Organisation : Liouba Bischoff (CERCC)
Rousseau déplorait, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, le manque d’observation des soldats, marins, marchands et missionnaires et en appelait à la formation d’un voyageur-philosophe capable d’user de sa raison et d’aller étudier les nations. Si un voyageur comme Volney, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, en constitue l’incarnation parfaite, la figure du voyageur-philosophe survit-elle au Romantisme et à l’ « entrée en littérature » (R. Le Huenen) du récit de voyage ? Lamartine dit encore voyager « en poète et en philosophe », mais cette double posture semble de moins en moins revendiquée au fur et à mesure que s’autonomisent les disciplines : la tradition du voyage philosophique aurait quasiment disparu après le XVIIIe siècle, si l’on en croit Lévi-Strauss qui espère la ressusciter avec Tristes tropiques. On retrouve la même idée chez Kenneth White, qui rappelle l’existence, avant toutes les spécialisations, d’une « philosophie naturelle » dans laquelle la poésie, les sciences et la philosophie étaient réunies, avec une affiliation explicite à Thoreau, voyageur-philosophe s’il en est (voir K. White, L’Esprit nomade, Le Livre de poche, 2008). La collection « Terre humaine » et la géopoétique témoignent ainsi, dans la seconde moitié du XXe siècle, de la recherche d’une appréhension plus globale de l’homme et de la Terre, par-delà une spécialisation croissante des disciplines. En parallèle, la géophilosophie impulsée par Deleuze et Guattari s’enracine dans la lecture d’Humain, trop humain de Nietzsche, qui exalte le vagabondage comme condition de la liberté de la raison. Ces retrouvailles de la philosophie et de la littérature viatique aboutiraient ainsi à une nouvelle figure de voyageur-philosophe à même de conceptualiser l’observation du monde, que l’on songe à Bruce Bégout qui théorise l’habitation de Los Angeles à travers Heidegger, Agamben, Emerson et Thoreau (Los Angeles. Capitale du XXe siècle, Inculte/Barnum, 2019), ou aux philosophes qui font l’éloge de la marche à pied (Frédéric Gros, Marcher, une philosophie, Flammarion, 2008). Mais qu’ils analysent le phénomène urbain ou les effets du déplacement sur l’esprit, les philosophes n’occupent-ils pas le même terrain que les écrivains voyageurs ? Il faudrait s’interroger sur ce phénomène de concurrence pour savoir comment littérature et philosophie définissent leur périmètre de compétence quand il s’agit de penser le voyage et de relater une expérience de l’ailleurs ou de l’espace. Si la littérature viatique semble parfois se cantonner d’elle-même à une forme de modestie philosophique, qui interdirait une ampleur conceptuelle (« petite philosophie du voyage », « petites morales portatives »), doit-on pour autant lui dénier toute valeur philosophique ou peut-on tenter, comme le fait aujourd’hui Pierre Macherey à propos des romans de Jules Verne (En lisant Jules Verne, De l’incidence éditeur, 2019), de dégager les « philosophèmes » ou les « scientèmes » qui sous-tendent les trajectoires des voyageurs ? Dans quelle mesure la littérature de voyage est-elle irriguée par la philosophie et, inversement, qu’apporte-t-elle à la pensée philosophique ? A partir de quand, dans l’histoire littéraire, le voyageur cesse-t-il de se penser comme un philosophe, et à partir de quand s’autorise-t-il à le faire à nouveau ?
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