CERCC
 

Axe "anthropologie et littérature". Projet 2021-2023, sous la responsablité de Raphaël Luis, « Cartographie des stratégies littéraires »

©Asja Sauler

Axe anthro­po­lo­gie et lit­té­ra­ture. Projet « Cartographie des stra­té­gies lit­té­rai­res », sous la res­pon­sa­blité de Raphaël Luis

Ce projet de recher­che a comme objec­tif de faire se croi­ser autour d’une notion a priori pure­ment socio­lo­gi­que comme celle de stra­té­gie, plu­sieurs appro­ches théo­ri­ques du fait lit­té­raire – world lite­ra­ture, huma­ni­tés numé­ri­ques, géo­cri­ti­que – afin de des­si­ner une étude de l’espace lit­té­raire mon­dial comme réseau car­to­gra­phi­que.

Cette réflexion s’ins­crit dans les acti­vi­tés du CERCC, en réso­nance avec l’objec­tif du labo­ra­toire de se situer dans un dia­lo­gue entre pra­ti­ques et poé­ti­ques. La notion de stra­té­gie entre en effet en écho avec le tra­vail du centre sur les « événements de tra­duc­tion » dans un régime lit­té­raire mon­dia­lisé d’une part, et d’autre part le lien entre créa­tion et recher­che, mis en évidence par l’ouvrage col­lec­tif dirigé par Éric Dayre et David Gauthier L’art de cher­cher : l’ensei­gne­ment supé­rieur face à la recher­che-créa­tion (Hermann, 2020) et les col­la­bo­ra­tions avec l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Saint-Etienne, l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles et le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Lyon dans le cadre des sémi­nai­res de for­ma­tion-recher­che mis en place à l’ENS Lyon, et dont l’objet est à chaque fois l’atten­tion du rap­port de la lit­té­ra­ture à ses dehors (enjeux socié­taux, enjeux inter­dis­ci­pli­nai­res).

La com­po­sante spa­tiale au cœur de ce projet s’ins­crit par ailleurs dans l’axe de recher­che « lit­té­ra­ture et anthro­po­lo­gie » lieu d’un grand nombre de col­la­bo­ra­tions inter­na­tio­na­les menées par le CERCC ces der­niè­res années, et per­met­tra de monter des col­la­bo­ra­tions avec plu­sieurs cher­cheurs et ins­ti­tu­tions sur le site lyon­nais, autour des pro­blé­ma­ti­ques spa­tia­les et du rap­port de la lit­té­ra­ture à l’anthro­po­lo­gie cultu­relle et la socio­lo­gie lit­té­raire. Deux événements scien­ti­fi­ques inter­dis­ci­pli­nai­res sont envi­sa­gés : Une jour­née d’études (automne 2021) consa­crée à la ques­tion des stra­té­gies en lit­té­ra­tu­res de genre. Un col­lo­que (cou­rant 2022) inti­tulé « Cartographier le monde lit­té­raire », où seront étudiés les liens entre stra­té­gies lit­té­rai­res et géo­gra­phie.

Présentation et objec­tifs du projet

La notion de stra­té­gie, liée au domaine mili­taire avant d’être uti­li­sée dans la recher­che en économie et en mathé­ma­ti­ques, n’a fait que tar­di­ve­ment son appa­ri­tion dans les scien­ces humai­nes. Bien qu’il n’uti­lise qu’assez peu le terme, c’est bien par les tra­vaux de Pierre Bourdieu défi­nis­sant le champ lit­té­raire comme un espace de vio­lence sym­bo­li­que que la notion de stra­té­gie a fait son appa­ri­tion dans la recher­che lit­té­raire : mani­fes­ta­tion de la rela­tion entre les impen­sés du champ et l’habi­tus de l’écrivain, la stra­té­gie est la tra­jec­toire que le cher­cheur tente de recons­ti­tuer a pos­te­riori, en mesu­rant les inte­rac­tions entre les choix esthé­ti­ques d’un auteur et les contrain­tes socio­lo­gi­ques et géo­gra­phi­ques qui pèsent sur lui. À partir des défi­ni­tions bour­dieu­sien­nes, la notion a été appro­fon­die par les socio­lo­gues de la lit­té­ra­ture, au pre­mier rang des­quels Alain Viala, à qui on doit une étude de la nais­sance des pre­miè­res stra­té­gies lit­té­rai­res au XVIIe siècle (Naissance de l’écrivain, Paris, Minuit, « Le Sens commun », 1985 ; Racine. La stra­té­gie du camé­léon, Paris, Seghers, 1990). De nom­breu­ses varia­tions autour de la notion ont vu le jour dans les vingt der­niè­res années, qu’il s’agisse d’en étudier le ver­sant com­por­te­men­tal (Jérôme Meizoz, Postures lit­té­rai­res. Mises en scène moder­nes de l’auteur, Genève, Slatkine, 2007), de l’explo­rer en lien avec les outils du mar­ke­ting et de l’ana­lyse des médias (Marie-Ève Thérenty, Adeline Wrona [dir.], L’écrivain comme marque, Paris, Sorbonne Université Presses, 2020) ou d’en four­nir un tableau global à l’échelle de l’espace lit­té­raire mon­dial (Pascale Casanova, La République mon­diale des let­tres, Paris, Éditions du Seuil, 2008) ou de la pra­ti­ques des écrivains ama­teurs (Claude F. Poliak, Aux fron­tiè­res du champ lit­té­raire. Sociologie des écrivains ama­teurs, Paris, Economica, « Études socio­lo­gi­ques », 2006). C’est parce qu’elle inter­roge sur la réelle marge de liberté du créa­teur par rap­port aux contrain­tes socia­les que la notion de stra­té­gie ouvre la pos­si­bi­lité de mul­ti­ples débats et refor­mu­la­tions – à l’image des tra­vaux de Bernard Lahire sur la « pro­blé­ma­ti­que exis­ten­tielle » des écrivains (La condi­tion lit­té­raire. La double vie des écrivains, Paris, La Découverte, 2006).

Ce projet vise à envi­sa­ger la notion de stra­té­gie non à partir des mani­fes­tes, des textes cano­ni­ques ou des ins­tan­ces de consé­cra­tion qui défi­nis­sent les hié­rar­chies lit­té­rai­res, mais dans les pra­ti­ques qui cher­chent à décons­truire ces hié­rar­chies et à dres­ser une autre carte de l’espace lit­té­raire mon­dial. Plus qu’à une vision stric­te­ment sociale, poli­ti­que ou média­ti­que, c’est à l’écrivain comme stra­tège car­to­gra­phe que nous sou­hai­te­rions nous inté­res­ser, dans le droit fil des tra­vaux de repré­sen­ta­tion spa­tiale de la lit­té­ra­ture (Franco Moretti, Atlas du roman euro­péen, 1800-1900, trad. Jérôme Nicolas, Paris, France, Éditions du Seuil, 2000) et de la pra­ti­que géo­cri­ti­que théo­ri­sée par Bertrand Westphal. Il s’agit ici d’ana­ly­ser dans quelle mesure l’action de l’écrivain peut être vue comme un jeu – pour repren­dre un terme bour­dieu­sien – avec les dif­fé­ren­tes car­to­gra­phies du monde lit­té­raire, jeu qui l’amène à cons­truire sans cesse de nou­veaux espa­ces géo­gra­phi­ques et géné­ri­ques. Nous nous pro­po­sons d’axer ce projet autour de deux sujets d’études prin­ci­paux : Puisque toute carte est cons­ti­tuée de marges, le pre­mier axe consis­tera à étudier les stra­té­gies des auteurs des lit­té­ra­tu­res dites de genre (science-fic­tion, fan­tasy, roman poli­cier, …). Souvent can­ton­nés à l’enjeu de leur repré­sen­ta­tion com­mer­ciale et média­ti­que, exclus par une partie de la socio­lo­gie de la lit­té­ra­ture des enjeux du champ lit­té­raire « auto­nome », ces auteurs mènent pour­tant sou­vent des stra­té­gies d’une grande sub­ti­lité pour pré­ci­pi­ter les modi­fi­ca­tions des équilibres spa­tiaux de la lit­té­ra­ture, dans un effort de dépla­ce­ment des marges. On pourra s’inter­ro­ger sur le rôle des lit­té­ra­tu­res de genre comme archive lit­té­raire, redé­ployant les genres et les savoirs via de nou­vel­les car­to­gra­phies (Borges, Gaiman, Don Rosa, …) ; sur la dimen­sion spa­tiale de genres comme le roman d’aven­tu­res ou la fan­tasy urbaine, qui réor­ga­ni­sent la carte du réel par le mou­ve­ment des per­son­na­ges (Conrad, Alan Moore, Alejo Carpentier) ; ou encore sur le rôle méta-dis­cur­sif des cartes dans le monde de l’heroic fan­tasy.

Le deuxième axe concer­nera la ques­tion des stra­té­gies géo­gra­phi­ques. Plutôt qu’une appro­che pure­ment socio­lo­gi­que des dif­fé­rents champs de l’espace lit­té­raire mon­dial, telle que celle adop­tée par Pascale Casanova, il s’agira de ques­tion­ner com­ment la géo­gra­phie, au sens le plus concret du terme, est un fac­teur stra­té­gi­que : quelle(s) carte(s) de son pays ou de son conti­nent un auteur des­sine-t-il dans son œuvre, et que cela nous dit-il de sa stra­té­gie d’écrivain ? Quelle est la portée iden­ti­taire et poli­ti­que de la car­to­gra­phie fic­tion­nelle de ter­ri­toi­res natio­naux ou conti­nen­taux ? Que nous dit la pré­sence et la confec­tion de cartes chez Stevenson, Thoreau ou Tolkien de leur posi­tion­ne­ment dans le monde lit­té­raire ?

Il s’agit donc, avec ce projet, de poser les pre­miè­res bases d’une réflexion théo­ri­que plus géné­rale d’anthro­po­lo­gie cultu­relle, où l’étude des dis­cours cri­ti­ques de la lit­té­ra­ture rejoin­drait le « tour­nant spa­tial » des scien­ces humai­nes. Autrement dit, il s’agi­rait d’ana­ly­ser com­ment la dimen­sion géo­gra­phi­que n’est pas seu­le­ment une ques­tion interne aux œuvres ou à la bio­gra­phie des écrivains, mais est aussi un mode d’ordon­nan­ce­ment des appro­ches théo­ri­ques, dont les concepts (cen­tres, péri­phé­ries, marges,…) fonc­tion­nent comme des outils de car­to­gra­phie de la culture lit­té­raire.