Benoît Casas, la poésie illus­tre cette ten­sion, et, dans sa visée, rejoint cette éthique du « mi-dire » dont parle Lacan. En ce cas, le lieu pri­vi­lé­gié de l’expres­sion de ce mi-dire serait la phrase de poésie. Fort de cette tra­jec­toire de pensée, Benoît Casas pro­pose enfin de reve­nir à la notion de phrasé. La phrase de poésie n’est pas le phrasé, mais son unité locale d’expres­sion. D’ailleurs, il convient selon lui de dire « un phrasé » — plutôt que « le phrasé » — pour pré­ci­ser sa sin­gu­la­rité. Cela ne veut pas dire qu’un phrasé est un « événement ». Mais de toute évidence, un phrasé est l’expres­sion d’une sin­gu­la­ri­sa­tion de la syn­taxe. En un der­nier temps, Benoît Casas pro­pose de réflé­chir à la for­mule sui­vante : « un phrasé est inven­tion conti­nuée en phrase de poésie d’une langue avec manque ». Cette idée pour­rait aussi se for­mu­ler par un appel adressé à tous pour que chacun se fasse l’explo­ra­teur de sa langue, por­teur d’une vérité comme manque et nou­veauté. La poésie peut être faite par chacun et non comme l’écrit Lautréamont « par un ». La poésie n’est pas un impé­ra­tif, c’est une « pos­si­bi­lité véri­ta­ble ».

Emmanuel Laugier : « Phraser le dehors : une vie... »

L’inter­ven­tion d’Emmanuel Laugier se déroule en trois temps : après une amorce qui jus­ti­fie le titre, celui-ci se pro­pose d’arti­cu­ler dans un second temps « phra­ser le dehors » à « une vie », avant de pré­sen­ter les trois mots qui d’après lui arti­cu­lent cette pro­blé­ma­ti­que géné­rale. Pour plu­sieurs rai­sons, le texte de Gilles Deleuze inti­tulé « L’imma­nence : une vie... » est le point de départ de sa réflexion. Celui-ci permet d’éclairer le titre de son inter­ven­tion. Il pré­cise d’abord que les deux points qui mar­quent la rup­ture entre « phra­ser le dehors » et « une vie » ouvre un espace de tran­si­tion, un lieu d’ouver­ture. Puis que le format de ce titre lui permet d’inter­ro­ger la dis­tance entre « le dehors » et « phra­ser », et de relier cette dis­tance à celle d’expé­rience que tra­duit le terme « une vie ». Il s’agit pour lui de ques­tion­ner ce que recou­vre le terme « dehors », ce qu’il convo­que en matière d’expé­rience, en quoi il peut former les condi­tions d’émergence d’un phrasé et être l’énergie « d’une vie ». Ce qui fait phra­ser, ce qui phrase ou ce qui se phrase, relève, pour Emmanuel Laugier, de la rela­tion entre une langue d’usage et l’expé­rience d’un déta­che­ment qui débou­che­rait sur un « une vie » sans sujet, ni genre. La rela­tion entre cette « langue appa­ren­tée » (Merleau-Ponty) et l’expé­rience que média­tise le phrasé revien­drait au fait qu’il existe un « dehors ». Ce que vient média­ti­ser le phrasé, pré­cise Emmanuel Laugier, c’est l’expé­rience de la ren­contre entre le dehors et la vie. C’est en cela que les phra­sés peu­vent être com­pa­rés à un sai­sis­se­ment ou un rapt qui défi­nit la qua­lité de la poésie. En s’appuyant sur cette défi­ni­tion, Emmanuel Laugier avoue sa fas­ci­na­tion envers tout ce qui s’appa­rente à un dehors, ou, plus pré­ci­sé­ment, à de l’exté­rio­rité, c’est-à-dire à tout ce qui vient heur­ter le sujet, le « requé­rir et le saisir ». En cela, Emmanuel Laugier dit avoir été conduit à véri­fier les poten­tia­li­tés du phrasé. « Phraser » serait alors un lieu de cir­cu­la­tion spé­ci­fi­que du dehors. Selon lui il n’y a pas de poème sans ce dehors privé de la prose du monde. En ce cas, pour éviter quel­que usage auto­té­li­que de la langue, Emmanuel Laugier pro­pose trois plans d’expo­si­tion. Le pre­mier, s’inti­tu­lant « Dehors » consiste à dire qu’il n’y a pas de phrasé sans dehors. Le second plan, par lequel le sujet éprouve son rap­port au monde, est nommé « Expérience » par Emmanuel Laugier, et se veut un ques­tion­ne­ment de la média­tion entre le « dehors » et le « phrasé ». Le troi­sième plan, appelé « Phrasé », devient la condi­tion de pos­si­bi­lité du poème et son actua­li­sa­tion. Ces trois plans for­ment ce qu’Emmanuel Laugier en une langue imagée dési­gne comme trois plis qu’il s’agi­rait tour à tour de déplier. Au sujet du pre­mier plan d’expo­si­tion, Emmanuel Laugier émet l’hypo­thèse sui­vante : chaque poème est un « dedans » qui contient tout son « dehors », à l’image de la monade de Leibniz. Le dehors serait par ailleurs de l’ordre de la contin­gence, et réfrac­taire. Là-dessus, Emmanuel Laugier pose la ques­tion sui­vante : com­ment ce dehors indomp­ta­ble peut-il trou­ver à s’actua­li­ser dans le phrasé du poème ? Selon lui ce qui surgit de sens dans le phrasé est aussi bien étranger que média­teur du dehors. C’est pour­quoi le dehors exi­ge­rait que l’on trouve avec lui un rap­port, que ce soit celui d’en être étranger, ou que ce soit celui de l’appré­hen­der, par les sens. Cette exi­gence, indi­que en outre Emmanuel Laugier, pour­rait être au fon­de­ment de ce qu’il appelle une « épistémologie poé­ti­que ». Le dehors serait un lieu d’atti­rance, un lieu ouvert qui empê­che toute inti­mité, et qui ne pro­pose aucune pro­tec­tion. Ce lieu serait essen­tiel­le­ment mys­té­rieux et éloigné de nous. En s’appuyant sur la pensée de Foucault, Emmanuel Laugier met en évidence le carac­tère vain qu’il y aurait à essayer de faire l’expé­rience du dehors. Emmanuel Laugier pense cepen­dant que l’acte poé­ti­que consis­tant à « phra­ser » aurait la capa­cité de média­ti­ser la force du dehors, de trans­crire les phé­no­mè­nes qui s’y pro­dui­sent, jusque dans son « non-rap­port » avec nous. En cela, l’acte de « phra­ser » serait un geste dou­lou­reux, déchi­rant. En étant étranger à toute inten­tion mimé­ti­que, « phra­ser » ne se pro­po­se­rait pas de syn­thé­ti­ser le dehors, mais de se tenir en vis-à-vis, en une sorte de « punc­tum proxi­mum » (Jean-Luc Nancy). Au sujet de son second plan d’expo­si­tion « Expérience », Emmanuel Laugier rap­pelle que si le réel est tou­jours ce « dehors », cela forme une poé­ti­que qui enga­ge­rait la pré­sence du corps dans le phrasé. S’appuyant ensuite sur une lec­ture de Dante par le poète Mendelstam, il défi­nit l’expé­rience comme une « ponc­tua­lité indi­vi­si­ble » que le phrasé vien­drait média­ti­ser. L’expé­rience serait ce qui main­tient celui qui per­çoit — le poète par défi­ni­tion — à la limite de l’exté­rio­rité, à l’image d’un seuil. Emmanuel Laugier pré­cise ainsi que le phrasé consiste à capter « l’ins­cape » (Gerard Manley Hopkins), la teneur du dehors, à chaque appa­ri­tion unique, à chaque sur­gis­se­ment du dehors. Enfin, au sujet de son troi­sième plan d’expo­si­tion « Phraser », Emmanuel Laugier reprend le terme d’ins­cape qu’il pro­pose de tra­duire par l’expres­sion « dessin sai­sis­sant », lequel forme un réseau avec le terme d’« inten­tion » et de « gage » dans la poésie d’Hopkins. L’inten­tion mar­que­rait la posi­tion du phrasé, à la fois une ten­sion et une inten­sité. La pres­sion du dehors sur le sujet for­me­rait l’inten­tion du phrasé et les limi­tes de son étendue. Le phrasé sup­po­se­rait un sujet passif, sous forme d’un témoin « effaré », sans voix et dont le tra­vail consis­te­rait à faire enten­dre la « voca­lité » du dehors et la « tona­lité affec­tive » d’une vie. Le phrasé pré­lè­ve­rait en quel­que sorte ce qui existe en un moment donné, pour expo­ser des sur­vi­van­ces du passé.

Jean-Patrice Courtois : « Phrasé, poésie et docu­ment »

Jean-Patrice Courtois désire abor­der la ques­tion du phrasé sous l’angle de sa propre pra­ti­que poé­ti­que, en la reliant par ailleurs à un autre axe de réflexion, celui concer­nant le « docu­ment ». Dans cette pers­pec­tive, il pro­pose trois étapes qui sont autant de che­mi­ne­ments pour une appro­che du phrasé en poésie. Tout d’abord il s’agit pour lui de dis­tin­guer matière et maté­riau, puis d’inter­ro­ger ce que recou­vre la notion de docu­ment, avant de conclure son inter­ven­tion en abor­dant fron­ta­le­ment la ques­tion du phrasé. S’il sou­haite com­men­cer par ques­tion­ner la dis­tinc­tion qu’il y a entre « matière » et « maté­riau », c’est qu’il a long­temps remar­qué, dans sa fré­quen­ta­tion de nom­breux textes d’auteurs, que les termes maté­riau et matière étaient indif­fé­rem­ment employés pour évoquer des phé­no­mè­nes divers. Il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de la même chose. Pour cela, il s’appuie sur l’exem­ple d’un cer­tain pro­fes­seur, Josef Albers, qui dis­pen­sait à ses étudiants deux cours, l’un inti­tulé « matière » et qui consis­tait à confron­ter des objets de tous ordres afin de faire res­sor­tir leurs carac­té­ris­ti­ques indi­vi­duel­les, et un autre inti­tulé « maté­riau », qui consis­tait à mani­pu­ler les objets pour évaluer leurs « limi­tes struc­tu­rel­les », en les tor­dant ou en les écrasant par exem­ple. Selon Jean-Patrice Courtois, cela démon­tre bien que la matière a des « qua­li­tés », quand le maté­riau a des « pro­prié­tés ». Le maté­riau est avant tout étude de la matière. Dès lors, la langue serait une matière qu’il s’agi­rait de trans­for­mer en maté­riau. Pour Jean-Patrice Courtois, le mot est une matière sous la forme d’une sorte de bloc solide qui recè­le­rait un liquide à animer. Ce fai­sant, il ajoute que les mots n’ont pas tous les mêmes pro­prié­tés. Le pro­ces­sus d’écriture consiste alors à trans­for­mer la matière lan­ga­gière en maté­riau, par l’exploi­ta­tion des dif­fé­ren­tes com­bi­nai­sons qu’il est pos­si­ble de faire avec les mots. Enfin cette trans­for­ma­tion du lan­gage n’est pas déliée selon lui de celle du « docu­ment » dans sa pra­ti­que poé­ti­que. Jean-Patrice Courtois appelle docu­ment la « pers­pec­tive infi­nie et sans ori­gine de la matière et du maté­riau ». Le docu­ment, pré­cise-t-il, est le lieu de « trans­for­ma­tion » de la matière au maté­riau, à l’inté­rieur, ajoute-t-il, d’une tem­po­ra­lité indé­fi­nie. En outre, une pra­ti­que de ce qu’il nomme le « réper­toire » se greffe à cette pro­blé­ma­ti­que. Il défi­nit comme « réper­toire » un docu­ment qu’il cons­ti­tue à partir d’autres docu­ments. Selon lui, par sa forme image-lan­gage, le réper­toire tra­duit par­fai­te­ment ce qui l’inté­resse, le pas­sage de la matière au maté­riau. Jean-Patrice Courtois indi­que cepen­dant que le rap­port entre poésie et docu­ment ne se recoupe pas avec la pro­blé­ma­ti­que du fait-inter­pré­ta­tion. Cette intui­tion, il la tire d’un pas­sage du jour­nal de Kafka. En effet, dans ce pas­sage est évoquée l’alter­nance entre le fait et l’obser­va­tion, laquelle engage des modes d’écriture qui sont autant d’exu­toi­res à cette alter­nance sans fin. La poésie, en ce sens, neu­tra­lise cette alter­nance entre acte et obser­va­tion, et fait-inter­pré­ta­tion. Selon lui, la poésie a donc à faire avec le docu­ment depuis ses ori­gi­nes. Ce qui l’inté­resse tout par­ti­cu­liè­re­ment est le « trajet » qui s’effec­tue du docu­ment au « site poé­ti­que ». Le docu­ment, expli­cite-t-il, ne cons­ti­tue pas un ancrage réel puis­que, par essence, il n’existe jamais que sous le rap­port de son trai­te­ment sub­jec­tif. Un poème inter­vient donc tou­jours à un cer­tain point du trajet. Il en pro­pose la défi­ni­tion sui­vante : « est poème ce que pro­duit l’examen du point dans le trajet à partir duquel on écrit ». Ce point n’est le lieu d’aucune contrainte. En ce sens, il serait impos­si­ble de trou­ver dans le poème les traces d’une méthode de trai­te­ment du docu­ment. C’est à ce moment de sa réflexion que Jean-Patrice Courtois fait appel à la notion de phrasé en insis­tant sur sa fonc­tion, qui se résume à être « l’opé­ra­teur de tra­ver­sée » du docu­ment à tra­vers les phra­ses, au plu­riel, puis­que le phrasé n’a pas de « péri­mè­tre établi ». En s’appuyant sur Benveniste, qui disait que chaque phrase est dif­fé­rente, Jean-Patrice Courtois évoque la sin­gu­la­rité que por­te­rait chaque phrase. Au sujet de la poésie plus spé­ci­fi­que­ment, il ajoute que ce n’est pas une phrase prise iso­lé­ment qui peut être qua­li­fiée comme appar­te­nant à de la poésie, mais c’est l’ensem­ble, le lien entre les phra­ses. Dans ces condi­tions, le phrasé tra­ver­se­rait les phra­ses déjà « faites ou défai­tes ». Dans sa pra­ti­que poé­ti­que, Jean-Patrice Courtois insiste sur le fait que le phrasé est un pro­ces­sus qui ne pense pas la fin de la phrase, en une sorte de relance per­pé­tuelle, sem­bla­ble à une « chance », au sens de Georges Bataille, c’est-à-dire d’une explo­ra­tion des limi­tes tou­jours repous­sées. C’est pour­quoi, conclut-il, le phrasé est moins de l’ordre de la trace que du « tracé », et qu’il doit se conce­voir comme « échéance de la genèse des phra­ses ».

Échange avec l’assis­tance

Il y eut un moment d’échange avec l’assis­tance. Au cours de cet échange a été évoqué — notam­ment à partir de l’exem­ple de Philippe Lacoue-Labarthe — le lien pos­si­ble entre phrase, phrasé, tra­duc­tion et com­men­taire. Par ailleurs, Pierre Parlant a eu l’occa­sion de reve­nir sur ce qu’il enten­dait par « trans­cen­dan­tal » du phrasé. Il ne s’agis­sait pas tant d’appe­ler le lexi­que de l’image et de la repré­sen­ta­tion que le concept phi­lo­so­phi­que impli­que à l’ori­gine mais plutôt d’insis­ter sur la capa­cité qu’aurait le phrasé de faire exis­ter la phrase sans recou­rir pour autant à un schème de cau­sa­lité. Enfin, Jean-Patrice Courtois a pro­posé une dis­tinc­tion ortho­gra­phi­que entre le « phrasé » qui condi­tion­ne­rait la phrase et celui qui vien­drait après la phrase — idée préa­la­ble­ment pro­po­sée par Pierre Parlant — et qui selon lui pour­rait être envi­sagé par le verbe « phra­ser », à l’infi­ni­tif.

Clément Le Fèvre