Classe de Maître organisée par le CERCC avec le soutien de la région Rhône-Alpes
Lorsque la situation devient critique, sinon même étouffante, il faut être aux aguets, se mettre en mouvement, chercher la prise d’air, aller sur zone, agir. Ainsi avons-nous décidé, pour la penser à nouveaux frais et vivifier du même coup nos pratiques, d’exfiltrer la notion de phrasé de la sphère musicale vers celle de l’écriture du poème.
Exfiltrer, réflexe typique de tout agent secret, direz-vous. Certes, répondrons-nous, mais agent secret, n’est-ce pas, à la lettre, l’autre nom possible du poète ?
Nous pensons en tout cas que l’idée de phrasé réclame ce transfert. Nous pensons qu’elle gagne à être soustraite, déplacée ou, comme l’aurait dit Deleuze, « déterritorialisée », histoire de voir un peu plus clair, c’est-à-dire autrement, ce que nous faisons et ce qui advient en écrivant.
Il faudra toutefois pour cela cesser de l’estimer comme désignant une exécution, celle d’un enchaînement ; cesser de ne voir en elle qu’une reprise expressive, une inflexion de second rang. Car elle suppose bien autre chose, c’est ce que nous pressentons. Peut-être même enveloppe-t-elle rien moins que le « précurseur sombre » (Deleuze, une fois encore) du poème, autrement dit, tout à la fois son anticipation, sa chance, voire sa condition.
C’est cette hypothèse que la journée entend examiner. Elle le fera en risquant pour commencer quelques considérations d’ordre théorique puis, pour faire bonne mesure et ne pas se défiler, en proposant une suite de lectures des quatre poètes intervenants dans le cadre de la Scène Poétique.
Pierre Parlant Écrivain, poète, agrégé de philosophie. A fondé et dirigé la revue de littérature et de philosophie Hiems de 1997 à 2003 (11 livraisons). Lauréat de la Mission Stendhal en 2010 (séjour au Nouveau-Mexique et en Arizona, sur les traces d’Aby Warburg en pays Hopi). A bénéficié d’une résidence d’écriture de six semaines à Beyrouth (avril-mai 2015) à l’invitation du Centre international de poésie de Marseille et de la Maison internationale des écrivains du Liban.
A notamment publié : Modèle habitacle, Éditions Le Bleu du Ciel, 2003 ; “Prenez le temps d’aller vite”, Éditions de L’Attente/ Contrepied, 2004 ; Pas de deux, Éditions M. F., 2005 ; Précis de nos marqueurs mobiles, Éditions de l’Attente, 2006 ; Le rapport signal-bruit, Éditions Le Bleu du ciel, 2006 ; Devenirs du roman, (contribution), Naïve éditions, 2007 ; Mardi, j’ai commandé une ombre, Éditions Fidel Anthelme, 2008 ; Nouveaux essais sur l’entendement humain de Leibniz, présentation et commentaire, Gallimard, collection Folio-plus Philosophie, 2008 ; Cinéma et nouvelle psychologie de Maurice Merleau-Ponty, présentation et commentaire, Gallimard, collection Folio-plus Philosophie, 2009, Régime de Jacopo, Éditions Contre-Pied, 2009 ; Les courtes habitudes, Éditions NOUS, 2014 ; Exposer l’inobservable, Éditions Contre-pied, 2014 ; Ciel déposé, Éditions Fidel Anthelme, 2015 ; Qarantina, Éditions du CipM, 2016
À paraître : Ma durée Pontormo, Éditions NOUS, 2016 Œuvre en cours de production : mor(a)mor, drame musical, d’après le mythe de Pyrame et Thisbé (Métamorphoses, Ovide) en collaboration avec le compositeur Jean-Michel Bossini
Emmanuel Laugier né en 1969 à Meknès (Maroc). Vit à Nîmes. Il a publié une dizaine de livres de poésie depuis 1996. Études de Philosophie à Nice puis à Paris à la Sorbonne Paris-I (1988-92) . Travaux sur l’exclusion de la poésie de la cité chez Platon (L’Homère de Platon), puis, avec Jean-François Marquet, sur Les figures du don dans l’œuvre d’Yves Bonnefoy. Travaille aux éditions des Belles Lettres depuis presque 20 ans. Fait par ailleurs partie du comité de rédaction de la revue L’Animal (Metz), pour laquelle il a dirigé le Cahier Jean-Luc Nancy (avec Philippe Choulet), Imré Kertesz et Philippe Lacoue-Labarthe (avec Philippe Choulet), et où il a écrit, entre autre, sur le cinéma et les images ; il donne également des chroniques sur la poésie contemporaine au journal d’information littéraire Le Matricule des Anges depuis 1993, et des articles pour différents collectifs ou revues, et sur le site de critique Sitaudis.
L’Œil bande, Deyrolle Éditeur, 1996 (épuisé), Réed. éd. Unes 2016, Et je suis dehors déjà je suis dans l’air, Édition Unes, 2000, Son / corps / flottant, Didier Devillez, 2000 (épuisé), Vertébral, Didier Devillez, 2002 (épuisé), Portrait de têtes, Prétexte Éditions, 2002,Tout notre aer se noirci & Du Bartas, La Sepmaine (2), Éditions I :1, 2003, Suivantes, Didier Devillez, 2004 (épuisé), Mémoire du mat, Virgile, 2006, For, Argol, 2009, l.t.m.w, Éditions Nous, 2013, Crâniennes , Argol, 2014
Benoît Casas mène de front l’écriture de poésie (6 livres à ce jour, 6 en cours), le travail éditorial (Nous, depuis 1999, 105 titres), la traduction (Sanguineti, Pasolini, De Angelis, Hopkins), la photographie & l’exploration de l’Italie (Talia).
L’Amant de Sophie, Prétexte, 2003. Diagonale, Nous, 2007. Il était temps suivi de Cap, co-édition wharf/ Nous, 2010. Envoi (avec Luc Bénazet), Héros-Limite, 2012. L’ordre du jour, Seuil, 2013. Annonce (avec Luc Bénazet), Héros-Limite, 2015.
CONTACT Important : La journée est valable dans le cadre du séminaire de Mme Corinne BAYLE, et au titre du LLF 042 .
Jean-Patrice Courtois : « Une introduction à la notion de phrasé »
Jean-Patrice Courtois rappelle tout d’abord que l’initiative de la réflexion autour de la notion de « phrasé » vient de Pierre Parlant. Cette notion a pour caractéristiques principales d’être d’une part inactuelle et non mesurable, et d’autre part d’être très technique. La nécessité d’une introduction s’impose donc, pour dresser un état des lieux de la notion et établir le point d’appui qui permettra de mesurer les déplacements ou les écarts des interventions ultérieures. Jean-Patrice Courtois prend comme point de départ l’article de Gérard Dessons qui s’intitule « La phrase comme phrasé » publié dans les Mélanges à Jean-Pierre Séguin. Dans cet article, le phrasé est entendu comme ce qui vient remobiliser la phrase. Jean-Patrice Courtois précise cependant que chacune de leurs interventions prendront le problème de façon inverse en proposant « le phrasé comme quelque chose ». En outre, il rappelle que le deuxième point de départ de cette réflexion s’articule autour de la question de la musique. Le problème est celui de l’exécution des phrases musicales. Le phrasé est un art de la lecture et de l’interprétation. Toutefois, force est de constater que les emplois de la notion de phrasé en musique sont avant tout empiriques, et dépendent de configurations historiques, comme par exemple le phrasé dans la polyphonie médiévale. On commencera à noter les signes de phrasé sur les partitions à partir du XIXe siècle. Mais les théories ne font jamais tout à fait autorité et ne sont valables que de façon circonstancielle. À partir de cet état de fait du débat entre l’histoire et la théorie, Jean-Patrice Courtois explique que les enjeux musicaux du phrasé sont premièrement ceux de la délimitation, et deuxièmement ceux l’articulation. Cette contradiction est illustrée par l’opposition entre Couperin, qui entend le phrasé comme moyen de segmentation, et Mozart qui, a contrario, défend le phrasé comme moyen de liaison. S’appuyant sur un article de Jesper Svenbro, « La découpe du poème. Notes sur les origines sacrificielles de la poétique grecque », Jean-Patrice Courtois met en évidence le rapport qu’il y a chez les Grecs entre la segmentation des vers et la segmentation du corps et de la viande. De surcroît, ajoute-t-il, le melos — qui signifie en grec la mélodie, le chant — peut aussi renvoyer au membre d’un corps. Ces différents exemples permettent d’éclairer les problèmes du phrasé en musique en faisant surgir deux niveaux de lecture : d’une part, il s’agit d’un problème de l’ordre de l’exécution, de la lecture de la partition ; d’autre part, c’est un problème de l’ordre de l’agencement, de l’interaction des éléments dans la composition. Pour conclure sur la musique, Jean-Patrice Courtois propose de rappeler qu’au XXe siècle, la notion de phrasé en musique se complexifie et oscille entre disparition et recomposition. Il est dès lors intéressant de voir, souligne-t-il, que dans le Traité du rythme : des vers et des proses de Gérard Dessons et Henri Meschonnic la manière de lier les contre-accents est justement la reprise de la notation de liaison musicale, appliquée cette fois à l’étude de la métrique. Sur le plan essentiellement linguistique, le problème s’articule avec celui de « phrase ». Un article de Christiane Marchello-Nizia insiste sur le fait qu’il y a une vraie difficulté à établir une définition de la phrase. Par conséquent, il apparaît illusoire de vouloir proposer une définition stricte de ce qu’est le phrasé en langue. Toutefois, Gérard Dessons avance quelques hypothèses que Jean-Patrice Courtois propose de résumer de la façon suivante, en quatre principes : premièrement, le phrasé précède la phrase, en une sorte de « primat ontologique » ; deuxièmement, le phrasé serait de l’ordre du continu à la différence de la phrase, qui serait de l’ordre du discontinu ; troisièmement, si la phrase est bien cet « événement évanouissant » dont parle Émile Benveniste, le phrasé serait ce qui essaie de sémantiser l’évanouissant de toute phrase en faisant moins appel à la description qu’à la perception ; quatrièmement, le phrasé est beaucoup plus un problème d’écriture qu’un problème musical. La question du phrasé n’est donc ni un problème d’émotivité, ni un problème d’accents régionaux, ni le problème du débit ou du tempo, ni encore un problème d’élasticité accentuelle, mais bien au contraire le problème fondamental qui consiste à faire entendre ce qui n’est pas dit dans le texte. Pour se rapprocher de cette idée, Jean-Patrice Courtois propose de comprendre le texte comme Gérard Dessons, c’est-à-dire comme une « phrase collective », et non pas comme un ensemble de phrases délimitées par des points. Enfin, Jean-Patrice Courtois présente un ou deux élargissements pour conclure cette introduction à la notion de phrasé. Le volume Questions de phrasé des éditions Hermann élargit par exemple la notion de phrasé à d’autres medium que celui de la poésie, comme la danse, le théâtre, ou bien les mathématiques. A fortiori, plusieurs hypothèses y sont avancées : le musicologue Antoine Bonnet parle ainsi d’une articulation du phrasé, qui serait une « expression en puissance » ; Jean-Marie Adrien se demande pour sa part si le phrasé ne serait pas une manière d’unifier en un tout un certain nombre d’événements à l’intérieur d’une « fenêtre temporelle » ; Frédéric Pouillaude propose quant à lui de lier la problématique du phrasé à celle de l’articulation en chorégraphie. Ce faisant, Jean-Patrice Courtois insiste sur le pouvoir « relecteur » de la notion de phrasé, qui permet de relire plusieurs problématiques de recherche qui pourtant ne faisaient pas a priori appel à cette notion. Revenant à ses propres préoccupations de recherche sur les philosophies éthiques animales, Jean-Patrice Courtois explique pour sa part qu’il a récemment découvert des études scientifiques portant sur la communication des cachalots, lesquelles évoquent en outre l’existence d’un phrasé qui serait distinct selon les communautés. En somme, ce dernier élargissement permet d’illustrer l’incroyable richesse d’application de la notion de phrasé.
Pierre Parlant : « La phrase sourd »
Dès le commencement de son intervention, Pierre Parlant insiste sur la nécessité « d’exfiltrer » et d’émanciper la notion de phrasé à la musique. Il s’agit d’une exfiltration précise-t-il, mais non pas d’un « emprunt ». Car il estime qu’en quittant son environnement d’origine, la notion subit par ce phénomène de déplacement une « requalification » suffisamment marquée pour éviter toute confusion. Pour le reste, il propose d’ajouter à ce qu’a dit Jean-Patrice Courtois que, dans son acception première et musicale, le phrasé désigne la façon de disposer et de segmenter les phrases musicales. Le phrasé en musique correspond certes à ce qui est chronologiquement et logiquement second, mais le phrasé est aussi ce qui fait « entendre » la phrase. Au demeurant, Pierre Parlant estime pour sa part que cette définition est vivement contestable. Il pense en effet que la notion de phrasé peut être opératoire pour essayer de saisir d’autres phénomènes, comme la transaction qui se joue constamment dans l’écriture poétique, laquelle serait par essence le lieu où la langue se cherche et jouit d’elle-même en s’écrivant. Non seulement le phrasé n’est pas second, mais, ajoute Pierre Parlant, il est la condition de possibilité de la phrase, son « transcendantal ». Dès lors, si c’est du phrasé que procède la phrase, et non, comme en musique, de la phrase que procède le phrasé, deux problèmes surgissent : quelle peut-être l’antécédence du phrasé ? Et doit-on encore parler d’antécédence à ce propos ? En réfléchissant à ce problème, Pierre Parlant s’est aperçu qu’il s’agissait probablement d’un faux problème, dans la mesure où, par de telles questions, nous demeurons en quelque sorte prisonniers de l’idée d’un enchaînement causal. Le risque, dès lors, est d’entrer dans une forme de circularité de la pensée. Dans ces conditions, il lui semble beaucoup plus pertinent de substituer cet enchaînement causal au couple virtuel/actuel. En faisant de la phrase une « préséance » du phrasé, on oublierait d’interroger in fine ce qui conditionne la phrase. Pierre Parlant va plus loin en indiquant qu’aucun acte d’écriture ne peut faire l’économie de cette interrogation. Cette interrogation, celle consistant finalement à se demander si l’on peut écrire une phrase qui ne provient de rien, est notamment formulée dans Le Tempo de la pensée de Patrice Loraux. Pierre Parlant indique que la seule réponse possible est négative. Toute phrase est nourrie et précédée d’une infinité d’occurrences langagières qui la déterminent. Il ajoute que dans le cas d’un hapax, la phrase ne serait hapax que sous le rapport de celles qui ne font pas exception. La poésie travaillerait constamment à essayer de répondre à cette interrogation première. C’est pourquoi Pierre Parlant propose la thèse suivante : « Il n’y a pas d’écriture poétique qui ne soit pas attentive à ce qui fait que la phrase sourd ». La phrase finit bien par sourdre, sans quoi, précise-t-il, on ne s’emploierait pas à la chercher, à hâter sa venue, à déplorer sa faiblesse, à s’étonner de son profil. En ce cas, si la phrase sourd, n’est-ce pas parce qu’elle est le résultat d’une actualisation ? Pour répondre à cette question, Pierre Parlant s’appuie sur l’expérience de l’écrivain Claude Ollier, né en 1922 et mort en 2014. Celui-ci, en effet, mentionne la présence d’une voix qui influence l’écriture. Deux aspects retiennent Pierre Parlant au sujet de cette voix : d’abord elle est « continue », ensuite elle est « ténue ». Il lui semble que cette voix, qui forme une sorte de « quasi texte » illustre assez bien cette nouvelle définition du phrasé, et dont il aimerait retenir trois caractéristiques : l’insistance ; la continuité ; l’intensivité. Ce faisant, l’exemple de la voix chez Claude Ollier permet à Pierre Parlant de revenir au couple virtuel/actuel. Dans la définition de Gilles Deleuze, l’actuel renvoie au présent, tandis que le virtuel renvoie à ce qui n’a jamais été présent, à un « passé pur ». De plus, actuel et virtuel sont distincts mais tous les deux sont réels. À partir de ces quelques définitions, Pierre Parlant propose de dire que l’actuel correspond à la phrase, autrement dit au présent de la langue, et que le virtuel correspond au phrasé. Pour cette raison, toute définition de la phrase, quand bien même elle est utile, est condamnée à manquer l’essentiel, à savoir que la phrase est un procès dynamique qui résulte du phrasé, qui actualise le déploiement d’une virtualité. Dans ce cadre, le phrasé serait en quelque sorte le passé de la phrase, au sens de ce qui n’a jamais été présent. Il y aurait donc à la fois un phénomène de différenciation et un phénomène de corrélation entre la phrase et le phrasé. Pour illustrer cette idée, Pierre Parlant reprend l’exemple que donne Deleuze d’un éclair surgissant dans un ciel noir. Autant l’éclair (l’actuel) se distingue du ciel noir (le virtuel), autant cet éclair, en un même mouvement, est lié au ciel noir, au point de lui être uni. Dès lors, il s’agit de comprendre que l’actuel et le virtuel, le passé pur et le présent, le phrasé et la phrase, sont les pôles contradictoires d’un même mouvement. Le phrasé serait le ciel noir, et la phrase — l’éclair — serait le produit d’une actualisation. Chaque phrase est en quelque sorte hantée par le phrasé qui l’a déterminée. Cette concurrence entre le phénomène et son origine, Pierre Parlant la compare à ce que Leibniz avait établi à propos de la monade, qui serait comme une vague qui nous parvient aux oreilles en un tout sonore, alors qu’elle est composée d’une infinité de sons. En guise d’ouverture à son propos, Pierre Parlant propose de réfléchir au problème suivant : si le phrasé est la condition de la phrase, la phrase peut aussi regarder son phrasé après-coup. Il s’agirait alors de se demander s’il n’y aurait finalement pas deux types de phrasé — un phrasé qui conditionne la phrase et un « phrasé second », celui de l’écriture ou de la lecture —, de se demander quels statuts leur accorder, sur le plan de la prosodie notamment, mais aussi quel statut donner au poète du phrasé.
Benoît Casas : « La vérité en poème »
Benoît Casas souhaite tout d’abord partir d’éléments d’exposition de son propre trajet réflexif. Le terme de phrasé ne faisait pas partie de son vocabulaire. Il utilisait des termes proches. Cependant, quoique il ne sût pas tout à fait ce que pouvait recouvrir cette notion, il avait l’intuition qu’elle était féconde dans sa démarche de réflexion poétique. Cette notion — car il s’agit beaucoup plus d’une notion que d’un concept selon lui — lui semble à la fois « synthétique et conjonctive ». Pour étayer cette idée, il propose une tentative d’approche de la notion qui s’appuie principalement sur des intuitions issues de sa propre expérience poétique. C’est à partir de l’axiome intuitif « il y a du phrasé en poésie » qu’il souhaite commencer sa réflexion. En premier lieu, il s’agit de bien distinguer le phrasé d’une quelconque forme d’interprétation ou d’exécution musicale, dont l’équivalent de cette définition en poésie serait à chercher dans la pratique de la lecture publique. Ce n’est pas cette voie que Benoît Casas se propose de suivre. Il s’agit avant tout pour lui de questionner l’enjeu du phénomène d’homonymie entre le phrasé en musique et le phrasé en poésie. Benoît Casas insiste sur le fait que le phrasé en poésie concerne l’écriture elle-même. À ce sujet, il ajoute que le phrasé n’est ni postérieur, ni même antérieur à l’écriture. En ce cas, se pose la question de ce qui précède le phrasé. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées. D’une part il y a le langage, soit l’ensemble des phrases possibles. D’autre part, il y a le corpus, soit l’ensemble des phrases attestées — dont l’image la plus représentative est celle de Babel, au sens qu’en donne Borges dans ses écrits. À ce moment de sa réflexion, Benoît Casas désire insister sur le fait qu’avant de penser le mot « phrasé », il conviendrait au préalable de regarder plus attentivement le mot lui-même. À ce titre, il rappelle que dans sa propre pratique poétique, il mobilise moins l’imagination que le sens de la vue. Il observe ainsi que le mot « phrasé », c’est le mot « phrase » avec un accent. Une première intuition consisterait donc à dire que « phrasé » renvoie à une accentuation de la phrase. Et puisqu’il s’agit d’un accent aigu, le phrasé pourrait aussi renvoyer à ce qui aiguise la phrase, à ce qui cherche à la rendre « tranchante ». Cette opération va de pair selon lui avec une certaine forme d’économie soustractive et de marquage de ce qu’il nomme la « phrase de poésie ». Benoît Casas propose de s’attarder sur cette expression. Trois motifs la justifient selon lui : tout d’abord, parce que la phrase ne ressortit pas essentiellement au domaine de la prose ; ensuite, parce que la poésie est un lieu où s’opère un certain nombre d’opérations sur la prose ; enfin, parce que le mot « phrase » indique que la poésie ne se réduit pas à la dimension du vers. En conséquence, la question se pose de savoir ce qu’est exactement une « phrase de poésie ». À cette question fondamentale, Benoît Casas propose de répondre de la façon suivante : une phrase de poésie est d’abord une « phrase avec manque », laquelle sous-tend deux modalités : d’une part, la « prose coupée » (Jean-Christophe Bailly) — qui ne se confond pas avec le vers libre —, et, d’autre part, la « prose trouée », que Benoît Casas a inventée dans L’Amant de Sophie et qui consiste en une désagrégation — ainsi qu’en une collision des signifiants — en vue de créer de nouveaux assemblages. Dans ce cadre, la « phrase avec manque » se donne pour figure de « détotalisation ». En outre, c’est une phrase « en excès » sur la phrase courante. Elle est aussi paradoxalement plus complète — fût-elle démembrée — qu’une phrase courante, dans la mesure où, premièrement, elle creuse le silence, l’interruption et la reprise et que, deuxièmement, elle pense également « l’inscription » qu’elle laisse sur la page. En cela, la poésie se distingue du roman. De plus, Benoît Casas estime que la poésie, en ce qu’elle interroge sa propre présentation sur la page, ne répond pas à l’injonction capitaliste contemporaine, laquelle est motivée non seulement par une logique du flux continu mais aussi par une logique de standardisation des produits culturels. De surcroît, la « phrase de poésie » se donne selon lui comme « conjonction inédite du multiple de ses paramètres », formule qu’il désire interroger. Ses paramètres sont multiples et ressortissent par exemple au silence, à l’interruption et à la reprise de la voix. Mais la phrase de poésie est aussi une « conjonction inédite » car elle produit de la singularité et de la nouveauté. Sur ce point, il rappelle que Lacan montre une équivalence entre la nouveauté et la vérité, et établit un lien très fort entre manque et vérité. Pour Benoît Casas, la poésie illustre cette tension, et, dans sa visée, rejoint cette éthique du « mi-dire » dont parle Lacan. En ce cas, le lieu privilégié de l’expression de ce mi-dire serait la phrase de poésie. Fort de cette trajectoire de pensée, Benoît Casas propose enfin de revenir à la notion de phrasé. La phrase de poésie n’est pas le phrasé, mais son unité locale d’expression. D’ailleurs, il convient selon lui de dire « un phrasé » — plutôt que « le phrasé » — pour préciser sa singularité. Cela ne veut pas dire qu’un phrasé est un « événement ». Mais de toute évidence, un phrasé est l’expression d’une singularisation de la syntaxe. En un dernier temps, Benoît Casas propose de réfléchir à la formule suivante : « un phrasé est invention continuée en phrase de poésie d’une langue avec manque ». Cette idée pourrait aussi se formuler par un appel adressé à tous pour que chacun se fasse l’explorateur de sa langue, porteur d’une vérité comme manque et nouveauté. La poésie peut être faite par chacun et non comme l’écrit Lautréamont « par un ». La poésie n’est pas un impératif, c’est une « possibilité véritable ».
Emmanuel Laugier : « Phraser le dehors : une vie... »
L’intervention d’Emmanuel Laugier se déroule en trois temps : après une amorce qui justifie le titre, celui-ci se propose d’articuler dans un second temps « phraser le dehors » à « une vie », avant de présenter les trois mots qui d’après lui articulent cette problématique générale. Pour plusieurs raisons, le texte de Gilles Deleuze intitulé « L’immanence : une vie... » est le point de départ de sa réflexion. Celui-ci permet d’éclairer le titre de son intervention. Il précise d’abord que les deux points qui marquent la rupture entre « phraser le dehors » et « une vie » ouvre un espace de transition, un lieu d’ouverture. Puis que le format de ce titre lui permet d’interroger la distance entre « le dehors » et « phraser », et de relier cette distance à celle d’expérience que traduit le terme « une vie ». Il s’agit pour lui de questionner ce que recouvre le terme « dehors », ce qu’il convoque en matière d’expérience, en quoi il peut former les conditions d’émergence d’un phrasé et être l’énergie « d’une vie ». Ce qui fait phraser, ce qui phrase ou ce qui se phrase, relève, pour Emmanuel Laugier, de la relation entre une langue d’usage et l’expérience d’un détachement qui déboucherait sur un « une vie » sans sujet, ni genre. La relation entre cette « langue apparentée » (Merleau-Ponty) et l’expérience que médiatise le phrasé reviendrait au fait qu’il existe un « dehors ». Ce que vient médiatiser le phrasé, précise Emmanuel Laugier, c’est l’expérience de la rencontre entre le dehors et la vie. C’est en cela que les phrasés peuvent être comparés à un saisissement ou un rapt qui définit la qualité de la poésie. En s’appuyant sur cette définition, Emmanuel Laugier avoue sa fascination envers tout ce qui s’apparente à un dehors, ou, plus précisément, à de l’extériorité, c’est-à-dire à tout ce qui vient heurter le sujet, le « requérir et le saisir ». En cela, Emmanuel Laugier dit avoir été conduit à vérifier les potentialités du phrasé. « Phraser » serait alors un lieu de circulation spécifique du dehors. Selon lui il n’y a pas de poème sans ce dehors privé de la prose du monde. En ce cas, pour éviter quelque usage autotélique de la langue, Emmanuel Laugier propose trois plans d’exposition. Le premier, s’intitulant « Dehors » consiste à dire qu’il n’y a pas de phrasé sans dehors. Le second plan, par lequel le sujet éprouve son rapport au monde, est nommé « Expérience » par Emmanuel Laugier, et se veut un questionnement de la médiation entre le « dehors » et le « phrasé ». Le troisième plan, appelé « Phrasé », devient la condition de possibilité du poème et son actualisation. Ces trois plans forment ce qu’Emmanuel Laugier en une langue imagée désigne comme trois plis qu’il s’agirait tour à tour de déplier. Au sujet du premier plan d’exposition, Emmanuel Laugier émet l’hypothèse suivante : chaque poème est un « dedans » qui contient tout son « dehors », à l’image de la monade de Leibniz. Le dehors serait par ailleurs de l’ordre de la contingence, et réfractaire. Là-dessus, Emmanuel Laugier pose la question suivante : comment ce dehors indomptable peut-il trouver à s’actualiser dans le phrasé du poème ? Selon lui ce qui surgit de sens dans le phrasé est aussi bien étranger que médiateur du dehors. C’est pourquoi le dehors exigerait que l’on trouve avec lui un rapport, que ce soit celui d’en être étranger, ou que ce soit celui de l’appréhender, par les sens. Cette exigence, indique en outre Emmanuel Laugier, pourrait être au fondement de ce qu’il appelle une « épistémologie poétique ». Le dehors serait un lieu d’attirance, un lieu ouvert qui empêche toute intimité, et qui ne propose aucune protection. Ce lieu serait essentiellement mystérieux et éloigné de nous. En s’appuyant sur la pensée de Foucault, Emmanuel Laugier met en évidence le caractère vain qu’il y aurait à essayer de faire l’expérience du dehors. Emmanuel Laugier pense cependant que l’acte poétique consistant à « phraser » aurait la capacité de médiatiser la force du dehors, de transcrire les phénomènes qui s’y produisent, jusque dans son « non-rapport » avec nous. En cela, l’acte de « phraser » serait un geste douloureux, déchirant. En étant étranger à toute intention mimétique, « phraser » ne se proposerait pas de synthétiser le dehors, mais de se tenir en vis-à-vis, en une sorte de « punctum proximum » (Jean-Luc Nancy). Au sujet de son second plan d’exposition « Expérience », Emmanuel Laugier rappelle que si le réel est toujours ce « dehors », cela forme une poétique qui engagerait la présence du corps dans le phrasé. S’appuyant ensuite sur une lecture de Dante par le poète Mendelstam, il définit l’expérience comme une « ponctualité indivisible » que le phrasé viendrait médiatiser. L’expérience serait ce qui maintient celui qui perçoit — le poète par définition — à la limite de l’extériorité, à l’image d’un seuil. Emmanuel Laugier précise ainsi que le phrasé consiste à capter « l’inscape » (Gerard Manley Hopkins), la teneur du dehors, à chaque apparition unique, à chaque surgissement du dehors. Enfin, au sujet de son troisième plan d’exposition « Phraser », Emmanuel Laugier reprend le terme d’inscape qu’il propose de traduire par l’expression « dessin saisissant », lequel forme un réseau avec le terme d’« intention » et de « gage » dans la poésie d’Hopkins. L’intention marquerait la position du phrasé, à la fois une tension et une intensité. La pression du dehors sur le sujet formerait l’intention du phrasé et les limites de son étendue. Le phrasé supposerait un sujet passif, sous forme d’un témoin « effaré », sans voix et dont le travail consisterait à faire entendre la « vocalité » du dehors et la « tonalité affective » d’une vie. Le phrasé prélèverait en quelque sorte ce qui existe en un moment donné, pour exposer des survivances du passé.
Jean-Patrice Courtois : « Phrasé, poésie et document »
Jean-Patrice Courtois désire aborder la question du phrasé sous l’angle de sa propre pratique poétique, en la reliant par ailleurs à un autre axe de réflexion, celui concernant le « document ». Dans cette perspective, il propose trois étapes qui sont autant de cheminements pour une approche du phrasé en poésie. Tout d’abord il s’agit pour lui de distinguer matière et matériau, puis d’interroger ce que recouvre la notion de document, avant de conclure son intervention en abordant frontalement la question du phrasé. S’il souhaite commencer par questionner la distinction qu’il y a entre « matière » et « matériau », c’est qu’il a longtemps remarqué, dans sa fréquentation de nombreux textes d’auteurs, que les termes matériau et matière étaient indifféremment employés pour évoquer des phénomènes divers. Il insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de la même chose. Pour cela, il s’appuie sur l’exemple d’un certain professeur, Josef Albers, qui dispensait à ses étudiants deux cours, l’un intitulé « matière » et qui consistait à confronter des objets de tous ordres afin de faire ressortir leurs caractéristiques individuelles, et un autre intitulé « matériau », qui consistait à manipuler les objets pour évaluer leurs « limites structurelles », en les tordant ou en les écrasant par exemple. Selon Jean-Patrice Courtois, cela démontre bien que la matière a des « qualités », quand le matériau a des « propriétés ». Le matériau est avant tout étude de la matière. Dès lors, la langue serait une matière qu’il s’agirait de transformer en matériau. Pour Jean-Patrice Courtois, le mot est une matière sous la forme d’une sorte de bloc solide qui recèlerait un liquide à animer. Ce faisant, il ajoute que les mots n’ont pas tous les mêmes propriétés. Le processus d’écriture consiste alors à transformer la matière langagière en matériau, par l’exploitation des différentes combinaisons qu’il est possible de faire avec les mots. Enfin cette transformation du langage n’est pas déliée selon lui de celle du « document » dans sa pratique poétique. Jean-Patrice Courtois appelle document la « perspective infinie et sans origine de la matière et du matériau ». Le document, précise-t-il, est le lieu de « transformation » de la matière au matériau, à l’intérieur, ajoute-t-il, d’une temporalité indéfinie. En outre, une pratique de ce qu’il nomme le « répertoire » se greffe à cette problématique. Il définit comme « répertoire » un document qu’il constitue à partir d’autres documents. Selon lui, par sa forme image-langage, le répertoire traduit parfaitement ce qui l’intéresse, le passage de la matière au matériau. Jean-Patrice Courtois indique cependant que le rapport entre poésie et document ne se recoupe pas avec la problématique du fait-interprétation. Cette intuition, il la tire d’un passage du journal de Kafka. En effet, dans ce passage est évoquée l’alternance entre le fait et l’observation, laquelle engage des modes d’écriture qui sont autant d’exutoires à cette alternance sans fin. La poésie, en ce sens, neutralise cette alternance entre acte et observation, et fait-interprétation. Selon lui, la poésie a donc à faire avec le document depuis ses origines. Ce qui l’intéresse tout particulièrement est le « trajet » qui s’effectue du document au « site poétique ». Le document, explicite-t-il, ne constitue pas un ancrage réel puisque, par essence, il n’existe jamais que sous le rapport de son traitement subjectif. Un poème intervient donc toujours à un certain point du trajet. Il en propose la définition suivante : « est poème ce que produit l’examen du point dans le trajet à partir duquel on écrit ». Ce point n’est le lieu d’aucune contrainte. En ce sens, il serait impossible de trouver dans le poème les traces d’une méthode de traitement du document. C’est à ce moment de sa réflexion que Jean-Patrice Courtois fait appel à la notion de phrasé en insistant sur sa fonction, qui se résume à être « l’opérateur de traversée » du document à travers les phrases, au pluriel, puisque le phrasé n’a pas de « périmètre établi ». En s’appuyant sur Benveniste, qui disait que chaque phrase est différente, Jean-Patrice Courtois évoque la singularité que porterait chaque phrase. Au sujet de la poésie plus spécifiquement, il ajoute que ce n’est pas une phrase prise isolément qui peut être qualifiée comme appartenant à de la poésie, mais c’est l’ensemble, le lien entre les phrases. Dans ces conditions, le phrasé traverserait les phrases déjà « faites ou défaites ». Dans sa pratique poétique, Jean-Patrice Courtois insiste sur le fait que le phrasé est un processus qui ne pense pas la fin de la phrase, en une sorte de relance perpétuelle, semblable à une « chance », au sens de Georges Bataille, c’est-à-dire d’une exploration des limites toujours repoussées. C’est pourquoi, conclut-il, le phrasé est moins de l’ordre de la trace que du « tracé », et qu’il doit se concevoir comme « échéance de la genèse des phrases ».
Échange avec l’assistance
Il y eut un moment d’échange avec l’assistance. Au cours de cet échange a été évoqué — notamment à partir de l’exemple de Philippe Lacoue-Labarthe — le lien possible entre phrase, phrasé, traduction et commentaire. Par ailleurs, Pierre Parlant a eu l’occasion de revenir sur ce qu’il entendait par « transcendantal » du phrasé. Il ne s’agissait pas tant d’appeler le lexique de l’image et de la représentation que le concept philosophique implique à l’origine mais plutôt d’insister sur la capacité qu’aurait le phrasé de faire exister la phrase sans recourir pour autant à un schème de causalité. Enfin, Jean-Patrice Courtois a proposé une distinction orthographique entre le « phrasé » qui conditionnerait la phrase et celui qui viendrait après la phrase — idée préalablement proposée par Pierre Parlant — et qui selon lui pourrait être envisagé par le verbe « phraser », à l’infinitif.
Clément Le Fèvre