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Entretien avec Boualem Sansal, réalisé par Guillaume Houdant le 20 mai 2022.

ENTRETIEN AVEC BOUALEM SANSAL

Guillaume Houdant  : Avant de vous poser une pre­mière ques­tion, je vou­drais débu­ter cet entre­tien par la lec­ture de deux extraits de vos ouvra­ges. Le pre­mier est le sui­vant : « Ce jour-là, comme les jours pré­cé­dents, on enterre de nou­vel­les vic­ti­mes du ter­ro­risme. Il sévit à grande échelle. Cette ani­mo­sité n’a pas de nom, à vrai dire. C’est une guerre si on veut ; une fureur loin­taine et proche à la fois ; une héré­sie absurde et vicieuse qui s’invente au fur et à mesure ses convic­tions et ses plans ; une mons­truo­sité à l’avi­dité spec­ta­cu­laire qui se délecte de l’inno­cent et boude les cra­pu­les. Ses acteurs ? Un peu tout le monde et per­sonne dont on puisse dire : c’est lui, c’est cet homme ». Le second extrait est celui-ci : « Le gou­ver­ne­ment ferma la porte aux Témoins de Jéhovah, mais l’ouvrit toute grande aux Frères musul­mans, qui arri­vaient en masse d’Égypte, chas­sés par Nasser. Son idée était qu’un peu d’islam et de dis­ci­pline ne nous ferait pas de mal, qu’au mieux il nous ren­drait sourds aux chants des sirè­nes occi­den­ta­les. Une autre guerre en pers­pec­tive, qui com­men­cera chez nous dans les années 1990, puis peu à peu gagnera le monde. Mais ceci est une autre his­toire ». Ces textes sont issus pour le pre­mier du Serment des bar­ba­res publié en 1999 et pour le second de votre contri­bu­tion à Trois jours et trois nuits publié en 2021. A deux décen­nies de dis­tance, vous sem­blez reve­nir à un mot : celui de la guerre. Que signi­fie ce mot quand vous l’écriviez en 1999 et à nou­veau aujourd’hui ?

Boualem Sansal  : Je vais com­men­cer par vous dire qu’il y a la guerre et l’état de guerre. La guerre, c’est la confron­ta­tion visi­ble de deux adver­sai­res qui sont face-à-face. Et, il y a l’état de guerre : je crois qu’il s’agit de quel­que chose de per­ma­nent. L’état de guerre fait partie de la condi­tion humaine. Nous sommes en per­ma­nence dans un état de guerre. On sort d’une guerre ; on entre dans une autre ; entre les deux on se pré­pare à la guerre ; on a la guerre. Nous vivons dans cet état de paix pour angoisse. Mais, l’état de guerre peut aussi être très exci­tant. Nous sommes cons­tam­ment dans un état de guerre. On peut le déplo­rer. On peut être affligé par la pos­si­bi­lité de la guerre comme on peut être exalté à l’idée que nous allons faire la guerre à un ennemi immé­mo­rial. On pour­rait même rêver d’accé­lé­rer les choses et d’aller à la guerre. Aujourd’hui, le monde est dans un état de guerre très pré­gnant car, dans une situa­tion de pros­pé­rité et de calme, il est pos­si­ble que nous vivions cet état de guerre qui décou­le­rait par exem­ple du réchauf­fe­ment cli­ma­ti­que. On ima­gine que le réchauf­fe­ment cli­ma­ti­que va entraî­ner des phé­no­mè­nes ame­nant les popu­la­tions à s’appro­prier les der­niè­res res­sour­ces acces­si­bles. La pers­pec­tive est celle pro­ba­bi­liste : ces der­niers temps, effec­ti­ve­ment, avec l’accé­lé­ra­tion du réchauf­fe­ment cli­ma­ti­que, on com­mence à dis­cer­ner l’immen­sité des guer­res qui se des­si­nent. En tant qu’algé­rien vivant en Algérie, né après la Seconde Guerre mon­diale et ayant vécu après l’indé­pen­dance les guer­res civi­les, j’ai donc tou­jours vécu dans la situa­tion de guerre. Je m’expose à la situa­tion sui­vante pour para­phra­ser Churchill : " Vous avez voulu éviter le déshon­neur ; vous aurez le déshon­neur et la guerre ". Nous avons eu les deux : l’état de guerre et la guerre effec­tive, qui se trouve aujourd’hui de manière plus insi­dieuse.

G. H. : Vous connais­sez cer­tai­ne­ment la fameuse for­mule de Clausewitz, auteur de De la guerre, qui pro­pose une défi­ni­tion des rap­ports entre guerre et poli­ti­que : « La guerre n’est que la simple conti­nua­tion de la poli­ti­que par d’autres moyens ». En lisant vos œuvres roma­nes­ques, il me semble que vous mettez en scène un ren­ver­se­ment de cette concep­tion. Au fond, la pri­mauté de la fina­lité poli­ti­que demeure-t-elle par rap­port à la guerre qui ne serait qu’un moyen ou bien la vio­lence, phy­si­que et sym­bo­li­que, ne finit-elle pas par faire de la poli­ti­que seu­le­ment un moyen du fait de sa propre exten­sion vers des formes extrê­mes pro­pres aux états de guerre ? Quand la dis­tinc­tion entre la paix et la guerre n’est plus aussi claire, la poli­ti­que ne devient-elle pas une simple conti­nua­tion de la guerre par d’autres moyens ?

B. S.  : Écoutez, je vais peut-être vous sur­pren­dre... C’est Bertrand Russell qui disait : au fond, les hommes n’ont pas besoin de connais­san­ces ; ils ne cher­chent pas des connais­san­ces car ce qu’ils veu­lent ce sont des cer­ti­tu­des. L’être pri­mi­tif, né il y a plu­sieurs siè­cles, vivait dans la cer­ti­tude. Leur vie était très simple et il voyait les choses très sim­ple­ment. Avec l’évolution, nous sommes deve­nus des êtres très com­pli­qués : nous rai­son­nons en même temps au pre­mier plan, au deuxième, au troi­sième, au qua­trième... Notre cer­veau est rami­fié dans tous les sens et nous pou­vons tout penser en même temps. C’est très com­pli­qué. Il est donc dif­fi­cile de défi­nir de manière pré­cise ce qu’est la guerre en elle-même. Tout aujourd’hui s’inter­pé­nè­tre, se mêle... Et on s’ache­mine vers cette chose effroya­ble que j’appelle un état de guerre totale. Cela signi­fie qu’en même temps que nous sommes dans une guerre qui est sous le point de s’ache­ver, nous sommes d’ores et déjà en train de pré­pa­rer la sui­vante. Nous sommes à peine sortie de la Seconde Guerre mon­diale que le len­de­main nous avons com­mencé à pré­pa­rer la troi­sième. Sur tous les plans : guerre com­mer­ciale ; guerre géos­tra­té­gi­que ; guerre de l’infor­ma­tion ; etc... Elle arrive et, pour ceux dont la pensée est très com­plexe, ils sont déjà dans l’après de cette troi­sième guerre qui sera peut-être nucléaire. Mais nous sommes déjà, je dirais par néces­sité, en train de penser à la suite. Si guerre nucléaire il y a, nous allons trou­ver un peu l’uni­vers de Mad Max. De quelle manière sto­cker des réser­ves ou occu­per les der­niers ter­ri­toi­res qui pour­raient l’être ? Si la guerre entre l’Occident et Poutine tourne à la guerre nucléaire, l’Europe sera irra­diée, en somme devien­dra invi­va­ble. Donc, il faudra se rendre ailleurs. Où ça ? Est-ce que les migrants euro­péens qui fui­raient seront accueillis en Afrique du Nord, en Amérique du Sud ? Il faut se pré­pa­rer à l’hypo­thèse d’une reco­lo­ni­sa­tion des ter­ri­toi­res comme réser­ves stra­té­gi­ques à partir des­quels nous pour­rions nous pro­té­ger et pré­pa­rer la guerre sui­vante. Nous sommes dans le prin­cipe de la guerre totale et per­ma­nente. Nous arri­vons à ce cons­tat : qu’est-ce qui relève de l’état de guerre et qu’est-ce qui relève de la guerre ? Dans la guerre, qu’est-ce qui relève de la guerre com­mer­ciale, de la guerre du pétrole, de la guerre des armes ? On ne sait plus. D’autant plus qu’aujourd’hui, ce sont des ordi­na­teurs qui font peut-être 80% du tra­vail. C’est comme dans la guerre sur les mar­chés de la bourse : ce sont des ordi­na­teurs qui émettent chaque seconde des mil­lions et des mil­lions d’actions. Au mil­liar­dième de seconde où nous ache­tons des dol­lars main­te­nant, les ordi­na­teurs les ven­dent un mil­liar­dième de secondes après. Donc, c’est dans cette rapi­dité que nous gagnons des actions que nous per­dons. Quant à la géos­tra­té­gie, c’est pareil : elle ne se consa­cre pas à penser tota­le­ment l’état de guerre. Ayant d’autres occu­pa­tions, on confie ces tâches à des ordi­na­teurs qui tes­tent en per­ma­nence des scé­na­rios mili­tai­res qui pré­pa­rent à la guerre, à l’après-guerre, etc...

G. H. : En sui­vant cette des­crip­tion du monde actuel, nous pour­rions nous poser cette ques­tion : la notion de paix a-t-elle encore un sens ? Le nar­ra­teur de Rue Darwin semble le sug­gé­rer en pro­po­sant une concep­tion de la guerre juste qui aurait pour fon­de­ment jus­te­ment la paix : « La guerre n’est connue que par la paix qu’elle engen­dre, comme l’arbre se reconnaît à son fruit. La guerre qui n’apporte pas une paix meilleure n’est pas une guerre, c’est une vio­lence faite à l’huma­nité et à Dieu, appe­lée à recom­men­cer encore et encore avec des buts plus som­bres et des moyens plus lâches, ceci pour punir ceux qui l’ont déclen­chée de n’avoir pas su la conduire et la ter­mi­ner comme doit s’ache­ver une guerre : sur une paix meilleure. Aucune réconci­lia­tion, aucune repen­tance, aucun traité, n’y chan­ge­rait rien, la fina­lité des guer­res n’est pas de chia­ler en se frap­pant la poi­trine et de se répan­dre en procès au pied du totem, mais de cons­truire une paix meilleure pour tous et de la vivre ensem­ble ». Dans ces quel­ques phra­ses, vous sem­blez reve­nir à la for­mule clau­se­wit­zienne qui sup­po­sait une pri­mauté de la fina­lité poli­ti­que. La fina­lité d’une véri­ta­ble guerre serait belle et bien la paix civile. Au fond, vous déve­lop­pez ce que nous pour­rions inter­pré­ter comme une forme de dia­lec­ti­que par­tant d’une expé­rience his­to­ri­que, celle de votre nar­ra­teur, qui remet en cause la concep­tion clau­se­wit­zienne, avec cette dis­tinc­tion claire entre la guerre et la paix, et qui l’amène à plai­der pour une sorte de jus­tice de la guerre, laquelle serait celle de la déter­mi­na­tion de l’acte de vio­lence guer­rier par une volonté poli­ti­que - et non l’inverse. Comment redon­ner à la paix le sens que vous sem­blez lui accor­der en tant qu’idéal plus qu’en tant que réa­lité effec­tive ?

B. S.  : Nous pen­sons évidemment à la paix. Mais, nous ne savons pas ce qu’est la paix. C’est une abs­trac­tion. Nous n’avons jamais, jamais vécu dans un état de véri­ta­ble paix. On dit volon­tiers : dans l’Union euro­péenne, on ne connaît pas la guerre depuis soixante-dix ans. C’est com­plè­te­ment faux. Elle ne sort pas de la guerre... Je pense que la paix est un sous pro­duit des reli­gions : ce sont les reli­gions qui ont inventé cette hypo­thèse. La paix serait dans l’abs­trac­tion, dans l’idée de Dieu et dans l’usage que chacun en a dans le dis­cours. Et on a fini avec une idée de la paix abso­lu­ment magni­fi­que, notam­ment quand elle est racontée dans la Bible avec le Sermon sur la mon­ta­gne de Jésus-Christ. C’est très poé­ti­que. Mais, il demeure que la réa­lité est un pro­ces­sus bio­lo­gi­que. L’être humain dans sa vie ter­res­tre n’a jamais connu la paix et n’y a jamais pensé. Jamais les hommes vivant de chas­ses et de cueillet­tes ne se préoc­cu­pè­rent de cher­cher la paix. Comme il y a la matière et l’anti-matière, à ce stade là, nous sommes dans ce para­doxe que l’état de guerre est la paix. C’est clai­re­ment ce que démon­trait Orwell. Dans les abat­toirs, le bœuf ne pense pas qu’il va mourir ; il ne sait pas ce qu’est la mort. Quand on accepte et on vit cons­ciem­ment là-dedans, l’état de guerre est natu­rel. C’est ça la paix. Et la paix serait vécue comme quel­que chose de dan­ge­reux. Inversion du cycle. Un humain, qui vit cons­tam­ment dans la guerre abso­lue, finit donc dans cet état de guerre où il a la paix tran­quille, où il gagne son bif­teck. Que se passe-t-il ? Eux, les ani­maux vivent ainsi dans une guerre d’espè­ces ter­ri­ble et ils en meu­rent. C’est ce que nous pou­vons nommer la paix de la guerre. C’est le cas de l’Islam et de sa ver­sion qu’on appelle l’isla­misme qui se voit comme guerre per­ma­nente. Les gens, qui étaient à Daech, vivaient dans le sang matin et soir, tous les jours, tuant sans arrêt et se fai­sant tuer sans arrêt. Ramené dans les ban­lieues pari­sien­nes, c’est la folie et rien d’autre : ils n’auraient plus de raison de vivre. Ce sont donc des ques­tions dif­fi­ci­les... Lors d’une confé­rence à Berkeley sur les guer­res dans le monde musul­man, les gens ne com­pre­naient pas que dans ces pays-là les hommes font la guerre aux femmes, aux enfants, etc... L’État fait la guerre au peuple et le peuple à l’État. On se pose la ques­tion : est-ce réel­le­ment une guerre ? En revan­che, chez les musul­mans, les uns se bat­tent jusqu’à être moti­vés pour tuer par cen­taine ; les autres se seraient rap­pro­chés de l’idée de la démo­cra­tie. On n’a jamais vécu dans une démo­cra­tie. Les uns ont invo­qué un Dieu qui s’appelle démo­cra­tie et les autres ont invo­qué un qui se nomme Allah. Nous sommes dans des états magi­ques où tout est indis­cer­na­ble et où nous sommes un peu perdus. G. H. : Dans une logi­que de décons­truc­tion, vous sem­blez partir de ces confu­sions pour trai­ter de l’état de guerre, en tant qu’épiphénomène, afin de rendre visi­ble et de nous confron­ter aux raci­nes his­to­ri­ques et cultu­rel­les de la vio­lence. Des figu­res de dic­ta­teurs jusqu’à celles plus struc­tu­rel­les que vous nommez les Destructeurs, vous opérez une décons­truc­tion des dis­cours que ces forces peu­vent pro­duire. Mais, plus que la cor­rup­tion d’un lan­gage et des repré­sen­ta­tions de l’Histoire, ce qui semble cons­ti­tuer un risque dans vos uni­vers c’est aussi le silence, lequel est sou­vent imposé par un ordre et inté­gré par chacun sous la forme d’une ser­vi­tude volon­taire. Ainsi, dans Dis-moi le para­dis, vous écrivez : « Et l’ordre s’abat­tit sur la région, et l’on vit les choses s’ali­gner d’elles-mêmes et le silence s’appe­san­tir sur chacun. Et enfin le temps qui fait notre fierté d’homme s’en est allé à pas de loup. L’oubli orga­nisé engen­dre l’indif­fé­rence et l’indif­fé­rence cal­cu­lée efface deux fois plus vite que n’importe quel crime ». Ou encore, dans Rue Darwin, vous ajou­tez : « Pauvres de nous, qui croyions que fuir devant l’isla­misme était la chose à faire, quand c’était la plus mau­vaise, lui offrir l’espace pour se pro­pa­ger et mas­sa­crer plus de gens. C’est de la com­pli­cité à retar­de­ment dans un crime contre l’huma­nité à venir ; demain ou après-demain nous en ren­drons compte. Les lâches paie­ront deux fois, pour n’avoir pas com­pris et pour avoir fui. On leur repro­chera aussi de s’être tus. C’est un grand crime, le silence. Le plus grand de tous ». En décons­trui­sant les dis­cours et les repré­sen­ta­tions de ces Destructeurs, que ce soit dans vos romans ou dans vos essais, est-ce une manière de faire le procès de cet « oubli orga­nisé », de ce « crime contre l’huma­nité à venir » ? B. S. : Il reste dans l’être humain un ins­tinct de pré­ser­va­tion : il s’agit de l’ins­tinct le plus puis­sant. Dans les socié­tés pri­mi­ti­ves, chaque indi­vidu dirait qu’il assure lui-même sa survie. Il déve­loppe des stra­té­gies pour sur­vi­vre au jour le jour, sur­vi­vre aux mala­dies, sur­vi­vre aux ani­maux, sur­vi­vre à tout. Mais, l’orga­ni­sa­tion humaine nous a des­saisi de cet ins­tinct de conser­va­tion qui est très puis­sant et qui cor­res­pon­dait à la fois à la guerre et à un cer­tain ordre. On a un peu tout mélangé. On a confié ces choses-là à des méga­struc­tu­res qui sont par exem­ple l’État. On a des­saisi l’homme de cette force inté­rieure et on l’a fra­gi­lisé. C’est une sorte de dis­so­lu­tion de cette force interne que l’humain porte en lui bio­lo­gi­que­ment depuis tou­jours puisqu’il naît avec cela. On a dis­solu l’indi­vidu, la famille, l’État, l’union des États ; on a cons­truit des niveaux de pré­ser­va­tions et de conser­va­tions. L’indi­vidu fait ce qu’il peut et ce qu’il faut : si, par exem­ple, il veut grim­per à une échelle, il s’assure que l’échelle est bien d’aplomb et qu’il a le droit aux chaus­su­res pour pou­voir grim­per à deux, trois ou quatre mètres. On est réduit à cela... C’est Mark Twain qui disait cette chose extra­or­di­naire : nous n’avons besoin que d’igno­rance et de confiance. Plus je suis igno­rant de ce que l’État, la police, le sys­tème donne aux uns et aux autres, plus je m’en fiche : appa­rem­ment, on me main­tient en vie de manière rela­ti­ve­ment confor­ta­ble tout en sachant que cela pour­rait ne pas durer. On est vrai­ment dans le schéma de Mark Twain. On a orga­nisé notre igno­rance pour ne pas déran­ger le Prince. On nous a appris le silence, l’oubli... Il est à noter qu’à chaque fois qu’une guerre se pro­duit l’une des prio­ri­tés est d’orga­ni­ser l’oubli. Alors, on appelle ça le pardon... Et on peut aller jusqu’à cons­truire des choses hyper chia­dées pour sus­ci­ter la peur.

G. H. : Cette peur face à l’oubli fabri­qué semble bien être au centre de l’expé­rience de vos per­son­na­ges : Larbi dans Le ser­ment des bar­ba­res  ; les frères Schiller dans Le vil­lage de l’alle­mand  ; Ati dans 2084, la fin du monde ; ou encore le nar­ra­teur dans Rue Darwin. La vie de ces per­son­na­ges est décrite comme tra­vaillée par l’oubli et par le désir de retrou­ver une mémoire perdue. Que repré­sente pour vous la mémoire face au pro­ces­sus de des­truc­tion du réel que vous décri­vez ?

B. S.  : La mémoire est une cons­truc­tion. Ce sont des récits. Je crois à une mémoire courte, évidemment, parce que c’est la réma­nence qui est liée sim­ple­ment à cela. Si vous tou­chez une matière qui est élastique, elle va repren­dre sa posi­tion et effa­cer l’effet que vous pro­dui­siez. En appuyant sur ma peau, une cre­vasse se forme et dès que je retire mon doigt la peau reprend sa posi­tion ini­tiale. Ce qui va faire tenir cette chose, c’est le récit, lequel permet de raconter ce que nous fai­sons d’un jour à un autre. La mémoire, à mon avis, c’est le meilleur scan­ner qu’ont inventé les gou­ver­neurs parce qu’il faut l’expri­mer, parce qu’elle permet de mettre un récit dans la tête des hommes. C’est la Genèse comme récit de com­men­ce­ment, c’est l’Histoire, etc... En mani­pu­lant ces idées et ces concepts, on arrive à ce que les gens ensem­ble coo­pè­rent pour la réa­li­sa­tion des tra­vaux. Il n’y a ce récit que par l’auto­rité la plus puis­sante : celle de l’État. Et pour que l’homme ne soit pas her­mé­ti­que au sys­tème, il faut l’enca­drer par dif­fé­rents dis­po­si­tifs. Cela est bien dan­ge­reux parce que l’homme est un animal et réagit à une agres­sion par une autre agres­sion. Il faut donc lui rem­plir la tête d’un récit que l’on répète. On a déve­loppé toute une ingé­nie­rie pour culti­ver des récits, que ce soit des récits com­plè­te­ment naïfs ou bien des récits sophis­ti­qués. Tout cela s’appa­rente pres­que à un jeu. Nous fai­sons des récits à nos enfants et à tra­vers les livres, lors­que nous lisons, nous nous répé­tons... Et peut-être que nous pour­rions dis­tin­guer en cela quel­que chose de l’être bio­lo­gi­que qui est en nous, lequel a sa façon de vivre avec la res­pi­ra­tion, la diges­tion, etc... Avec tout ce qui se fait à notre insu. Comme la pro­gram­ma­tion géné­ti­que qui s’est faite au cours de mil­lions d’années, il y a des modi­fi­ca­tions de la volonté humaine. Regardez : quand je suis né l’Algérie était fran­çaise et à la maison, par­tout, le récit c’était celui des gau­lois. Et, la dif­fé­rence était encore plus forte à tra­vers la colo­ni­sa­tion, les récits de la guerre, plus ou moins apo­lo­gé­ti­ques, plus ou moins fumeux, plus ou moins pro­ches de la vérité. On repro­gram­mait. Et si demain on doit nous repro­gram­mer, on le fera. Aujourd’hui, en France, c’est tout à fait clair : en Macronie, on est en train de repro­gram­mer les gens pour sortir de l’État-nation qui appa­rem­ment a épuisé ses vertus. Quand la guerre fut finie, on repro­gram­mait les gens : c’est-à-dire qu’on met­tait en musi­que cette phrase "plus jamais ça". Or, qu’est-ce que cette phrase ? C’est un mil­liard d’actions dans toutes les direc­tions, c’est un tra­vail commun, c’est trou­ver une langue com­mune, une culture com­mune. On a quel­que chose d’effroya­ble­ment com­plexe et, parce qu’on est des êtres reli­gieux, il faut faire ce qu’a fait Abraham : sacri­fier quel­que chose. Il faut un sacri­fice. Toute nou­velle nais­sance sup­pose un sacri­fice. C’est ce que nous avons tou­jours fait depuis que le monde est monde. Et qu’est-ce que cela signi­fie ? Cela nous amène à poser la ques­tion des culpa­bi­li­tés. Nous n’avons jamais fonc­tionné autre­ment que sur des culpa­bi­li­tés indi­vi­duel­les. Soixante pour­cent ou soixante-dix pour­cent des Allemands étaient contre le nazisme et ils ont suivi comme des mou­tons... Un tel était chef de gare et trans­por­tait des gens, mais c’est tout. La notion de res­pon­sa­bi­lité et la notion de est-ce-que-c’est-un-crime font dire que cela est un crime. Non. Ce n’est pas un crime ; c’est un soldat qui exé­cute les ordres. C’est très com­pli­qué... On est appa­reillé à une opé­ra­tion théâ­trale. On a iden­ti­fié une qua­rante d’indi­vi­dus et on les a chargé de dépein­dre toute une his­toire par un art réa­liste, notam­ment dans la des­crip­tion des régi­mes tota­li­tai­res. Et le peuple Allemand a défilé. Vous savez, c’est étonnant com­ment réa­gis­sent les Européens quand on leur dit : vous êtes tous des Allemands. Les Français c’est des Francs ; les Espagnols c’est des Wisigoths ; il y avait une cin­quante de tribus qui était trop à l’étroit dans leurs ter­ri­toi­res et qui sont allés dans toutes les direc­tions. Vous êtes donc tous Allemands. Mais, qu’est-ce qui permet à un Anglais ou à un Américain de juger les Allemands ? Disons qu’on a inventé un récit : celui du droit inter­na­tio­nal. Puisqu’il y a des lois, il faut une juri­dic­tion pour les mettre en appli­ca­tion. On a des juri­dic­tions qui pro­dui­sent du droit inter­na­tio­nal ; mais, nous n’avons pas de sys­tè­mes de coer­ci­tion inter­na­tio­nal qui puis­sent émettre des sanc­tions aux uns et aux autres. C’est très com­pli­qué... Il faut tra­vailler sur le récit pour lui donner une sorte de cohé­rence et sur­tout qu’il soit accepté par le peuple, ne serait-ce que dans l’ensei­gne­ment ou dans la phi­lo­so­phie. Une fois qu’on ne sait pas ce qu’est l’état de guerre et l’état de paix, nous conti­nuons à vivre entre les uns et les autres et vous avez une idée de cette chose qui moi me sur­prend. On ne repense pas tota­le­ment la phi­lo­so­phie : nous conti­nuons comme les Grecs ou les Allemands alors que nous devrions pro­duire les idées qui nous occu­pent. Et, à ma connais­sance, per­sonne ne s’en occupe. Ce que les phi­lo­so­phes grecs avaient péni­ble­ment démon­tré et expli­qué, tout s’est effon­dré. Tout - y com­pris la démo­cra­tie. Qu’est-ce que la démo­cra­tie dans des sys­tè­mes reli­gieux dif­fé­rents à l’échelle mon­diale ? C’est la loi du plus fort ou du plus riche. Il faut donc tout repen­ser. J’essaye par­fois dans mes livres mais ce n’est pas le sujet. Comme je le dis par­fois dans les inter­views : moi, je raconte des his­toi­res. Je ne suis pas un phi­lo­so­phe ; je raconte des his­toi­res avec ma petite per­cep­tion. Si je devais donner un conseil aux phi­lo­so­phes pour demain, je leur dirais : regar­dez un petit peu ce que les phy­si­ciens ont fait. Ils se sont posés des ques­tions d’une pro­fon­deur inouïe qu’il faut récu­pé­rer et repen­ser. Par exem­ple, c’est la notion de loca­lité. Les phy­si­ciens très tôt se sont posés la ques­tion sur l’appli­ca­tion de lois loca­les dans d’autres lieux sur Terre. Est-ce que réel­le­ment cette loi locale que j’obser­vais est valide par­tout ? D’un peu plus près, on décou­vre que l’attrac­tion et la gra­vi­ta­tion de la Terre est plus forte sur la terre que sur une pierre. Quand je prends cet objet et que je mesure la vitesse à laquelle il impacte la terre, il suffit d’appli­quer la même expé­rience, avec la même pierre lancée à la même hau­teur, mais à l’Équateur pour obser­ver qu’elle arri­vera plus vite. Si une loi locale est bien locale, elle ne peut pas être uni­ver­selle. Il y a aussi des lois de la rela­ti­vité ; il n’y a pas de mou­ve­ment absolu. Si vous vous dépla­cez dans l’espace, vous pensez passer par des points ; or, vous êtes arrêté et ne bougez pas car l’espace est infini. Vous ne bougez pas. Vous êtes au même endroit. Quand je suis sujet qui navi­gue encore dans l’espace, je suis pareil. Et, qu’est-ce qui me donne cette impres­sion ? Ce sont des choses rela­ti­ves parce que je vois une hor­loge, parce que les mou­ve­ments rela­tifs font de la pensée. C’est l’uni­vers qui avance et la pensée en même temps que l’uni­vers. Vous demeu­rez donc immo­bile. Vous res­sen­tez la rela­ti­vité. Avec la théo­rie quan­ti­que aujourd’hui, on est dans des phé­no­mè­nes abso­lu­ment gigan­tes­ques. Tout est remis en ques­tion, dont ce que nous sommes. Il y a aussi cette chose qu’on appelle l’intri­ca­tion : c’est le phé­no­mène qui fait que de deux par­ti­cu­les on va mettre la pre­mière dans un état E1 et une seconde dans le même état. Nous pla­çons la pre­mière sur Terre et la second à mille kilo­mè­tres, cent mille kilo­mè­tres, un mil­lion de kilo­mè­tres. Si je modi­fie l’état de cette pre­mière par­ti­cule, alors ins­tan­ta­né­ment l’autre par­ti­cule qui se trouve à l’autre bout de l’uni­vers subit la trans­for­ma­tion. Comment le signal peut-il passer ins­tan­ta­né­ment ? Il faut à partir de ces choses-là pro­dui­tes par Galilée, Einstein et les spé­cia­lis­tes de la phy­si­que quan­ti­que repen­ser la phi­lo­so­phie. Une belle idée est une belle idée par­tout, évidemment... Mais, je pense qu’il faut encou­ra­ger les phi­lo­so­phes à sortir de leurs livres car s’ils en savaient quel­que chose nous n’en serions pas là. Leurs théo­ries chan­gent sinon tous les matins. Deleuze nous dit voilà ce qu’il faut penser et ainsi de suite... Il faut partir des ensei­gne­ments de la phy­si­que et des mathé­ma­ti­ques pour bâtir des phi­lo­so­phies qui seront plus puis­san­tes.

G. H. : Le der­nier cha­pi­tre de votre opus­cule Petit éloge de la mémoire s’inti­tule : « le retour à la réa­lité ». Vous y écrivez la conclu­sion sui­vante : « Si longue soit l’absence, le pré­sent nous attend, il nous requiert. Le pré­sent c’est aussi de l’his­toire, ma foi, de l’his­toire en marche. Elle nous dira beau­coup demain, quand nous serons morts et oubliés. C’est bien de lais­ser quel­ques mys­tè­res en sus­pens pour une pro­chaine résur­rec­tion. Sans la nos­tal­gie et sans l’attente du len­de­main, que serait la vie ? ». Au fond, nous retrou­vons dans cette expé­rience de la nos­tal­gie la cons­truc­tion d’un cer­tain récit, d’un cer­tain ima­gi­naire, auquel vous vous rat­ta­chez. Est-ce que nous pour­rions dire que votre écriture, que vos enga­ge­ments en tant qu’écrivain, pren­nent sens rela­ti­ve­ment à cette mémoire-là ?

B. S. : A vrai dire, je ne sais pas... Vous posez une ques­tion qui si on la pose jusqu’au bout délé­gi­time la lit­té­ra­ture elle-même. Il n’y a que des per­cep­tions per­son­nel­les. Je réflé­chis ; je fais les hypo­thè­ses que je veux ; je ne m’inter­dis rien ; je ne suis pas dans le poli­ti­que­ment cor­rect ou dans le res­pect strict de règles gram­ma­ti­ca­les. Je suis libre d’émettre toutes les hypo­thè­ses et toutes leurs conclu­sions. A partir du moment où l’on est dans un échange, on est dans le dis­cours avec l’autre. Et c’est extrê­me­ment dif­fi­cile... On ne devrait pas écrire. On ne le devrait pas parce qu’on ne connaît pas l’autre et la manière dont il va inter­pré­ter les choses. Il peut les défor­mer. Moi, tout ce que j’écris est déformé. Je suis atta­qué de tous les côtés et traité de tous les noms. Chaque fois que j’écris, je suis obligé de me poser la ques­tion. Je sais qu’en Algérie telle phrase ou tel mot pos­sède des conno­ta­tions qui peu­vent pro­vo­quer des réac­tions. Mais, com­ment conci­lier l’inconci­lia­ble ? Comment tout mettre dans un même roman ? Cela revient à la ques­tion que l’on pose tou­jours aux écrivains : pour qui écrivez-vous ? Is fecit cui pro­dest  ? A qui pro­fite le crime ? Certains diront en Algérie : Ah, Boualem Sansal écrit ce que les Français ont envie d’enten­dre. L’écrivain que je suis appor­te­rait aux Français, en tant que grands cri­mi­nels et grands colo­nia­lis­tes qui veu­lent se dédoua­ner, des répon­ses à leurs trou­bles essen­tiels.

G. H.  : Est-ce que l’élargissement pro­gres­sif de votre lec­to­rat a eu un effet jus­te­ment sur votre manière d’abor­der l’écriture et sa récep­tion ? B. S. : Alors là, c’est la bou­teille d’encre ! Je n’ai jamais eu beau­coup d’échos de ces récep­tions. J’ima­gi­nais que mes livres qui sont tra­duits se ven­daient en très petite quan­tité, pro­ba­ble­ment dans les milieux uni­ver­si­tai­res. Et, lors de la publi­ca­tion de 2084, la fin du monde, il est tra­duit en chi­nois et devient un immense best-seller. L’éditeur m’a dit que le livre se ven­dait très bien et m’a demandé de les aider pour en faire la pro­mo­tion. Je m’étais déjà rendu plu­sieurs fois en Chine et je n’avais pas envie de m’y rendre à nou­veau. Ce n’est vrai­ment pas un pays attrac­tif. La Chine peut-être avant l’était... Les Chinois se res­sem­blent tous. Ils sont tous habillés de la même manière. En Chine, c’est le nivel­le­ment par le haut, par le bas. Tout se res­sem­ble. Mon éditeur voyant que je me déro­bais, il a pris contact avec l’ambas­sa­drice de France à Pékin. Pourquoi ? Comme vous le savez cer­tai­ne­ment, les tra­duc­tions des livres fran­çais sont finan­cées par le gou­ver­ne­ment fran­çais. Les éditeurs achè­tent les droits ; mais, pour la tra­duc­tion, ce sont les ser­vi­ces cultu­rels des ambas­sa­des qui finan­cent ce qui peut être inté­res­sant pour la pro­mo­tion de la culture fran­çaise et de sa langue. Je reçois donc un appel télé­pho­ni­que de l’ambas­sade de France de Pékin : l’ambas­sa­drice me dit que je ne peux pas ne pas venir car mon livre, 2084, la fin du monde, est un best-seller. Ah bon ? 2084, un best-seller ? Ce livre qui décrit une dic­ta­ture orwel­lienne isla­miste serait un best-seller en Chine ? Comment peu­vent-ils pren­dre goût pour un livre qui dénonce les dic­ta­tu­res ? Ce n’est pas pos­si­ble... Donc, j’y suis allé et j’ai vu une fer­veur extra­or­di­naire dans la quin­zaine de villes que j’ai par­couru, dont Pékin, Shanghai, Shenzhen, Hong-Kong. D’abord, je ne sais pas ce que la tra­duc­tion du livre en chi­nois donne. Mon cer­veau ne peut pas dire ce que contient exac­te­ment ce livre. On fai­sait des ren­contres dans des librai­ries ou des cen­tres cultu­rels où il y avait des queues gigan­tes­ques. Les gens qui achè­tent le livre le lisent-ils ? Ou se basent-ils sur ce qu’a dit la presse ? Je ne sais pas... Donc, voyons que, pre­miè­re­ment, nous pou­vons être mal lu, ce qui est qua­si­ment la règle en lit­té­ra­ture ; et que, deuxiè­me­ment, nous ne savons pas com­ment nous sommes lus, voire même com­ment nous ne sommes pas lus. En Algérie, quatre-vingt pour­cent des gens qui finis­sent par me qua­li­fier de sale juif n’ont jamais lu mes livres. C’est seu­le­ment des ouï-dire. Ils m’ont peut-être vu à la télé­vi­sion ou ont lu quel­ques arti­cles. Mais, ont-ils com­pris ce que je disais ? Je ne pense pas. On est dans un uni­vers glau­que. On ne sait pas... En dehors, évidemment, des étudiants comme vous qui lisent et qui réflé­chis­sent et qui savent tirer, comme disait Rabelais, la sub­stan­ti­fi­que moelle.

G. H. : Il est inté­res­sant que vous fas­siez réfé­rence au Pantagruel de Rabelais. Dans la pré­face à l’édition Quatro de vos œuvres roma­nes­ques, Jean-Marie Laclavetine vous ins­crit dans une filia­tion avec cet écrivain mais aussi avec d’autres comme Diderot ou encore Voltaire. Ces com­pa­rai­sons, en par­ti­cu­lier aux auteurs du XVIIIe siècle, m’amène à une inter­ro­ga­tion : consi­dé­rez-vous que vos œuvres par­ti­ci­pent à un retour à la pensée des Lumières dans la lit­té­ra­ture contem­po­raine ?

B. S. : Je pense être un pur pro­duit des Lumières. Comme je vous le disais, je suis né dans l’Algérie fran­çaise et je me suis rendu à l’école de la République, celle de Jules Ferry. J’ai tra­vaillé le latin et le grec ancien. Puis, par la suite, j’ai fait des études scien­ti­fi­ques. L’une des pre­miè­res déci­sion prise par le gou­ver­ne­ment algé­rien au len­de­main de l’indé­pen­dance consis­tait à dire : arrê­tez vos études de socio­lo­gie, d’anthro­po­lo­gie, de lit­té­ra­ture ou de phi­lo­so­phie. Faire des études signi­fiait deve­nir méde­cin, ingé­nieur ou agro­nome. Tout ce qui avait pu être récu­péré de la culture fran­çaise fut rapi­de­ment ara­bisé et isla­misé. Moi, c’était déjà fait : toute ma vie, j’ai conti­nué à lire, que ce soit Rabelais, le Roman de Renart et bien d’autres. Dès qu’on a l’esprit ouvert, on peut lire ailleurs avec la lit­té­ra­ture russe, amé­ri­caine, alle­mande, espa­gnole, etc... On fait des com­pa­rai­sons puis on cher­che quels sont les para­dig­mes com­muns. Et puis, on décou­vre que pour les écrivains algé­riens c’est assez com­pli­qué... Je crois que nous n’avons pas encore parlé de la langue, n’est-ce pas ? Au fond, posons-nous la ques­tion : qu’est-ce qui est le pro­ces­sus moteur ? On nous dit alors que c’est l’énergie. Les cel­lu­les ont la capa­cité de nous doter cette énergie et de rendre pos­si­ble le mou­ve­ment. C’est com­pli­qué ; mais, les cher­cheurs nous expli­quent cela de manière appro­fon­die. Nos cel­lu­les, notam­ment celles qui sont sur la peau, cap­tent de l’énergie solaire et la trans­for­ment. C’est toute une alchi­mie qui fonc­tionne. Mais, qu’est-ce qui donne l’intel­li­gence à ça ? C’est le lan­gage. L’être humain peut inven­ter des mots qui sont issus de rap­ports bio­lo­gi­ques. Je vais en uti­li­ser un : l’entro­pie. De quoi s’agit-il ? C’est un mot issu de la Physique. Les phy­si­ciens ont décou­vert dans leurs obser­va­tions que tout dans l’uni­vers va du sens de l’appa­ri­tion à la désa­gré­ga­tion, et de la désa­gré­ga­tion à la dis­pa­ri­tion. Et rien n’échappe à cela. Ce pro­ces­sus de désa­gré­ga­tion qui obéit à cer­tai­nes lois se nomme l’entro­pie. Tout corps contient une énergie au départ noble qui se dégrade en pro­dui­sant une énergie de moin­dre qua­lité. Prenons l’exem­ple de l’auto­mo­bile : nous par­tons d’une énergie qui n’est pas noble mais dans un état inter­mé­diaire. C’est du pétrole raf­finé et dans le réser­voir c’est de l’énergie chi­mi­que. Dans le car­bu­ra­teur, vous allez la trans­for­mer pour qu’elle pro­duise une énergie calo­ri­fi­que. Cette énergie calo­ri­fi­que se trans­forme ensuite en énergie méca­ni­que. Le ren­de­ment en énergie calo­ri­fi­que est à peine de vingt pour­cent, c’est-à-dire que le moteur ne pro­duit que vingt pour­cent de ce qu’il consomme. Le reste, cela part dans le frot­te­ment à l’inté­rieur de la struc­ture et ce qui sort dans les gaz d’échappement c’est de l’essence qui n’est pas brûlée. C’est bien pour cela qu’on a inventé le terme "turbo". En énergie chi­mi­que, nous sommes tombés à vingt cinq ou vingt huit pour­cent dans les voi­tu­res moder­nes hyper per­for­man­tes. Est-ce que main­te­nant nous pou­vons faire le chemin inverse ? Est-ce qu’après avoir fait les cent mètres que j’ai par­couru, c’est-à-dire l’équivalent d’une pipette d’essence, je peux faire le chemin inverse pour récu­pé­rer l’essence dépen­sée ? Non. La nature ne sait pas faire ça. Elle ne va que dans un sens. Les pro­ces­sus ne vont jamais que dans un seul sens. En phi­lo­so­phie, de sim­ples notions de phy­si­que ou de méca­ni­que peu­vent avoir une pro­fon­deur incroya­ble bien que jusqu’à pré­sent elles n’aient été uti­li­sés que dans le rai­son­ne­ment scien­ti­fi­que. Mais, depuis les vingt der­niè­res années, ces mots sont sortis des labo­ra­toi­res : par exem­ple, on parle d’entro­pie en économie. Prenez une entre­prise qui pos­sède des locaux, des ingé­nieurs qua­li­tés et des béné­fi­ces. Vingt ans après, la boîte a dis­paru. Elle ne pro­duit plus de béné­fi­ces. Alors, on va trou­ver des rai­sons et accu­ser des défauts de ges­tion. Mais, une loi demeure : tout se dégrade. L’entre­prise est un lieu d’échange d’énergies céré­bra­les pour faire des plans, pour orga­ni­ser la pro­duc­tion tant au niveau de l’ingé­nieur que du tech­ni­cien ou de l’ouvrier qui est en bout de chaîne. Ce pro­ces­sus est néces­sai­re­ment, qu’on le veuille ou non, irré­ver­si­ble.

G. H.  : Dans une filia­tion avec des écrivains comme Georges Orwell ou Albert Camus, vous consi­dé­rez vous aussi comme un écrivain de la guerre ? B. S. : Oui. En Algérie, quand j’ai publié mon pre­mier roman, Le Serment des bar­ba­res, un jour­na­liste a écrit que j’inau­gu­rais un nou­veau genre. Ce livre fut un très gros phé­no­mène ; mais, cela n’était pas dû à la qua­lité du livre. C’était dû au fait que Bouteflika était arrivé au pou­voir et il s’est lancé dans une ten­ta­tive de séduc­tion. Il a uti­lisé mon livre parce que ce livre dénon­çait autant l’isla­misme que la dic­ta­ture. Ainsi, il déclara que j’avais dénoncé dans mon livre ceux qui nous ont mis le pays dans des dif­fi­cultés. Le Serment des bar­ba­res est apparu comme le livre qui allait pro­duire comme une sorte d’exor­cisme. Le ser­ment des bar­ba­res est fini comme l’a dit Sansal, comme le pré­si­dent Bouteflika l’a dit. Et cela a duré trois ou quatre mois... Mais, ils ont oublié le peuple. Et vous ? Le livre dit : et vous ? Vous, le peuple. Vous avez applaudi les uns, les isla­mis­tes qui sont arri­vés. C’est vous. La dic­ta­ture, ses sol­dats, ses poli­ciers et toutes ces tor­tu­res sur les gens. Ce ne sont pas des robots. C’est vous. Il est trop facile de céder à la condi­tion du peuple vic­time de tout. J’avais crée, selon un jour­na­liste, un genre nommé la lit­té­ra­ture de l’urgence. L’urgence parce qu’il y avait la guerre. Il s’agit de raconter au plus vite la guerre, au moins pour lais­ser une trace. J’étais dans la lit­té­ra­ture de l’urgence pour aler­ter. En France, il y a des situa­tions d’états de guerre que l’on peut aler­ter car elles divi­sent la société fran­çaise. Et toute divi­sion, à un moment ou un autre, mène au conflit, voire à la guerre. Entre le conflit et la guerre, c’est juste une ques­tion de nombre. Si on est peu, on fait des conflits. Si on est nom­breux, on fait la guerre. G. H.  : Votre concep­tion de l’enga­ge­ment de l’écrivain semble se carac­té­ri­ser par une pers­pec­tive : celle de la lutte col­lec­tive. En vous joi­gnant à d’autres écrivains pour cer­tai­nes publi­ca­tions et en vous adres­sant direc­te­ment aux peu­ples comme vous le faites dans votre der­nier essai, vous mettez en avant une idée de l’enga­ge­ment qui semble for­te­ment sépa­rée de celle en lit­té­ra­ture de l’’écrivain-mage hugo­lien ou encore de l’intel­lec­tuel sar­trien. B. S. : Tout à l’heure, nous disions qu’il ne fal­lait pas écrire car nous ne savons pas d’avance qui va nous lire et dans quel sens. Je suis obligé d’agir autre­ment pour ne pas être mar­gi­na­lisé. Mais, les gens ne veu­lent pas enten­dre ce qu’on leur dit. Alors, c’est com­pli­qué de se déter­mi­ner par rap­port à cette ques­tion... Dans ce type de lit­té­ra­ture, on se dit que ce qu’on écrit va être uti­lisé dans tel autre sens, comme avec l’extrême droite par exem­ple qui repend mes propos. Plus j’avance après des années d’écriture et plus c’est dif­fi­cile... J’ima­gine que vous allez me poser cette ques­tion : est-ce qu’on est légi­time pour parler d’un sujet ? Est-ce qu’il a la légi­ti­mité morale ? Celle de la chose vécue ? C’est très dif­fi­cile de s’inter­ro­ger sur sa propre ambi­tion, notam­ment quand il s’agit de celle d’aler­ter les peu­ples et les nations. Mais de quoi ? Dans Lettre d’amitié, de res­pect et de mise en garde aux peu­ples et aux nations, il y a quinze ou vingt pages où je donne des éléments et vous verrez si je suis ou non légi­time pour dénon­cer. Si vous pensez que non, alors ce n’est pas la peine de lire la suite. Arrêtez-vous là. Il y a beau­coup de livres par ailleurs dont les auteurs n’ont aucune légi­ti­mité. Le sens de la légi­ti­mité est morale, certes, mais aussi tech­ni­que. Nous abor­dons des sujets qui sont très com­plexes. Beaucoup de livres sont reje­tés par les éditeurs pour cette raison ; mais, quel­ques fois cela passe.

G. H. : Dans cette lettre ouverte adres­sée au secré­taire géné­ral des Nations-Unions, nous retrou­vons deux inter­ro­ga­tions qui revien­nent sans cesse dans votre écriture : que faire ? où aller ? Nous pou­vons lire ces ques­tions, à mon sens, comme des tra­duc­tions de deux inter­ro­ga­tions fon­da­men­ta­les pré­sen­tes dans la phi­lo­so­phie kan­tienne : que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espé­rer ? En contri­buant avec David Grossman à un "Appel des écrivains pour la paix " et en rédi­geant cette récente Lettre d’amitié, de res­pect et de mise en garde aux peu­ples et aux nations de la terre, vous enga­gez-vous dans la lit­té­ra­ture au nom d’un cer­tain idéal de la liberté, voire de la démo­cra­tie, et appe­lez-vous le lec­teur à se join­dre à vous dans cette lutte ?

B. S. : Nous sommes tous au croi­se­ment de toutes ces ques­tions. Vous connais­sez cer­tai­ne­ment l’apoph­tegme qui est le prin­cipe car­di­nal de l’alchi­miste. C’est ceci : Ora, lege, lege, relege, labora et inve­nies. Prie, lis, lis, relis, tra­vaille et tu trou­ve­ras. Nous sommes dans ce prin­cipe génial des alchi­mis­tes. Prier ici ce n’est pas reli­gieux ; c’est essayer de ras­sem­bler en soi les forces les plus puis­san­tes pour accom­plir quel­que chose. Travailler, écrire un livre, faire des choses que l’on croit impor­tante. Il faut se mettre dans cet état en priant, en invo­quant Rabelais, pour­quoi pas, ou vos ancê­tres. Se donner du cou­rage pour enta­mer quel­que chose qui a priori est au-dessus de vos forces. Ensuite, il ne faut pas partir de zéro : lege, lege, lege, relege. Il faut lire, lire, lire et sur­tout relire. Cela est essen­tiel car les pre­miè­res lec­tu­res peu­vent être insuf­fi­san­tes et trom­peu­ses. Il faut peut-être s’assu­rer qu’on a bien com­pris. Et ensuite tra­vailler. Cela peut pren­dre beau­coup de temps. Et vient le temps de trou­ver. Mais, ce n’est pas évident car on peut avoir fait tout cela et ne pas abou­tir. Pourquoi ? Pour le com­pren­dre, il nous faut tou­jours reve­nir à l’appro­che alchi­miste : il n’est pas donné à l’homme de trou­ver. Il doit être élu par quel­que chose. Si vous êtes dans l’espace, vous tombez. Si vous êtes dans l’air, l’air peut vous porter. Il faut donc quel­que chose. Pour porter l’avion, il lui faut de l’air et de la vitesse. C’est un peu ma démar­che... Et c’est très labo­rieux. Moi, je suis un labo­rieux. Je mets beau­coup de temps. J’ai déjà trois ou quatre livres qui sont écrits au quart, au cin­quième ou pres­que fini. Mais, il man­quait le... Alors là aussi, c’est une chose impor­tante à recom­man­der aux phi­lo­so­phes. Les phy­si­ciens ont tou­jours été obnu­bi­lés par cette ques­tion : qu’est-ce qui porte les choses ? Il n’y a pas quel­que chose comme ça de sus­pendu dans l’air... Cela n’existe pas. Qu’est-ce qui porte les choses ? Une pla­nète n’est pas dans le vide sinon elle tom­be­rait. Il y a bien quel­que chose qui la main­tient. Qu’est-ce qui porte ? Par exem­ple, jusqu’au XIXe siècle, on a pensé que les ondes radios, plus tard les radios, cir­cu­lent d’un poste à un autre parce qu’il y a un sup­port : c’est l’air. Dans le vide, il n’y a pas d’air. Il y a donc quel­que force. On lui a donné un nom : l’éther. On ne sait pas pour­quoi et on ne l’a jamais su. On a cher­ché conti­nuel­le­ment... Puis, Einstein, qui s’est cassé la tête pen­dant des années, a voulu répon­dre à cette ques­tion : qu’est-ce qui fait que la lumière cir­cule du soleil à chez nous si l’air est vide ? Si je pince une corde de gui­tare dans le vide, il n’y a pas de son. Le son se pro­page dans un fluide, un bâton, une table, l’air... Il lui faut un por­teur. Einstein a eu ce cou­rage et cette témé­rité de dire : l’éther n’existe pas. Notre incom­pré­hen­sion vien­drait du fait que nous avions une mau­vaise défi­ni­tion de ce qu’est l’espace. Lui et les spé­cia­lis­tes de la phy­si­que quan­ti­que disent ainsi : il n’existe que des champs de force. C’est très com­pli­qué... Mais, c’est grâce aux champs de force que la lumière arrive à nous parce que elle-même est un champ de force. Je pense que dans un dis­cours il faut essayer de trou­ver jus­te­ment ce qui va le porter. Pour beau­coup d’écrivains, il s’agit de la langue qui, en réa­lité, est un champ de force. Tout à l’heure, j’évoquais le mot entro­pie... Prenez n’importe quel mot et vous verrez qu’il est cons­tam­ment en lien avec la tota­lité des mots que vous avez dans le cer­veau. Quand je dis le mot entro­pie, il n’existe pas dans notre tête. Il doit fouiller dans le cer­veau. Et, il va créer pour chaque mot une nou­velle col­lec­tion de mots. Chaque mot vous rend plus intel­li­gi­ble que vous ne l’étiez avant. La langue est agis­sante par, évidemment, des actes cons­cients mais aussi à mon insu. Si vous uti­li­sez un mot, des connexions vont s’établir dans tous les sens et, si vous uti­li­sez des mots que je ne connais pas ou que j’ai oublié, il va se pro­duire dans ma tête des connexions nou­vel­les. La langue, c’est cela ; il faut donc uti­lisé les mots à bon escient. Moi, je pense, et c’est peut-elle une erreur et c’est comme ça, que je m’adresse à des gens culti­vés et intel­li­gents. Je peux com­pren­dre que des gens qui ont un niveau équivalent au bac­ca­lau­réat ne veu­lent pas lire mes livres et que cela les ennuie puisqu’un mot sur trois n’est pas com­pris. En gros, ils s’arrê­tent et se déconnec­tent. Je pense que l’un des cou­rants por­teur pour cer­tains de mes livres revient à ce que nous disions au tout début : il s’agit de la peur. Et je crois que c’est un bon véhi­cule dans la mesure où les gens à tra­vers votre peur rejoint la leur. Je crois que j’écris sur ce cha­pi­tre, sur ce para­digme : le para­digme de la peur.

G. H. : Pour conclure notre échange, je sou­hai­te­rais vous lire une cita­tion d’un écrivain que que vous connais­sez et que je vous lais­se­rais com­men­ter si vous le dési­rez : « Suggérer qu’un écrivain, en temps de conflit, doit divi­ser sa vie en deux com­par­ti­ments, cela peut sem­bler défai­tiste ou fri­vole : et pour­tant, en pra­ti­que, je ne vois pas ce qu’il pour­rait faire d’autre. S’enfer­mer dans une tour d’ivoire n’est ni pos­si­ble ni sou­hai­ta­ble. Se sou­met­tre sub­jec­ti­ve­ment, non seu­le­ment à l’appa­reil d’un parti, mais aussi bien à l’idéo­lo­gie d’un groupe, c’est se détruire en tant qu’écrivain. [...] En poli­ti­que, on ne peut jamais faire plus que choi­sir le moin­dre de deux maux, et il y a des situa­tions aux­quel­les on ne peut échapper qu’en se com­por­tant en diable ou en fou. La guerre, par exem­ple, peut être néces­saire, mais elle n’est assu­ré­ment ni juste ni rai­son­na­ble. [...] Une moitié de [l’écrivain] peut, qui est d’une cer­taine façon l’inté­gra­lité de son être, peut agir aussi réso­lu­ment, même aussi vio­lem­ment s’il le faut, que n’importe qui d’autre. Mais ses écrits, dans la mesure où ils ont quel­que valeur, seront tou­jours le pro­duit de la part la plus rai­son­na­ble de lui-même, cette part qui se tient à l’écart, enre­gis­tre les événements en cours et admet leur néces­sité, mais refuse d’être trom­pée par leur véri­ta­ble nature ». Il s’agit d’un extrait de "Les Écrivains et le Léviathan " écrit par Georges Orwell et publié en 1948.

B. S. : C’est un équilibre très dif­fi­cile à tenir... Il y a des ten­ta­ti­ves d’ins­tru­men­ta­li­sa­tion qui dégoû­te­raient d’un dis­cours, aussi cons­truit soit-il. Certains le font de manière gros­sière et visi­ble. D’autres le font d’une manière très intel­li­gente en récu­pé­rant le dis­cours, voire éventuellement en le trans­for­mant. Ils en font quel­que chose de por­teur de ce qu’ils sou­hai­tent. Tout cela pose la ques­tion de l’enga­ge­ment : com­ment être engagé tout en étant loin de tout ? En vous enga­geant dans un mou­ve­ment, dans un parti, dans une asso­cia­tion, c’est fini. Vous n’êtes qu’un élément d’un groupe. Vous dis­pa­rais­sez. Vous êtes dans le dis­cours. Alors que là, en étant libre, nous pou­vons tout regar­der et tout obser­ver sans a priori, loin de ces idéo­lo­gies mor­ti­fè­res comme le nazisme ou l’isla­misme. Si on part avec des a priori, on se trompe défi­ni­ti­ve­ment. Il faut pou­voir exa­mi­ner les choses jusqu’au bout. Si vous êtes atteint à la pre­mière image, vous n’irez pas jusqu’au bout. Il s’agit de boire le vin jusqu’à la lie. C’est quand vous êtes au bout que vient l’étape de la contre-atta­que en bous­cu­lant cer­tai­nes choses, en pro­dui­sant un dis­cours contre, etc... Mais, moi au départ, quand l’isla­misme est arrivé en Algérie, n’étant ni musul­man, ni même croyant, je com­men­çais à voir des choses se des­si­ner. Il a fallu aller jusqu’au bout. J’ai com­mencé à lire quel­ques trucs sur l’islam. Les livres me sont tombés des mains à la pre­mière ten­ta­tive. C’est sinis­tre ; c’est creux ; c’est nul ; mais c’est là. Il faut donc conti­nuer. Ensuite, j’ai accordé la même atten­tion à l’isla­misme dont la vision est tota­li­taire, raciale et tout ce qu’on peut ima­gi­ner. Lire les grands pen­seurs de l’isla­misme, c’est abo­mi­na­ble. Mais, je les ai lu et cela jusqu’au bout. Je peux sou­te­nir la contra­dic­tion avec abso­lu­ment n’importe qui, fût-il le grand mufti du Caire. J’en sais autant que lui, voire peut-être même un peu plus. Lui il s’arrête à l’islam. Moi, ma connais­sance com­prend aussi le chris­tia­nisme, le judaïsme, toutes les reli­gions qui ont contri­bué à la nais­sance du maho­mé­tisme. Aujourd’hui, nous par­lons de l’islam, du judaïsme et du chris­tia­nisme ; or, il y a des mil­liers de reli­gions qui sont nées de ce mou­ve­ment de pensée reli­gieuse au Moyen-Orient il y a quatre milles ans. Je peux sou­te­nir une contra­dic­tion avec eux et là je me sens légi­time.