Guillaume Houdant : Avant de vous poser une première question, je voudrais débuter cet entretien par la lecture de deux extraits de vos ouvrages. Le premier est le suivant : « Ce jour-là, comme les jours précédents, on enterre de nouvelles victimes du terrorisme. Il sévit à grande échelle. Cette animosité n’a pas de nom, à vrai dire. C’est une guerre si on veut ; une fureur lointaine et proche à la fois ; une hérésie absurde et vicieuse qui s’invente au fur et à mesure ses convictions et ses plans ; une monstruosité à l’avidité spectaculaire qui se délecte de l’innocent et boude les crapules. Ses acteurs ? Un peu tout le monde et personne dont on puisse dire : c’est lui, c’est cet homme ». Le second extrait est celui-ci : « Le gouvernement ferma la porte aux Témoins de Jéhovah, mais l’ouvrit toute grande aux Frères musulmans, qui arrivaient en masse d’Égypte, chassés par Nasser. Son idée était qu’un peu d’islam et de discipline ne nous ferait pas de mal, qu’au mieux il nous rendrait sourds aux chants des sirènes occidentales. Une autre guerre en perspective, qui commencera chez nous dans les années 1990, puis peu à peu gagnera le monde. Mais ceci est une autre histoire ». Ces textes sont issus pour le premier du Serment des barbares publié en 1999 et pour le second de votre contribution à Trois jours et trois nuits publié en 2021. A deux décennies de distance, vous semblez revenir à un mot : celui de la guerre. Que signifie ce mot quand vous l’écriviez en 1999 et à nouveau aujourd’hui ?
Boualem Sansal : Je vais commencer par vous dire qu’il y a la guerre et l’état de guerre. La guerre, c’est la confrontation visible de deux adversaires qui sont face-à-face. Et, il y a l’état de guerre : je crois qu’il s’agit de quelque chose de permanent. L’état de guerre fait partie de la condition humaine. Nous sommes en permanence dans un état de guerre. On sort d’une guerre ; on entre dans une autre ; entre les deux on se prépare à la guerre ; on a la guerre. Nous vivons dans cet état de paix pour angoisse. Mais, l’état de guerre peut aussi être très excitant. Nous sommes constamment dans un état de guerre. On peut le déplorer. On peut être affligé par la possibilité de la guerre comme on peut être exalté à l’idée que nous allons faire la guerre à un ennemi immémorial. On pourrait même rêver d’accélérer les choses et d’aller à la guerre. Aujourd’hui, le monde est dans un état de guerre très prégnant car, dans une situation de prospérité et de calme, il est possible que nous vivions cet état de guerre qui découlerait par exemple du réchauffement climatique. On imagine que le réchauffement climatique va entraîner des phénomènes amenant les populations à s’approprier les dernières ressources accessibles. La perspective est celle probabiliste : ces derniers temps, effectivement, avec l’accélération du réchauffement climatique, on commence à discerner l’immensité des guerres qui se dessinent. En tant qu’algérien vivant en Algérie, né après la Seconde Guerre mondiale et ayant vécu après l’indépendance les guerres civiles, j’ai donc toujours vécu dans la situation de guerre. Je m’expose à la situation suivante pour paraphraser Churchill : " Vous avez voulu éviter le déshonneur ; vous aurez le déshonneur et la guerre ". Nous avons eu les deux : l’état de guerre et la guerre effective, qui se trouve aujourd’hui de manière plus insidieuse.
G. H. : Vous connaissez certainement la fameuse formule de Clausewitz, auteur de De la guerre, qui propose une définition des rapports entre guerre et politique : « La guerre n’est que la simple continuation de la politique par d’autres moyens ». En lisant vos œuvres romanesques, il me semble que vous mettez en scène un renversement de cette conception. Au fond, la primauté de la finalité politique demeure-t-elle par rapport à la guerre qui ne serait qu’un moyen ou bien la violence, physique et symbolique, ne finit-elle pas par faire de la politique seulement un moyen du fait de sa propre extension vers des formes extrêmes propres aux états de guerre ? Quand la distinction entre la paix et la guerre n’est plus aussi claire, la politique ne devient-elle pas une simple continuation de la guerre par d’autres moyens ?
B. S. : Écoutez, je vais peut-être vous surprendre... C’est Bertrand Russell qui disait : au fond, les hommes n’ont pas besoin de connaissances ; ils ne cherchent pas des connaissances car ce qu’ils veulent ce sont des certitudes. L’être primitif, né il y a plusieurs siècles, vivait dans la certitude. Leur vie était très simple et il voyait les choses très simplement. Avec l’évolution, nous sommes devenus des êtres très compliqués : nous raisonnons en même temps au premier plan, au deuxième, au troisième, au quatrième... Notre cerveau est ramifié dans tous les sens et nous pouvons tout penser en même temps. C’est très compliqué. Il est donc difficile de définir de manière précise ce qu’est la guerre en elle-même. Tout aujourd’hui s’interpénètre, se mêle... Et on s’achemine vers cette chose effroyable que j’appelle un état de guerre totale. Cela signifie qu’en même temps que nous sommes dans une guerre qui est sous le point de s’achever, nous sommes d’ores et déjà en train de préparer la suivante. Nous sommes à peine sortie de la Seconde Guerre mondiale que le lendemain nous avons commencé à préparer la troisième. Sur tous les plans : guerre commerciale ; guerre géostratégique ; guerre de l’information ; etc... Elle arrive et, pour ceux dont la pensée est très complexe, ils sont déjà dans l’après de cette troisième guerre qui sera peut-être nucléaire. Mais nous sommes déjà, je dirais par nécessité, en train de penser à la suite. Si guerre nucléaire il y a, nous allons trouver un peu l’univers de Mad Max. De quelle manière stocker des réserves ou occuper les derniers territoires qui pourraient l’être ? Si la guerre entre l’Occident et Poutine tourne à la guerre nucléaire, l’Europe sera irradiée, en somme deviendra invivable. Donc, il faudra se rendre ailleurs. Où ça ? Est-ce que les migrants européens qui fuiraient seront accueillis en Afrique du Nord, en Amérique du Sud ? Il faut se préparer à l’hypothèse d’une recolonisation des territoires comme réserves stratégiques à partir desquels nous pourrions nous protéger et préparer la guerre suivante. Nous sommes dans le principe de la guerre totale et permanente. Nous arrivons à ce constat : qu’est-ce qui relève de l’état de guerre et qu’est-ce qui relève de la guerre ? Dans la guerre, qu’est-ce qui relève de la guerre commerciale, de la guerre du pétrole, de la guerre des armes ? On ne sait plus. D’autant plus qu’aujourd’hui, ce sont des ordinateurs qui font peut-être 80% du travail. C’est comme dans la guerre sur les marchés de la bourse : ce sont des ordinateurs qui émettent chaque seconde des millions et des millions d’actions. Au milliardième de seconde où nous achetons des dollars maintenant, les ordinateurs les vendent un milliardième de secondes après. Donc, c’est dans cette rapidité que nous gagnons des actions que nous perdons. Quant à la géostratégie, c’est pareil : elle ne se consacre pas à penser totalement l’état de guerre. Ayant d’autres occupations, on confie ces tâches à des ordinateurs qui testent en permanence des scénarios militaires qui préparent à la guerre, à l’après-guerre, etc...
G. H. : En suivant cette description du monde actuel, nous pourrions nous poser cette question : la notion de paix a-t-elle encore un sens ? Le narrateur de Rue Darwin semble le suggérer en proposant une conception de la guerre juste qui aurait pour fondement justement la paix : « La guerre n’est connue que par la paix qu’elle engendre, comme l’arbre se reconnaît à son fruit. La guerre qui n’apporte pas une paix meilleure n’est pas une guerre, c’est une violence faite à l’humanité et à Dieu, appelée à recommencer encore et encore avec des buts plus sombres et des moyens plus lâches, ceci pour punir ceux qui l’ont déclenchée de n’avoir pas su la conduire et la terminer comme doit s’achever une guerre : sur une paix meilleure. Aucune réconciliation, aucune repentance, aucun traité, n’y changerait rien, la finalité des guerres n’est pas de chialer en se frappant la poitrine et de se répandre en procès au pied du totem, mais de construire une paix meilleure pour tous et de la vivre ensemble ». Dans ces quelques phrases, vous semblez revenir à la formule clausewitzienne qui supposait une primauté de la finalité politique. La finalité d’une véritable guerre serait belle et bien la paix civile. Au fond, vous développez ce que nous pourrions interpréter comme une forme de dialectique partant d’une expérience historique, celle de votre narrateur, qui remet en cause la conception clausewitzienne, avec cette distinction claire entre la guerre et la paix, et qui l’amène à plaider pour une sorte de justice de la guerre, laquelle serait celle de la détermination de l’acte de violence guerrier par une volonté politique - et non l’inverse. Comment redonner à la paix le sens que vous semblez lui accorder en tant qu’idéal plus qu’en tant que réalité effective ?
B. S. : Nous pensons évidemment à la paix. Mais, nous ne savons pas ce qu’est la paix. C’est une abstraction. Nous n’avons jamais, jamais vécu dans un état de véritable paix. On dit volontiers : dans l’Union européenne, on ne connaît pas la guerre depuis soixante-dix ans. C’est complètement faux. Elle ne sort pas de la guerre... Je pense que la paix est un sous produit des religions : ce sont les religions qui ont inventé cette hypothèse. La paix serait dans l’abstraction, dans l’idée de Dieu et dans l’usage que chacun en a dans le discours. Et on a fini avec une idée de la paix absolument magnifique, notamment quand elle est racontée dans la Bible avec le Sermon sur la montagne de Jésus-Christ. C’est très poétique. Mais, il demeure que la réalité est un processus biologique. L’être humain dans sa vie terrestre n’a jamais connu la paix et n’y a jamais pensé. Jamais les hommes vivant de chasses et de cueillettes ne se préoccupèrent de chercher la paix. Comme il y a la matière et l’anti-matière, à ce stade là, nous sommes dans ce paradoxe que l’état de guerre est la paix. C’est clairement ce que démontrait Orwell. Dans les abattoirs, le bœuf ne pense pas qu’il va mourir ; il ne sait pas ce qu’est la mort. Quand on accepte et on vit consciemment là-dedans, l’état de guerre est naturel. C’est ça la paix. Et la paix serait vécue comme quelque chose de dangereux. Inversion du cycle. Un humain, qui vit constamment dans la guerre absolue, finit donc dans cet état de guerre où il a la paix tranquille, où il gagne son bifteck. Que se passe-t-il ? Eux, les animaux vivent ainsi dans une guerre d’espèces terrible et ils en meurent. C’est ce que nous pouvons nommer la paix de la guerre. C’est le cas de l’Islam et de sa version qu’on appelle l’islamisme qui se voit comme guerre permanente. Les gens, qui étaient à Daech, vivaient dans le sang matin et soir, tous les jours, tuant sans arrêt et se faisant tuer sans arrêt. Ramené dans les banlieues parisiennes, c’est la folie et rien d’autre : ils n’auraient plus de raison de vivre. Ce sont donc des questions difficiles... Lors d’une conférence à Berkeley sur les guerres dans le monde musulman, les gens ne comprenaient pas que dans ces pays-là les hommes font la guerre aux femmes, aux enfants, etc... L’État fait la guerre au peuple et le peuple à l’État. On se pose la question : est-ce réellement une guerre ? En revanche, chez les musulmans, les uns se battent jusqu’à être motivés pour tuer par centaine ; les autres se seraient rapprochés de l’idée de la démocratie. On n’a jamais vécu dans une démocratie. Les uns ont invoqué un Dieu qui s’appelle démocratie et les autres ont invoqué un qui se nomme Allah. Nous sommes dans des états magiques où tout est indiscernable et où nous sommes un peu perdus. G. H. : Dans une logique de déconstruction, vous semblez partir de ces confusions pour traiter de l’état de guerre, en tant qu’épiphénomène, afin de rendre visible et de nous confronter aux racines historiques et culturelles de la violence. Des figures de dictateurs jusqu’à celles plus structurelles que vous nommez les Destructeurs, vous opérez une déconstruction des discours que ces forces peuvent produire. Mais, plus que la corruption d’un langage et des représentations de l’Histoire, ce qui semble constituer un risque dans vos univers c’est aussi le silence, lequel est souvent imposé par un ordre et intégré par chacun sous la forme d’une servitude volontaire. Ainsi, dans Dis-moi le paradis, vous écrivez : « Et l’ordre s’abattit sur la région, et l’on vit les choses s’aligner d’elles-mêmes et le silence s’appesantir sur chacun. Et enfin le temps qui fait notre fierté d’homme s’en est allé à pas de loup. L’oubli organisé engendre l’indifférence et l’indifférence calculée efface deux fois plus vite que n’importe quel crime ». Ou encore, dans Rue Darwin, vous ajoutez : « Pauvres de nous, qui croyions que fuir devant l’islamisme était la chose à faire, quand c’était la plus mauvaise, lui offrir l’espace pour se propager et massacrer plus de gens. C’est de la complicité à retardement dans un crime contre l’humanité à venir ; demain ou après-demain nous en rendrons compte. Les lâches paieront deux fois, pour n’avoir pas compris et pour avoir fui. On leur reprochera aussi de s’être tus. C’est un grand crime, le silence. Le plus grand de tous ». En déconstruisant les discours et les représentations de ces Destructeurs, que ce soit dans vos romans ou dans vos essais, est-ce une manière de faire le procès de cet « oubli organisé », de ce « crime contre l’humanité à venir » ? B. S. : Il reste dans l’être humain un instinct de préservation : il s’agit de l’instinct le plus puissant. Dans les sociétés primitives, chaque individu dirait qu’il assure lui-même sa survie. Il développe des stratégies pour survivre au jour le jour, survivre aux maladies, survivre aux animaux, survivre à tout. Mais, l’organisation humaine nous a dessaisi de cet instinct de conservation qui est très puissant et qui correspondait à la fois à la guerre et à un certain ordre. On a un peu tout mélangé. On a confié ces choses-là à des mégastructures qui sont par exemple l’État. On a dessaisi l’homme de cette force intérieure et on l’a fragilisé. C’est une sorte de dissolution de cette force interne que l’humain porte en lui biologiquement depuis toujours puisqu’il naît avec cela. On a dissolu l’individu, la famille, l’État, l’union des États ; on a construit des niveaux de préservations et de conservations. L’individu fait ce qu’il peut et ce qu’il faut : si, par exemple, il veut grimper à une échelle, il s’assure que l’échelle est bien d’aplomb et qu’il a le droit aux chaussures pour pouvoir grimper à deux, trois ou quatre mètres. On est réduit à cela... C’est Mark Twain qui disait cette chose extraordinaire : nous n’avons besoin que d’ignorance et de confiance. Plus je suis ignorant de ce que l’État, la police, le système donne aux uns et aux autres, plus je m’en fiche : apparemment, on me maintient en vie de manière relativement confortable tout en sachant que cela pourrait ne pas durer. On est vraiment dans le schéma de Mark Twain. On a organisé notre ignorance pour ne pas déranger le Prince. On nous a appris le silence, l’oubli... Il est à noter qu’à chaque fois qu’une guerre se produit l’une des priorités est d’organiser l’oubli. Alors, on appelle ça le pardon... Et on peut aller jusqu’à construire des choses hyper chiadées pour susciter la peur.
G. H. : Cette peur face à l’oubli fabriqué semble bien être au centre de l’expérience de vos personnages : Larbi dans Le serment des barbares ; les frères Schiller dans Le village de l’allemand ; Ati dans 2084, la fin du monde ; ou encore le narrateur dans Rue Darwin. La vie de ces personnages est décrite comme travaillée par l’oubli et par le désir de retrouver une mémoire perdue. Que représente pour vous la mémoire face au processus de destruction du réel que vous décrivez ?
B. S. : La mémoire est une construction. Ce sont des récits. Je crois à une mémoire courte, évidemment, parce que c’est la rémanence qui est liée simplement à cela. Si vous touchez une matière qui est élastique, elle va reprendre sa position et effacer l’effet que vous produisiez. En appuyant sur ma peau, une crevasse se forme et dès que je retire mon doigt la peau reprend sa position initiale. Ce qui va faire tenir cette chose, c’est le récit, lequel permet de raconter ce que nous faisons d’un jour à un autre. La mémoire, à mon avis, c’est le meilleur scanner qu’ont inventé les gouverneurs parce qu’il faut l’exprimer, parce qu’elle permet de mettre un récit dans la tête des hommes. C’est la Genèse comme récit de commencement, c’est l’Histoire, etc... En manipulant ces idées et ces concepts, on arrive à ce que les gens ensemble coopèrent pour la réalisation des travaux. Il n’y a ce récit que par l’autorité la plus puissante : celle de l’État. Et pour que l’homme ne soit pas hermétique au système, il faut l’encadrer par différents dispositifs. Cela est bien dangereux parce que l’homme est un animal et réagit à une agression par une autre agression. Il faut donc lui remplir la tête d’un récit que l’on répète. On a développé toute une ingénierie pour cultiver des récits, que ce soit des récits complètement naïfs ou bien des récits sophistiqués. Tout cela s’apparente presque à un jeu. Nous faisons des récits à nos enfants et à travers les livres, lorsque nous lisons, nous nous répétons... Et peut-être que nous pourrions distinguer en cela quelque chose de l’être biologique qui est en nous, lequel a sa façon de vivre avec la respiration, la digestion, etc... Avec tout ce qui se fait à notre insu. Comme la programmation génétique qui s’est faite au cours de millions d’années, il y a des modifications de la volonté humaine. Regardez : quand je suis né l’Algérie était française et à la maison, partout, le récit c’était celui des gaulois. Et, la différence était encore plus forte à travers la colonisation, les récits de la guerre, plus ou moins apologétiques, plus ou moins fumeux, plus ou moins proches de la vérité. On reprogrammait. Et si demain on doit nous reprogrammer, on le fera. Aujourd’hui, en France, c’est tout à fait clair : en Macronie, on est en train de reprogrammer les gens pour sortir de l’État-nation qui apparemment a épuisé ses vertus. Quand la guerre fut finie, on reprogrammait les gens : c’est-à-dire qu’on mettait en musique cette phrase "plus jamais ça". Or, qu’est-ce que cette phrase ? C’est un milliard d’actions dans toutes les directions, c’est un travail commun, c’est trouver une langue commune, une culture commune. On a quelque chose d’effroyablement complexe et, parce qu’on est des êtres religieux, il faut faire ce qu’a fait Abraham : sacrifier quelque chose. Il faut un sacrifice. Toute nouvelle naissance suppose un sacrifice. C’est ce que nous avons toujours fait depuis que le monde est monde. Et qu’est-ce que cela signifie ? Cela nous amène à poser la question des culpabilités. Nous n’avons jamais fonctionné autrement que sur des culpabilités individuelles. Soixante pourcent ou soixante-dix pourcent des Allemands étaient contre le nazisme et ils ont suivi comme des moutons... Un tel était chef de gare et transportait des gens, mais c’est tout. La notion de responsabilité et la notion de est-ce-que-c’est-un-crime font dire que cela est un crime. Non. Ce n’est pas un crime ; c’est un soldat qui exécute les ordres. C’est très compliqué... On est appareillé à une opération théâtrale. On a identifié une quarante d’individus et on les a chargé de dépeindre toute une histoire par un art réaliste, notamment dans la description des régimes totalitaires. Et le peuple Allemand a défilé. Vous savez, c’est étonnant comment réagissent les Européens quand on leur dit : vous êtes tous des Allemands. Les Français c’est des Francs ; les Espagnols c’est des Wisigoths ; il y avait une cinquante de tribus qui était trop à l’étroit dans leurs territoires et qui sont allés dans toutes les directions. Vous êtes donc tous Allemands. Mais, qu’est-ce qui permet à un Anglais ou à un Américain de juger les Allemands ? Disons qu’on a inventé un récit : celui du droit international. Puisqu’il y a des lois, il faut une juridiction pour les mettre en application. On a des juridictions qui produisent du droit international ; mais, nous n’avons pas de systèmes de coercition international qui puissent émettre des sanctions aux uns et aux autres. C’est très compliqué... Il faut travailler sur le récit pour lui donner une sorte de cohérence et surtout qu’il soit accepté par le peuple, ne serait-ce que dans l’enseignement ou dans la philosophie. Une fois qu’on ne sait pas ce qu’est l’état de guerre et l’état de paix, nous continuons à vivre entre les uns et les autres et vous avez une idée de cette chose qui moi me surprend. On ne repense pas totalement la philosophie : nous continuons comme les Grecs ou les Allemands alors que nous devrions produire les idées qui nous occupent. Et, à ma connaissance, personne ne s’en occupe. Ce que les philosophes grecs avaient péniblement démontré et expliqué, tout s’est effondré. Tout - y compris la démocratie. Qu’est-ce que la démocratie dans des systèmes religieux différents à l’échelle mondiale ? C’est la loi du plus fort ou du plus riche. Il faut donc tout repenser. J’essaye parfois dans mes livres mais ce n’est pas le sujet. Comme je le dis parfois dans les interviews : moi, je raconte des histoires. Je ne suis pas un philosophe ; je raconte des histoires avec ma petite perception. Si je devais donner un conseil aux philosophes pour demain, je leur dirais : regardez un petit peu ce que les physiciens ont fait. Ils se sont posés des questions d’une profondeur inouïe qu’il faut récupérer et repenser. Par exemple, c’est la notion de localité. Les physiciens très tôt se sont posés la question sur l’application de lois locales dans d’autres lieux sur Terre. Est-ce que réellement cette loi locale que j’observais est valide partout ? D’un peu plus près, on découvre que l’attraction et la gravitation de la Terre est plus forte sur la terre que sur une pierre. Quand je prends cet objet et que je mesure la vitesse à laquelle il impacte la terre, il suffit d’appliquer la même expérience, avec la même pierre lancée à la même hauteur, mais à l’Équateur pour observer qu’elle arrivera plus vite. Si une loi locale est bien locale, elle ne peut pas être universelle. Il y a aussi des lois de la relativité ; il n’y a pas de mouvement absolu. Si vous vous déplacez dans l’espace, vous pensez passer par des points ; or, vous êtes arrêté et ne bougez pas car l’espace est infini. Vous ne bougez pas. Vous êtes au même endroit. Quand je suis sujet qui navigue encore dans l’espace, je suis pareil. Et, qu’est-ce qui me donne cette impression ? Ce sont des choses relatives parce que je vois une horloge, parce que les mouvements relatifs font de la pensée. C’est l’univers qui avance et la pensée en même temps que l’univers. Vous demeurez donc immobile. Vous ressentez la relativité. Avec la théorie quantique aujourd’hui, on est dans des phénomènes absolument gigantesques. Tout est remis en question, dont ce que nous sommes. Il y a aussi cette chose qu’on appelle l’intrication : c’est le phénomène qui fait que de deux particules on va mettre la première dans un état E1 et une seconde dans le même état. Nous plaçons la première sur Terre et la second à mille kilomètres, cent mille kilomètres, un million de kilomètres. Si je modifie l’état de cette première particule, alors instantanément l’autre particule qui se trouve à l’autre bout de l’univers subit la transformation. Comment le signal peut-il passer instantanément ? Il faut à partir de ces choses-là produites par Galilée, Einstein et les spécialistes de la physique quantique repenser la philosophie. Une belle idée est une belle idée partout, évidemment... Mais, je pense qu’il faut encourager les philosophes à sortir de leurs livres car s’ils en savaient quelque chose nous n’en serions pas là. Leurs théories changent sinon tous les matins. Deleuze nous dit voilà ce qu’il faut penser et ainsi de suite... Il faut partir des enseignements de la physique et des mathématiques pour bâtir des philosophies qui seront plus puissantes.
G. H. : Le dernier chapitre de votre opuscule Petit éloge de la mémoire s’intitule : « le retour à la réalité ». Vous y écrivez la conclusion suivante : « Si longue soit l’absence, le présent nous attend, il nous requiert. Le présent c’est aussi de l’histoire, ma foi, de l’histoire en marche. Elle nous dira beaucoup demain, quand nous serons morts et oubliés. C’est bien de laisser quelques mystères en suspens pour une prochaine résurrection. Sans la nostalgie et sans l’attente du lendemain, que serait la vie ? ». Au fond, nous retrouvons dans cette expérience de la nostalgie la construction d’un certain récit, d’un certain imaginaire, auquel vous vous rattachez. Est-ce que nous pourrions dire que votre écriture, que vos engagements en tant qu’écrivain, prennent sens relativement à cette mémoire-là ?
B. S. : A vrai dire, je ne sais pas... Vous posez une question qui si on la pose jusqu’au bout délégitime la littérature elle-même. Il n’y a que des perceptions personnelles. Je réfléchis ; je fais les hypothèses que je veux ; je ne m’interdis rien ; je ne suis pas dans le politiquement correct ou dans le respect strict de règles grammaticales. Je suis libre d’émettre toutes les hypothèses et toutes leurs conclusions. A partir du moment où l’on est dans un échange, on est dans le discours avec l’autre. Et c’est extrêmement difficile... On ne devrait pas écrire. On ne le devrait pas parce qu’on ne connaît pas l’autre et la manière dont il va interpréter les choses. Il peut les déformer. Moi, tout ce que j’écris est déformé. Je suis attaqué de tous les côtés et traité de tous les noms. Chaque fois que j’écris, je suis obligé de me poser la question. Je sais qu’en Algérie telle phrase ou tel mot possède des connotations qui peuvent provoquer des réactions. Mais, comment concilier l’inconciliable ? Comment tout mettre dans un même roman ? Cela revient à la question que l’on pose toujours aux écrivains : pour qui écrivez-vous ? Is fecit cui prodest ? A qui profite le crime ? Certains diront en Algérie : Ah, Boualem Sansal écrit ce que les Français ont envie d’entendre. L’écrivain que je suis apporterait aux Français, en tant que grands criminels et grands colonialistes qui veulent se dédouaner, des réponses à leurs troubles essentiels.
G. H. : Est-ce que l’élargissement progressif de votre lectorat a eu un effet justement sur votre manière d’aborder l’écriture et sa réception ? B. S. : Alors là, c’est la bouteille d’encre ! Je n’ai jamais eu beaucoup d’échos de ces réceptions. J’imaginais que mes livres qui sont traduits se vendaient en très petite quantité, probablement dans les milieux universitaires. Et, lors de la publication de 2084, la fin du monde, il est traduit en chinois et devient un immense best-seller. L’éditeur m’a dit que le livre se vendait très bien et m’a demandé de les aider pour en faire la promotion. Je m’étais déjà rendu plusieurs fois en Chine et je n’avais pas envie de m’y rendre à nouveau. Ce n’est vraiment pas un pays attractif. La Chine peut-être avant l’était... Les Chinois se ressemblent tous. Ils sont tous habillés de la même manière. En Chine, c’est le nivellement par le haut, par le bas. Tout se ressemble. Mon éditeur voyant que je me dérobais, il a pris contact avec l’ambassadrice de France à Pékin. Pourquoi ? Comme vous le savez certainement, les traductions des livres français sont financées par le gouvernement français. Les éditeurs achètent les droits ; mais, pour la traduction, ce sont les services culturels des ambassades qui financent ce qui peut être intéressant pour la promotion de la culture française et de sa langue. Je reçois donc un appel téléphonique de l’ambassade de France de Pékin : l’ambassadrice me dit que je ne peux pas ne pas venir car mon livre, 2084, la fin du monde, est un best-seller. Ah bon ? 2084, un best-seller ? Ce livre qui décrit une dictature orwellienne islamiste serait un best-seller en Chine ? Comment peuvent-ils prendre goût pour un livre qui dénonce les dictatures ? Ce n’est pas possible... Donc, j’y suis allé et j’ai vu une ferveur extraordinaire dans la quinzaine de villes que j’ai parcouru, dont Pékin, Shanghai, Shenzhen, Hong-Kong. D’abord, je ne sais pas ce que la traduction du livre en chinois donne. Mon cerveau ne peut pas dire ce que contient exactement ce livre. On faisait des rencontres dans des librairies ou des centres culturels où il y avait des queues gigantesques. Les gens qui achètent le livre le lisent-ils ? Ou se basent-ils sur ce qu’a dit la presse ? Je ne sais pas... Donc, voyons que, premièrement, nous pouvons être mal lu, ce qui est quasiment la règle en littérature ; et que, deuxièmement, nous ne savons pas comment nous sommes lus, voire même comment nous ne sommes pas lus. En Algérie, quatre-vingt pourcent des gens qui finissent par me qualifier de sale juif n’ont jamais lu mes livres. C’est seulement des ouï-dire. Ils m’ont peut-être vu à la télévision ou ont lu quelques articles. Mais, ont-ils compris ce que je disais ? Je ne pense pas. On est dans un univers glauque. On ne sait pas... En dehors, évidemment, des étudiants comme vous qui lisent et qui réfléchissent et qui savent tirer, comme disait Rabelais, la substantifique moelle.
G. H. : Il est intéressant que vous fassiez référence au Pantagruel de Rabelais. Dans la préface à l’édition Quatro de vos œuvres romanesques, Jean-Marie Laclavetine vous inscrit dans une filiation avec cet écrivain mais aussi avec d’autres comme Diderot ou encore Voltaire. Ces comparaisons, en particulier aux auteurs du XVIIIe siècle, m’amène à une interrogation : considérez-vous que vos œuvres participent à un retour à la pensée des Lumières dans la littérature contemporaine ?
B. S. : Je pense être un pur produit des Lumières. Comme je vous le disais, je suis né dans l’Algérie française et je me suis rendu à l’école de la République, celle de Jules Ferry. J’ai travaillé le latin et le grec ancien. Puis, par la suite, j’ai fait des études scientifiques. L’une des premières décision prise par le gouvernement algérien au lendemain de l’indépendance consistait à dire : arrêtez vos études de sociologie, d’anthropologie, de littérature ou de philosophie. Faire des études signifiait devenir médecin, ingénieur ou agronome. Tout ce qui avait pu être récupéré de la culture française fut rapidement arabisé et islamisé. Moi, c’était déjà fait : toute ma vie, j’ai continué à lire, que ce soit Rabelais, le Roman de Renart et bien d’autres. Dès qu’on a l’esprit ouvert, on peut lire ailleurs avec la littérature russe, américaine, allemande, espagnole, etc... On fait des comparaisons puis on cherche quels sont les paradigmes communs. Et puis, on découvre que pour les écrivains algériens c’est assez compliqué... Je crois que nous n’avons pas encore parlé de la langue, n’est-ce pas ? Au fond, posons-nous la question : qu’est-ce qui est le processus moteur ? On nous dit alors que c’est l’énergie. Les cellules ont la capacité de nous doter cette énergie et de rendre possible le mouvement. C’est compliqué ; mais, les chercheurs nous expliquent cela de manière approfondie. Nos cellules, notamment celles qui sont sur la peau, captent de l’énergie solaire et la transforment. C’est toute une alchimie qui fonctionne. Mais, qu’est-ce qui donne l’intelligence à ça ? C’est le langage. L’être humain peut inventer des mots qui sont issus de rapports biologiques. Je vais en utiliser un : l’entropie. De quoi s’agit-il ? C’est un mot issu de la Physique. Les physiciens ont découvert dans leurs observations que tout dans l’univers va du sens de l’apparition à la désagrégation, et de la désagrégation à la disparition. Et rien n’échappe à cela. Ce processus de désagrégation qui obéit à certaines lois se nomme l’entropie. Tout corps contient une énergie au départ noble qui se dégrade en produisant une énergie de moindre qualité. Prenons l’exemple de l’automobile : nous partons d’une énergie qui n’est pas noble mais dans un état intermédiaire. C’est du pétrole raffiné et dans le réservoir c’est de l’énergie chimique. Dans le carburateur, vous allez la transformer pour qu’elle produise une énergie calorifique. Cette énergie calorifique se transforme ensuite en énergie mécanique. Le rendement en énergie calorifique est à peine de vingt pourcent, c’est-à-dire que le moteur ne produit que vingt pourcent de ce qu’il consomme. Le reste, cela part dans le frottement à l’intérieur de la structure et ce qui sort dans les gaz d’échappement c’est de l’essence qui n’est pas brûlée. C’est bien pour cela qu’on a inventé le terme "turbo". En énergie chimique, nous sommes tombés à vingt cinq ou vingt huit pourcent dans les voitures modernes hyper performantes. Est-ce que maintenant nous pouvons faire le chemin inverse ? Est-ce qu’après avoir fait les cent mètres que j’ai parcouru, c’est-à-dire l’équivalent d’une pipette d’essence, je peux faire le chemin inverse pour récupérer l’essence dépensée ? Non. La nature ne sait pas faire ça. Elle ne va que dans un sens. Les processus ne vont jamais que dans un seul sens. En philosophie, de simples notions de physique ou de mécanique peuvent avoir une profondeur incroyable bien que jusqu’à présent elles n’aient été utilisés que dans le raisonnement scientifique. Mais, depuis les vingt dernières années, ces mots sont sortis des laboratoires : par exemple, on parle d’entropie en économie. Prenez une entreprise qui possède des locaux, des ingénieurs qualités et des bénéfices. Vingt ans après, la boîte a disparu. Elle ne produit plus de bénéfices. Alors, on va trouver des raisons et accuser des défauts de gestion. Mais, une loi demeure : tout se dégrade. L’entreprise est un lieu d’échange d’énergies cérébrales pour faire des plans, pour organiser la production tant au niveau de l’ingénieur que du technicien ou de l’ouvrier qui est en bout de chaîne. Ce processus est nécessairement, qu’on le veuille ou non, irréversible.
G. H. : Dans une filiation avec des écrivains comme Georges Orwell ou Albert Camus, vous considérez vous aussi comme un écrivain de la guerre ? B. S. : Oui. En Algérie, quand j’ai publié mon premier roman, Le Serment des barbares, un journaliste a écrit que j’inaugurais un nouveau genre. Ce livre fut un très gros phénomène ; mais, cela n’était pas dû à la qualité du livre. C’était dû au fait que Bouteflika était arrivé au pouvoir et il s’est lancé dans une tentative de séduction. Il a utilisé mon livre parce que ce livre dénonçait autant l’islamisme que la dictature. Ainsi, il déclara que j’avais dénoncé dans mon livre ceux qui nous ont mis le pays dans des difficultés. Le Serment des barbares est apparu comme le livre qui allait produire comme une sorte d’exorcisme. Le serment des barbares est fini comme l’a dit Sansal, comme le président Bouteflika l’a dit. Et cela a duré trois ou quatre mois... Mais, ils ont oublié le peuple. Et vous ? Le livre dit : et vous ? Vous, le peuple. Vous avez applaudi les uns, les islamistes qui sont arrivés. C’est vous. La dictature, ses soldats, ses policiers et toutes ces tortures sur les gens. Ce ne sont pas des robots. C’est vous. Il est trop facile de céder à la condition du peuple victime de tout. J’avais crée, selon un journaliste, un genre nommé la littérature de l’urgence. L’urgence parce qu’il y avait la guerre. Il s’agit de raconter au plus vite la guerre, au moins pour laisser une trace. J’étais dans la littérature de l’urgence pour alerter. En France, il y a des situations d’états de guerre que l’on peut alerter car elles divisent la société française. Et toute division, à un moment ou un autre, mène au conflit, voire à la guerre. Entre le conflit et la guerre, c’est juste une question de nombre. Si on est peu, on fait des conflits. Si on est nombreux, on fait la guerre. G. H. : Votre conception de l’engagement de l’écrivain semble se caractériser par une perspective : celle de la lutte collective. En vous joignant à d’autres écrivains pour certaines publications et en vous adressant directement aux peuples comme vous le faites dans votre dernier essai, vous mettez en avant une idée de l’engagement qui semble fortement séparée de celle en littérature de l’’écrivain-mage hugolien ou encore de l’intellectuel sartrien. B. S. : Tout à l’heure, nous disions qu’il ne fallait pas écrire car nous ne savons pas d’avance qui va nous lire et dans quel sens. Je suis obligé d’agir autrement pour ne pas être marginalisé. Mais, les gens ne veulent pas entendre ce qu’on leur dit. Alors, c’est compliqué de se déterminer par rapport à cette question... Dans ce type de littérature, on se dit que ce qu’on écrit va être utilisé dans tel autre sens, comme avec l’extrême droite par exemple qui repend mes propos. Plus j’avance après des années d’écriture et plus c’est difficile... J’imagine que vous allez me poser cette question : est-ce qu’on est légitime pour parler d’un sujet ? Est-ce qu’il a la légitimité morale ? Celle de la chose vécue ? C’est très difficile de s’interroger sur sa propre ambition, notamment quand il s’agit de celle d’alerter les peuples et les nations. Mais de quoi ? Dans Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations, il y a quinze ou vingt pages où je donne des éléments et vous verrez si je suis ou non légitime pour dénoncer. Si vous pensez que non, alors ce n’est pas la peine de lire la suite. Arrêtez-vous là. Il y a beaucoup de livres par ailleurs dont les auteurs n’ont aucune légitimité. Le sens de la légitimité est morale, certes, mais aussi technique. Nous abordons des sujets qui sont très complexes. Beaucoup de livres sont rejetés par les éditeurs pour cette raison ; mais, quelques fois cela passe.
G. H. : Dans cette lettre ouverte adressée au secrétaire général des Nations-Unions, nous retrouvons deux interrogations qui reviennent sans cesse dans votre écriture : que faire ? où aller ? Nous pouvons lire ces questions, à mon sens, comme des traductions de deux interrogations fondamentales présentes dans la philosophie kantienne : que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? En contribuant avec David Grossman à un "Appel des écrivains pour la paix " et en rédigeant cette récente Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre, vous engagez-vous dans la littérature au nom d’un certain idéal de la liberté, voire de la démocratie, et appelez-vous le lecteur à se joindre à vous dans cette lutte ?
B. S. : Nous sommes tous au croisement de toutes ces questions. Vous connaissez certainement l’apophtegme qui est le principe cardinal de l’alchimiste. C’est ceci : Ora, lege, lege, relege, labora et invenies. Prie, lis, lis, relis, travaille et tu trouveras. Nous sommes dans ce principe génial des alchimistes. Prier ici ce n’est pas religieux ; c’est essayer de rassembler en soi les forces les plus puissantes pour accomplir quelque chose. Travailler, écrire un livre, faire des choses que l’on croit importante. Il faut se mettre dans cet état en priant, en invoquant Rabelais, pourquoi pas, ou vos ancêtres. Se donner du courage pour entamer quelque chose qui a priori est au-dessus de vos forces. Ensuite, il ne faut pas partir de zéro : lege, lege, lege, relege. Il faut lire, lire, lire et surtout relire. Cela est essentiel car les premières lectures peuvent être insuffisantes et trompeuses. Il faut peut-être s’assurer qu’on a bien compris. Et ensuite travailler. Cela peut prendre beaucoup de temps. Et vient le temps de trouver. Mais, ce n’est pas évident car on peut avoir fait tout cela et ne pas aboutir. Pourquoi ? Pour le comprendre, il nous faut toujours revenir à l’approche alchimiste : il n’est pas donné à l’homme de trouver. Il doit être élu par quelque chose. Si vous êtes dans l’espace, vous tombez. Si vous êtes dans l’air, l’air peut vous porter. Il faut donc quelque chose. Pour porter l’avion, il lui faut de l’air et de la vitesse. C’est un peu ma démarche... Et c’est très laborieux. Moi, je suis un laborieux. Je mets beaucoup de temps. J’ai déjà trois ou quatre livres qui sont écrits au quart, au cinquième ou presque fini. Mais, il manquait le... Alors là aussi, c’est une chose importante à recommander aux philosophes. Les physiciens ont toujours été obnubilés par cette question : qu’est-ce qui porte les choses ? Il n’y a pas quelque chose comme ça de suspendu dans l’air... Cela n’existe pas. Qu’est-ce qui porte les choses ? Une planète n’est pas dans le vide sinon elle tomberait. Il y a bien quelque chose qui la maintient. Qu’est-ce qui porte ? Par exemple, jusqu’au XIXe siècle, on a pensé que les ondes radios, plus tard les radios, circulent d’un poste à un autre parce qu’il y a un support : c’est l’air. Dans le vide, il n’y a pas d’air. Il y a donc quelque force. On lui a donné un nom : l’éther. On ne sait pas pourquoi et on ne l’a jamais su. On a cherché continuellement... Puis, Einstein, qui s’est cassé la tête pendant des années, a voulu répondre à cette question : qu’est-ce qui fait que la lumière circule du soleil à chez nous si l’air est vide ? Si je pince une corde de guitare dans le vide, il n’y a pas de son. Le son se propage dans un fluide, un bâton, une table, l’air... Il lui faut un porteur. Einstein a eu ce courage et cette témérité de dire : l’éther n’existe pas. Notre incompréhension viendrait du fait que nous avions une mauvaise définition de ce qu’est l’espace. Lui et les spécialistes de la physique quantique disent ainsi : il n’existe que des champs de force. C’est très compliqué... Mais, c’est grâce aux champs de force que la lumière arrive à nous parce que elle-même est un champ de force. Je pense que dans un discours il faut essayer de trouver justement ce qui va le porter. Pour beaucoup d’écrivains, il s’agit de la langue qui, en réalité, est un champ de force. Tout à l’heure, j’évoquais le mot entropie... Prenez n’importe quel mot et vous verrez qu’il est constamment en lien avec la totalité des mots que vous avez dans le cerveau. Quand je dis le mot entropie, il n’existe pas dans notre tête. Il doit fouiller dans le cerveau. Et, il va créer pour chaque mot une nouvelle collection de mots. Chaque mot vous rend plus intelligible que vous ne l’étiez avant. La langue est agissante par, évidemment, des actes conscients mais aussi à mon insu. Si vous utilisez un mot, des connexions vont s’établir dans tous les sens et, si vous utilisez des mots que je ne connais pas ou que j’ai oublié, il va se produire dans ma tête des connexions nouvelles. La langue, c’est cela ; il faut donc utilisé les mots à bon escient. Moi, je pense, et c’est peut-elle une erreur et c’est comme ça, que je m’adresse à des gens cultivés et intelligents. Je peux comprendre que des gens qui ont un niveau équivalent au baccalauréat ne veulent pas lire mes livres et que cela les ennuie puisqu’un mot sur trois n’est pas compris. En gros, ils s’arrêtent et se déconnectent. Je pense que l’un des courants porteur pour certains de mes livres revient à ce que nous disions au tout début : il s’agit de la peur. Et je crois que c’est un bon véhicule dans la mesure où les gens à travers votre peur rejoint la leur. Je crois que j’écris sur ce chapitre, sur ce paradigme : le paradigme de la peur.
G. H. : Pour conclure notre échange, je souhaiterais vous lire une citation d’un écrivain que que vous connaissez et que je vous laisserais commenter si vous le désirez : « Suggérer qu’un écrivain, en temps de conflit, doit diviser sa vie en deux compartiments, cela peut sembler défaitiste ou frivole : et pourtant, en pratique, je ne vois pas ce qu’il pourrait faire d’autre. S’enfermer dans une tour d’ivoire n’est ni possible ni souhaitable. Se soumettre subjectivement, non seulement à l’appareil d’un parti, mais aussi bien à l’idéologie d’un groupe, c’est se détruire en tant qu’écrivain. [...] En politique, on ne peut jamais faire plus que choisir le moindre de deux maux, et il y a des situations auxquelles on ne peut échapper qu’en se comportant en diable ou en fou. La guerre, par exemple, peut être nécessaire, mais elle n’est assurément ni juste ni raisonnable. [...] Une moitié de [l’écrivain] peut, qui est d’une certaine façon l’intégralité de son être, peut agir aussi résolument, même aussi violemment s’il le faut, que n’importe qui d’autre. Mais ses écrits, dans la mesure où ils ont quelque valeur, seront toujours le produit de la part la plus raisonnable de lui-même, cette part qui se tient à l’écart, enregistre les événements en cours et admet leur nécessité, mais refuse d’être trompée par leur véritable nature ». Il s’agit d’un extrait de "Les Écrivains et le Léviathan " écrit par Georges Orwell et publié en 1948.
B. S. : C’est un équilibre très difficile à tenir... Il y a des tentatives d’instrumentalisation qui dégoûteraient d’un discours, aussi construit soit-il. Certains le font de manière grossière et visible. D’autres le font d’une manière très intelligente en récupérant le discours, voire éventuellement en le transformant. Ils en font quelque chose de porteur de ce qu’ils souhaitent. Tout cela pose la question de l’engagement : comment être engagé tout en étant loin de tout ? En vous engageant dans un mouvement, dans un parti, dans une association, c’est fini. Vous n’êtes qu’un élément d’un groupe. Vous disparaissez. Vous êtes dans le discours. Alors que là, en étant libre, nous pouvons tout regarder et tout observer sans a priori, loin de ces idéologies mortifères comme le nazisme ou l’islamisme. Si on part avec des a priori, on se trompe définitivement. Il faut pouvoir examiner les choses jusqu’au bout. Si vous êtes atteint à la première image, vous n’irez pas jusqu’au bout. Il s’agit de boire le vin jusqu’à la lie. C’est quand vous êtes au bout que vient l’étape de la contre-attaque en bousculant certaines choses, en produisant un discours contre, etc... Mais, moi au départ, quand l’islamisme est arrivé en Algérie, n’étant ni musulman, ni même croyant, je commençais à voir des choses se dessiner. Il a fallu aller jusqu’au bout. J’ai commencé à lire quelques trucs sur l’islam. Les livres me sont tombés des mains à la première tentative. C’est sinistre ; c’est creux ; c’est nul ; mais c’est là. Il faut donc continuer. Ensuite, j’ai accordé la même attention à l’islamisme dont la vision est totalitaire, raciale et tout ce qu’on peut imaginer. Lire les grands penseurs de l’islamisme, c’est abominable. Mais, je les ai lu et cela jusqu’au bout. Je peux soutenir la contradiction avec absolument n’importe qui, fût-il le grand mufti du Caire. J’en sais autant que lui, voire peut-être même un peu plus. Lui il s’arrête à l’islam. Moi, ma connaissance comprend aussi le christianisme, le judaïsme, toutes les religions qui ont contribué à la naissance du mahométisme. Aujourd’hui, nous parlons de l’islam, du judaïsme et du christianisme ; or, il y a des milliers de religions qui sont nées de ce mouvement de pensée religieuse au Moyen-Orient il y a quatre milles ans. Je peux soutenir une contradiction avec eux et là je me sens légitime.