POURQUOI « PHOTOGRAPHIE-ECRITURE » ? « L’analphabète de demain, a-t-on dit, ne sera pas celui qui ignore l’écriture, mais celui qui ignore la photographie. Mais n’est-il pas pire qu’analphabète, le photographe qui ne sait pas lire ses propres images ? » écrivait W. Benjamin. La main noire de la photographie sur le drap blanc des choses pose une question au monde. La question de la lecture du photographème s’intensifie quand le drap devient support d’écriture ou de texte. Cette autre « page » interroge plus encore lorsque la typographie acquiert une forme d’indépendance picturale au contact de la photographie. De quelle manière la main du signe typographique se poste-t-elle près du drap blanc, sur ce drap, sous ce drap, à côté de lui — ou dans le voile, la nappe ou la table de la cène photographique ? Depuis son invention, la table est posée à la lumière. Mais quels événements porte-t-elle ? Lorsqu’une scène de pensée se révèle sans intégralement se « dire » dans le tamis des lettres, à quoi assistons-nous ? Qu’indique l’écrit s’il répond à ce que la photographie peut lui montrer ? Et s’il ne s’agit pas d’illustrer, que nous montrent tels usages de la photographie devenant parole ou pensée muette et recomposant un corps ? Parole muette, la photographie devient une pensée qui s’écrit, une pensée qui commence, inchoative, une forme se formant. Avec la trace, la littérature entre brutalement dans les images en les dénudant par sa typographie plus sèche. Dans cette chambre, l’écriture tombe d’un ciel prestigieux et refait cependant corps, film, code ou signal facétieux. C’est sa passion, son « immense » et « unique » passion. Dans la boîte sémaphorique, on explore les effets de la parodie moderne du grand art, le chant mineur à côté du grand, l’à-côté « écrit » de l’image et la marge « imagée » de l’écriture. Droit est donné de parcourir l’espace-temps de la retombée, de relativiser et de faire de la perte moderne de l’expérience un point de départ, de chercher une forme à même la destruction du grand tableau et la fin du grand récit. Plus que jamais peut-être, il pouvait être intéressant de placer des jeunes gens dans cette situation — de leur faire passer ce moment — afin qu’il trouvent d’eux-mêmes ce qu’ils en pourraient et sauraient faire. C’était même la bonne idée ; et depuis dix ans nous n’en démordons pas. Des jeunes gens dialoguent et tentent, au bord de leur époque, de saisir de quelle manière on peut faire une autre image ou suggérer une autre histoire. Comme dans le récit du conteur de Walter Benjamin, fatalement parle en contemporain celui qui sait raconter à partir de la perte d’expérience qui caractérise le monde moderne. Conter, narrer, penser, photographier, traduire, parler et « agir », c’est faire de cette perte la condition initiale de toute initiation. Car il n’y a pas de compréhension effective de la perte « surmoderne » de l’expérience sans que s’entende encore l’appel de la vérité elle-même à se dire. Et de quoi parle ce contemporain, sinon de la possibilité qu’une histoire nouvelle rencontre la Loi d’une histoire déjà écrite ? Il parle de la manière dont la forme naissante de l’art s’adresse toujours à la forme formée de l’acte en désirant encore y reconnaître un manque, un défaut et la prescription de se refaire autrement. D’une image l’autre, d’une lettre l’autre. D’une gaucherie la droiture. Si défectueuse soit-elle, la forme naissante dit à l’acte fascinant : « que me veux-tu, toi qui sembles avoir eu lieu ? Est-ce irrémédiable ? ». « En quoi l’acte accompli peut-il concerner quelque chose de nouveau ? Comment puis-je agir, et que puis-je refaire ? » « Que me « veut » mon histoire ? ». « Dans ce qui se passe, qu’est-ce qui peut encore se passer ? Quel destin pour cette histoire ? Quelle gloire ? Comment re-poétiser ce monde, non pas après la perte, mais depuis la perte ? Qu’en est-il, pour chacun en personne, du facteur de vérité ? » Ces questions sont supposées dans le travail avec chacun de ceux que nous accompagnons. Elles ne relèvent pas nécessairement d’une explication, mais plutôt de l’implication et de l’engagement. L’efficacité de la formation ici peut passer dans la liberté questionnée du groupe de travail sur une période de deux années. Encore faut-il que cette liberté soit acquise. Ce parcours de « formation-recherche » concerne et implique celui qui l’entreprend. Il est un exemple de recherche-action, en plus d’un sens, l’occasion d’un dialogue toujours recommencé avec l’état changeant de la jeunesse, avec ce qu’« essayer » veut dire : un essai de technique mixte dans son brouillon comme dans le résultat — modifiant de fait le rapport de l’enseignant à l’enseigné. Dans ce contexte, la recherche en arts place ses protagonistes dans une situation changeante, souple et inaccomplie où l’hypothèse poétique est au centre de la proposition didactique, de sa méthode et de ses thèses.
Sur la thèse ou la position initiale donc, en cela même qu’elle n’est guère un sol ferme. L’apparente difficulté insurmontable est en fait la chance du défaut. Photographier, ce n’était pas encore écrire. Loi d’apparence ou d’évidence : dans la photographie, c’est dans la difficulté d’écrire et de raconter que l’image et les signes se lient. Cette difficulté n’est que le symptôme du fait que cette liaison peut être refaite volontairement et librement. Ce rapport difficile, rigoureux mais sans raideur, indique aussi un nouveau processus de lecture et d’écriture que Benjamin avait appelé Literarisierung allen Lebensverhältnisse, dans sa « Petite histoire de la photographie » — l’alphabétisation certes, mais au fond : le passage à la lettre ou la littérarisation de toutes les conditions de vie.
Une telle « littérarisation » est à la fois créatrice et commentative ; elle crée et expose le moment où s’ajointent langage et loi du monde dans des « images-lettres » ou, au sens propre, dans des « archétypes » qui conditionnent et qui transmettent la vie. L’archétype sert à la réinvention de ce dont il hérite. Il est l’invention vitale dans l’inventaire d’une vie. La littérarisation de toutes les conditions de vie participe de la nécessité de donner à « relire » et à « revoir » ces conditions contemporaines partout où elles sont susceptibles d’être extraites et visibles, mais surtout aux endroits où on n’attendrait pas qu’elles se révèlent, ou, au contraire, quand ces dernières sont faussement « visibles » dans l’illusion qui les recouvre.
Chez Benjamin, l’idée de la littérarisation impliquait de débattre des choses générales, de maintenir qu’il est nécessaire de compléter les lectures partout où le langage dans lequel ces lectures peuvent s’effectuer pose un problème, et dans toutes les formes non « écrites » où les conditions réelles d’existence sont en jeu. La littérarisation impliquait l’image, l’inexplicite de l’image photographique au premier chef, mais tout aussi bien l’évidence triomphante qu’il fallait d’une manière ou d’une autre contrer ; elle supposait qu’éclose un paradoxe et qu’une disproportion se matérialise dans les formes du rapport au langage humain et au langage en général. Elle supposait de refaire monstrueusement les archétypes. Dans l’éclosion paradoxale de la communication et la matière insue de l’idée, se définit la tâche de raconter le monde comme la forme au creux de tout passage du sens, et donc aussi, de tout vrai enseignement. Dès qu’il y a langage « en effet », il y a distance, traduction, narration, inter-lignage, négoce entre le langage des choses et le langage humain, c’est-à-dire encore poésie et rifacimento. Telle est la condition pour échapper au gouvernement indifférent par les choses, et se libérer du triomphe du monde « tel qu’il est », ou tel qu’on a cru qu’il était.
Cette tâche fut traditionnellement celle de l’émancipation politique : aimer le défaut que « nous » sommes, donner plus de force aux faibles, comprendre le poids des choses en les rendant plus humaines et plus « linguistiques », et cesser d’enseigner ce qui est déjà ; faire des choses les objets d’un autre récit et d’une autre image que leur force réelle ou leur apparent pouvoir factuel ne leur permet pas d’atteindre par elles-mêmes, apporter d’autres sensations et affirmer d’autres volontés dans les médias et la machine des images contrôlée par la servitude.
Dans la « Petite histoire de la photographie », l’alphabétisation ou la littérarisation accompagnait le combat de la « petite » histoire contre la « grande » histoire. Il n’y avait ainsi pas de « grande histoire » de la photographie chez Benjamin, car la définition conjointe de l’objet « histoire » et de l’objet « photographie » impliquait de repenser le « petit » ou l’apparemment « mineur ». Le « mineur » est également ce qu’on peut appeler l’« usure », et qu’on appellera volontiers ici la « jeunesse ». Ces noms éclairent d’autres distributions politiques du sens. La ré-alphabétisation des rapports humains se définit chez Benjamin, au fond, avec l’usure archétypique que l’image comporte et qui infléchit sans cesse l’usage mondain des images. Toujours au seuil retenu de l’aveu, on ne « voit » pas, on ne « lit » pas une « pensée claire et distincte » et explicite, mais une « pensée en cours », la « proposition de lecture ou d’observation », l’introduction d’un nouvel alphabet dans la (et comme la) facture photographique, et plus exactement dans la matière même d’une image-cadre. Porteuse d’une action temporelle unique, chaque « photographie-écriture » implique de ne pas payer trop vite la dette passionnelle que tout l’Occident a contractée envers les images. Il faut « encore un effort » pour ralentir et suspendre le paiement. En tant qu’elle est vraiment un accident délibéré et calculé, une photographie impose la reconnaissance de la dette vitale à cet « instant de rupture » du flux courant des images. Elle demande, à chaque fois de manière unique, propre et bénéfique, cet instant où se joue quelque chose que Blanchot pouvait appeler « l’instant de ma mort », cet instant qui devient instance de toute une vie. S’il faut gloser, témoigner de l’image photographique ou la restituer à son testament, s’il faut un linceul, un drap et une main noire d’encre, s’il faut nappe et drap pour montrer la prise en main des choses et du monde et indiquer la Table, alors il faut arrêter le flux « des » images, et cesser de prendre ces dernières pour argent comptant. On peut également dans cet instant même accorder un plus grand crédit à la jeunesse. L’intérêt de la photographie consiste dans l’usure des images, c’est-à dire dans leur jeunesse, ou dans le geste valeureux (ou dirait-on « héroïque » ?) d’opposition à la valeur consacrée. L’infini photographique résultant de l’« écriture-photographie » ou de ce que nous avons appelé l’« archétype contemporain » nous impose de repenser les notions d’échange et d’usage qui ont défini la notion même de la valeur. C’est pourquoi toute photographie vraie est d’abord, quant à l’échange et à l’économie qu’elle propose, une énigme : —WHY. Eric DAYRE, Centre d’Études et de Recherches Comparée sur la Création.