©Asja Sauler
Ce projet de recherche a comme objectif de faire se croiser autour d’une notion a priori purement sociologique comme celle de stratégie, plusieurs approches théoriques du fait littéraire – world literature, humanités numériques, géocritique – afin de dessiner une étude de l’espace littéraire mondial comme réseau cartographique.
Cette réflexion s’inscrit dans les activités du CERCC, en résonance avec l’objectif du laboratoire de se situer dans un dialogue entre pratiques et poétiques. La notion de stratégie entre en effet en écho avec le travail du centre sur les « événements de traduction » dans un régime littéraire mondialisé d’une part, et d’autre part le lien entre création et recherche, mis en évidence par l’ouvrage collectif dirigé par Éric Dayre et David Gauthier L’art de chercher : l’enseignement supérieur face à la recherche-création (Hermann, 2020) et les collaborations avec l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Saint-Etienne, l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles et le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon dans le cadre des séminaires de formation-recherche mis en place à l’ENS Lyon, et dont l’objet est à chaque fois l’attention du rapport de la littérature à ses dehors (enjeux sociétaux, enjeux interdisciplinaires).
La composante spatiale au cœur de ce projet s’inscrit par ailleurs dans l’axe de recherche « littérature et anthropologie » lieu d’un grand nombre de collaborations internationales menées par le CERCC ces dernières années, et permettra de monter des collaborations avec plusieurs chercheurs et institutions sur le site lyonnais, autour des problématiques spatiales et du rapport de la littérature à l’anthropologie culturelle et la sociologie littéraire. Deux événements scientifiques interdisciplinaires sont envisagés : Une journée d’études (automne 2021) consacrée à la question des stratégies en littératures de genre. Un colloque (courant 2022) intitulé « Cartographier le monde littéraire », où seront étudiés les liens entre stratégies littéraires et géographie.
Présentation et objectifs du projet
La notion de stratégie, liée au domaine militaire avant d’être utilisée dans la recherche en économie et en mathématiques, n’a fait que tardivement son apparition dans les sciences humaines. Bien qu’il n’utilise qu’assez peu le terme, c’est bien par les travaux de Pierre Bourdieu définissant le champ littéraire comme un espace de violence symbolique que la notion de stratégie a fait son apparition dans la recherche littéraire : manifestation de la relation entre les impensés du champ et l’habitus de l’écrivain, la stratégie est la trajectoire que le chercheur tente de reconstituer a posteriori, en mesurant les interactions entre les choix esthétiques d’un auteur et les contraintes sociologiques et géographiques qui pèsent sur lui. À partir des définitions bourdieusiennes, la notion a été approfondie par les sociologues de la littérature, au premier rang desquels Alain Viala, à qui on doit une étude de la naissance des premières stratégies littéraires au XVIIe siècle (Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, « Le Sens commun », 1985 ; Racine. La stratégie du caméléon, Paris, Seghers, 1990). De nombreuses variations autour de la notion ont vu le jour dans les vingt dernières années, qu’il s’agisse d’en étudier le versant comportemental (Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007), de l’explorer en lien avec les outils du marketing et de l’analyse des médias (Marie-Ève Thérenty, Adeline Wrona [dir.], L’écrivain comme marque, Paris, Sorbonne Université Presses, 2020) ou d’en fournir un tableau global à l’échelle de l’espace littéraire mondial (Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Paris, Éditions du Seuil, 2008) ou de la pratiques des écrivains amateurs (Claude F. Poliak, Aux frontières du champ littéraire. Sociologie des écrivains amateurs, Paris, Economica, « Études sociologiques », 2006). C’est parce qu’elle interroge sur la réelle marge de liberté du créateur par rapport aux contraintes sociales que la notion de stratégie ouvre la possibilité de multiples débats et reformulations – à l’image des travaux de Bernard Lahire sur la « problématique existentielle » des écrivains (La condition littéraire. La double vie des écrivains, Paris, La Découverte, 2006).
Ce projet vise à envisager la notion de stratégie non à partir des manifestes, des textes canoniques ou des instances de consécration qui définissent les hiérarchies littéraires, mais dans les pratiques qui cherchent à déconstruire ces hiérarchies et à dresser une autre carte de l’espace littéraire mondial. Plus qu’à une vision strictement sociale, politique ou médiatique, c’est à l’écrivain comme stratège cartographe que nous souhaiterions nous intéresser, dans le droit fil des travaux de représentation spatiale de la littérature (Franco Moretti, Atlas du roman européen, 1800-1900, trad. Jérôme Nicolas, Paris, France, Éditions du Seuil, 2000) et de la pratique géocritique théorisée par Bertrand Westphal. Il s’agit ici d’analyser dans quelle mesure l’action de l’écrivain peut être vue comme un jeu – pour reprendre un terme bourdieusien – avec les différentes cartographies du monde littéraire, jeu qui l’amène à construire sans cesse de nouveaux espaces géographiques et génériques. Nous nous proposons d’axer ce projet autour de deux sujets d’études principaux : Puisque toute carte est constituée de marges, le premier axe consistera à étudier les stratégies des auteurs des littératures dites de genre (science-fiction, fantasy, roman policier, …). Souvent cantonnés à l’enjeu de leur représentation commerciale et médiatique, exclus par une partie de la sociologie de la littérature des enjeux du champ littéraire « autonome », ces auteurs mènent pourtant souvent des stratégies d’une grande subtilité pour précipiter les modifications des équilibres spatiaux de la littérature, dans un effort de déplacement des marges. On pourra s’interroger sur le rôle des littératures de genre comme archive littéraire, redéployant les genres et les savoirs via de nouvelles cartographies (Borges, Gaiman, Don Rosa, …) ; sur la dimension spatiale de genres comme le roman d’aventures ou la fantasy urbaine, qui réorganisent la carte du réel par le mouvement des personnages (Conrad, Alan Moore, Alejo Carpentier) ; ou encore sur le rôle méta-discursif des cartes dans le monde de l’heroic fantasy.
Le deuxième axe concernera la question des stratégies géographiques. Plutôt qu’une approche purement sociologique des différents champs de l’espace littéraire mondial, telle que celle adoptée par Pascale Casanova, il s’agira de questionner comment la géographie, au sens le plus concret du terme, est un facteur stratégique : quelle(s) carte(s) de son pays ou de son continent un auteur dessine-t-il dans son œuvre, et que cela nous dit-il de sa stratégie d’écrivain ? Quelle est la portée identitaire et politique de la cartographie fictionnelle de territoires nationaux ou continentaux ? Que nous dit la présence et la confection de cartes chez Stevenson, Thoreau ou Tolkien de leur positionnement dans le monde littéraire ?
Il s’agit donc, avec ce projet, de poser les premières bases d’une réflexion théorique plus générale d’anthropologie culturelle, où l’étude des discours critiques de la littérature rejoindrait le « tournant spatial » des sciences humaines. Autrement dit, il s’agirait d’analyser comment la dimension géographique n’est pas seulement une question interne aux œuvres ou à la biographie des écrivains, mais est aussi un mode d’ordonnancement des approches théoriques, dont les concepts (centres, périphéries, marges,…) fonctionnent comme des outils de cartographie de la culture littéraire.