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PROGRAMME 2011-2012

Samedi 12 novem­bre 2011, 15h École Normale Supérieure (45 rue d’Ulm, Paris) Salle de sémi­naire du CIRPHLES (USR - 3308) Département de phi­lo­so­phie - Sous-sol du Pavillon Pasteur Séminaire Babel : La musi­que contem­po­raine et les lan­gues François Nicolas : Quelles consé­quen­ces musi­ca­les tirer du fait que, contrai­re­ment au gré­go­rien, le tajwîd ne se thé­ma­tise pas comme musi­que ?

Argumentaire [L’ori­gi­na­lité en France de mon sujet m’a semblé impo­ser un texte d’une lon­gueur inha­bi­tuelle. Que l’on veuille bien m’en excu­ser !]

Quelles consé­quen­ces musi­ca­les tirer du fait que, contrai­re­ment au gré­go­rien, le tajwîd ne se thé­ma­tise pas comme musi­que ?   À com­pa­rer le simple avant-propos de deux fas­ci­cu­les d’ensei­gne­ment (res­pec­ti­ve­ment du gré­go­rien [1] et du tajwîd [2]), un écart saute aux yeux : le gré­go­rien se pré­sente comme « chant » doté d’une « musi­ca­lité » des­ti­née à servir la spi­ri­tua­lité d’une prière quand le tajwîd se pré­sente comme « embel­lis­se­ment » d’une « réci­ta­tion » des­ti­née à res­ti­tuer le plus exac­te­ment pos­si­ble la figure sonore ori­gi­nelle d’une révé­la­tion.   Dans le pre­mier cas, le chant est consi­déré comme doté d’une auto­no­mie rela­tive qui prend la forme immé­diate – elle fait l’objet du pre­mier cha­pi­tre [3] – d’une nota­tion musi­cale spé­ci­fi­que (les neumes). Dans le second, l’embel­lis­se­ment sonore qu’apporte la « psal­mo­die » doit rester en tout point subor­donné à la « pré­ci­sion » (taHqîq) « dyna­mi­que » (Hadr) d’une élocution cor­recte (tartîl), le tajwîd étant ainsi étroitement normé par une phono-logi­que qui cons­ti­tue la pre­mière partie de son appren­tis­sage [4]. Au total, le gré­go­rien se réflé­chit comme musi­que (dotée de son écriture propre) au ser­vice d’une prière inven­tant son adresse per­son­nelle quand le tajwîd se réflé­chit comme embel­lis­se­ment sonore (noté pho­no­lo­gi­que­ment [5]) assu­jetti à la pro­fé­ra­tion du texte sacré et soumis à sa glo­ri­fi­ca­tion.   Il va de soi que cet écart concerne direc­te­ment la dif­fé­rence des textes concer­nés : le gré­go­rien chante des priè­res que la com­mu­nauté chré­tienne a établies pour mieux l’adres­ser à son dieu (psau­mes, décla­ra­tions de foi…) quand le tajwîd res­ti­tue une parole qu’un dieu unique a adressé ora­le­ment (via la voix de l’ange Gabriel) au pre­mier des musul­mans (et qui ne fut trans­crite qu’ulté­rieu­re­ment). Le chœur gré­go­rien exprime une foi col­lec­tive par le chant quand le réci­tant musul­man sup­porte, de sa voix indi­vi­duel­le­ment can­tillée, la des­cente renou­ve­lée d’une révé­la­tion trans­cen­dante.   Il va également de soi que cet écart relève de théo­lo­gies (ou intel­li­gen­ces de la foi) sen­si­ble­ment dif­fé­ren­tes : le gré­go­rien est une orai­son chan­tée, ancrée dans une pro­blé­ma­ti­que de l’Incarnation (l’homme-Jésus, Fils de Dieu, est Christ-média­teur) quand le tajwîd est une réci­ta­tion ornée se sou­met­tant à la Révélation, néces­sai­re­ment claire-obs­cure, d’une Transcendance abso­lue. Le chant gré­go­rien invente ainsi la prière d’un chré­tien qui monte vers un dieu incarné quand la réci­ta­tion cora­ni­que actua­lise une parole des­cen­due en se sou­met­tant à la maté­ria­lité opaque d’une divul­ga­tion trans­cen­dante.     Force est de cons­ta­ter que cet écart sub­jec­tif se maté­ria­lise (« s’objec­tive ») en d’impor­tants contras­tes acous­ti­ques. D’un côté, il est vrai que gré­go­rien et tajwîd, ne pra­ti­quant pas de la même manière la musi­ca­li­sa­tion du sonore, n’engen­drent pas les mêmes « objets » acous­ti­ques. Voir à ce titre la dif­fé­rence de mélis­mes aux­quels donne lieu la pro­fé­ra­tion res­pec­tive des mots for­mel­le­ment appa­ren­tés « Alléluia » et « Allah » : le tajwîd inter­dit expli­ci­te­ment un allon­ge­ment exces­sif de la seconde voyelle « a » du mot allâh [6] quand le gré­go­rien ne se prive pas de lais­ser, dans le mot alle­luia, la même voyelle s’allon­ger ad libi­tum, au risque assumé que sa contri­bu­tion à la signi­fi­ca­tion lexi­cale se dis­solve au fil d’ara­bes­ques sans limi­tes… D’un autre côté, une appré­hen­sion posi­ti­viste pourra tou­jours en appe­ler d’une même trans­crip­tion musi­cale des deux flux sono­res – et sin­gu­liè­re­ment du tajwîd – pour arguer qu’il s’agit bien là, dans les deux cas, de musi­que, et ce quoiqu’en disent et sur­tout qu’en veuillent ceux qui le pra­ti­quent [7].   N’ayant nulle envie de m’enga­ger, en ce point, dans des débats aussi aca­dé­mi­que­ment sco­las­ti­ques ou inu­ti­le­ment érudits [8] que musi­ca­le­ment sté­ri­les (du type : « qu’est-ce que la musi­que ? » [9]), je m’atta­che­rai à deux ques­tions de musi­cien, plus pré­ci­sé­ment de com­po­si­teur (plutôt que de musi­co­lo­gue).

— Peut-on faire entrer dans la musi­que contem­po­raine le tajwîd comme on a pu y faire entrer le gré­go­rien mais sans pour autant bru­ta­li­ser cette can­tilla­tion (en la sou­met­tant à une musi­ca­li­sa­tion exo­gène), en pré­ser­vant plutôt son auto­no­mie (syn­taxi­que et séman­ti­que) de pro­fé­ra­tion tex­tuelle ?

— S’il ne s’agit pas pour moi de mobi­li­ser la réci­ta­tion du Coran comme telle mais plutôt de can­tiller une langue arabe clas­si­que énonçant des consi­dé­ra­tions « pro­fa­nes » sur notre temps pré­sent, jusqu’où est-il musi­ca­le­ment pos­si­ble de suivre le modèle pho­no­lo­gi­que du tajwîd en sorte de com­po­ser une can­tilla­tion « taj­wi­dée » sus­cep­ti­ble d’être incor­po­rée comme telle – comme flux sonore orga­nisé de façon non musi­cale - dans une œuvre musi­cale contem­po­raine ?   D’où un pro­gramme d’expo­si­tion en trois temps :

— d’abord pré­sen­ter en détail (écriture et exem­ples sono­res à l’appui), à des non-fami­liers de la langue arabe [10], la logi­que spé­ci­fi­que du tajwîd ;

— se deman­der ensuite ce qui, de cette phono-logi­que du tajwîd, reste irré­duc­ti­ble­ment atta­ché à la spé­ci­fi­cité du texte cora­ni­que et ce qui, a contra­rio, en serait « expor­ta­ble » ou géné­ra­li­sa­ble à des textes et contex­tes non reli­gieux ;

— enfin pré­ci­ser ce que faire entrer dans la musi­que contem­po­raine une langue arabe clas­si­que ainsi « taj­wi­dée » pour­rait vou­loir musi­ca­le­ment dire (pour­quoi ?, com­ment ?…)   On enga­gera tout ceci sous le signe d’une maxime d’ins­pi­ra­tion ador­nienne qui acquiert une per­ti­nence toute par­ti­cu­lière dans les très som­bres temps [11] qu’enga­gent cette seconde décen­nie du XXI° siècle : « La musi­que a aujourd’hui besoin de quel­que chose qui lui est hété­ro­gène pour rester art. » [12] Il s’agit, en l’occur­rence, de faire entrer l’hété­ro­gène sonore de la grande langue arabe clas­si­que dans la musi­que contem­po­raine en sorte d’en fer­ti­li­ser un nou­veau cours artis­ti­que sus­cep­ti­ble de se tenir à hau­teur des exi­gen­ces que ces nou­veaux temps pres­cri­vent à la pensée. On com­prend qu’un tel projet impli­que ulti­me­ment de cla­ri­fier com­ment auto­no­mies rela­ti­ves de la musi­que (contem­po­raine) et de la langue (arabe) sont sus­cep­ti­bles de coexis­ter au sein d’une même œuvre musi­cale (qu’on nom­mera, de ce fait, com­po­site) c’est-à-dire sous la res­pon­sa­bi­lité d’ensem­ble de la seule pensée musi­cale.  

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1

[1] Première Année de Chant Grégorien, Dom Eugène Cardine (Institut pontifical de musique sacrée, Rome, 1975)

[2] Les règles du tajwîd simplifiées (Manuel d’apprentissage destiné aux élèves des écoles coraniques), Yahia al Ghoutani (Sana, 2009)

[3] « Chapitre I : La notation grégorienne dans nos livres. »

[4] « Les règles du nûn et du mîm non vocalisés, du tanwîn et du râ, … » (où « nûn », « mîm », « râ », « tanwîn » nomment des lettres de la langue arabe).

[5] Dans les publications contemporaines, cette notation se fait selon un code de couleurs affectant certaines lettres : le rouge pour l’allongement, le bleu pour l’emphase, le vert pour la nasalisation, le gris pour la non-prononciation…

[6] Elle ne saurait durer plus de 8 fois la valeur brève (soit une ronde si la brève vaut une croche)

[7] L’intérêt de ces transcriptions – on en présentera durant la séance – est patent pour mieux saisir les différents mélismes ainsi produits. Mais une chose est de comprendre la structuration musicale possible de la cantillation coranique, une autre est de la prôner comme autonomisation de ce chant, comme prescription venant violenter la logique non musicale de cette cantillation.

[8] Michel Foucault (1975) : « Que le travail que je vous ai présenté ait eu cette allure à la fois fragmentaire, répétitive et discontinue, cela correspondrait bien à quelque chose qu’on pourrait appeler une “paresse fiévreuse”, celle qui affecte caractériellement les amoureux des bibliothèques, des documents, des références, des écritures poussiéreuses, des textes qui ne sont jamais lus, des livres qui, à peine imprimés, sont refermés et dorment ensuite sur des rayons dont ils ne sont tirés que quelques siècles plus tard. Tout cela conviendrait bien à l’inertie affairée de ceux qui professent un savoir pour rien, une sorte de savoir somptuaire, une richesse de parvenu dont les signes extérieurs, vous le savez bien, on les trouve disposés en bas des pages. Cela conviendrait à tous ceux qui se sentent solidaires d’une des sociétés secrètes sans doute les plus anciennes, les plus caractéristiques aussi, de l’Occident, une de ces sociétés secrètes étrangement indestructibles, inconnues, me semble-t-il, dans l’Antiquité et qui se sont formées tôt dans le christianisme, à l’époque des premiers couvents sans doute, aux confins des invasions, des incendies et des forêts. Je veux parler de la grande, tendre et chaleureuse franc-maçonnerie de l’érudition inutile. » (Il faut défendre la société, 1976 ; Hautes Études / Gallimard-Seuil, p. 6)

[9] Redisons-le : un musicien (soit, par définition, celui qui fait de la musique) ne se soucie nullement de définir la musique, pas plus que l’amant (faisant l’amour), le militant (faisant de la politique), le working mathématician ne se soucient respectivement de définir l’amour, la politique ou la mathématique…

[10] Rappel. En matière de langue arabe, il convient de distinguer trois (et non deux) types de situation : la langue arabe classique (ou littéraire) qui est exemplairement celle du Coran ; la langue arabe moderne (ou standard) qui est exemplairement celle des médias ; les arabes dialectaux (leur décompte dépend des critères retenus en matière de « compte-pour-un ») qui constituent les seules langues maternelles effectives.

[11] Leur caractère profondément troublé concerne aussi bien la musique (entendue ici comme art universel, non comme émiettement de cultures particulières) que plus largement l’humanité en son destin politique commun…

[12] Cet « adornisme » est démarqué de la réflexion suivante d’Adorno : « L’art a besoin de quelque chose qui lui est hétérogène pour devenir art. » ‘Kunst bedarf eines ihr Heterogenen, um es zu werden.’ (L’art et les arts, 1966). Paul Celan a, pour son propre compte, remarqué lui aussi cet énoncé (voir le relevé minutieux de sa bibliothèque : La bibliothèque philosophique de Paul Celan – Catalogue raisonné ; éditions rue d’Ulm, 2004 - p. 263).