CERCC
 

Contemporanéités de Gertrude Stein

Contemporanéités de Gertrude Stein, Editions des Archives Contemporaines, col­lec­tion CERCC (ISBN 9782813000347) .

La cri­ti­que stei­nienne est « loin d’être fixée et ins­ti­tu­tion­na­li­sée, ce qui, d’une cer­taine façon est une bonne nou­velle » écrivent en guise de pré­li­mi­naire les pré­fa­ciers du volume Eric Giraud, Jean-François Chassay, et Daniel Grenier.

Ce livre recom­pose un col­lo­que qui s’est tenu à Montréal en 2008. Il pré­sente des ana­ly­ses de l’œuvre de Stein en sui­vant quatre gran­des ques­tions ou axes : 1. Illisibilité ou com­plexité de G. Stein , 2. La tra­duc­tion, 3. La logi­que interne (lan­gage, plai­sir, théâ­tre), 4. L’influence contem­po­raine de G. Stein, et une partie qu’on pour­rait croire dérou­tante à pre­mière vue, 5. La bombe et le Talmud.

Lisant ce livre, on navi­gue dans un sys­tème per­ma­nent d’échos ; les inter­ven­tions se répon­dent par delà leur thé­ma­ti­que par­ti­cu­lière - preuve que le « cas Stein » concen­tre les formes de dia­lo­gues mul­ti­ples. Stein elle-même croyait fer­me­ment « au rite sacré de la conver­sa­tion, même lorsqu’il s’agit d’un mono­lo­gue » (Anne Élaine Cliche, p.160). La logi­que poé­ti­que et lan­ga­gière, les traces tal­mu­di­ques chez Stein, l’écriture et la dimen­sion franco-amé­ri­caine de celle qui vécut en France et écrivit en anglais, le rap­port de son écriture à sa réflexi­vité poé­ti­que tra­cent autant de pistes qui per­met­tent d’inter­ro­ger les fon­de­ments esthé­ti­ques de l’œuvre stei­nienne, sa pensée de la « jus­ti­fi­ca­tion même de l’écriture », en l’occu­rence d’une jus­ti­fi­ca­tion qui est à chaque fois his­to­ri­que­ment placée : « on peut défi­nir cette écriture « comme « expé­ri­men­tale », au sens où elle s’est tou­jours décli­née sur le mode du pos­si­ble et de l’impos­si­ble. Autrement dit : voilà ce que je peux faire en tant qu’écrivain, ce que je suis en train de faire, ce que je ne peux pas faire, ou plutôt ce que je ne peux plus faire, à tel moment de l’Histoire. » (p .11)

Cet ouvrage contri­bue à la connais­sance de Gertrude Stein d’une manière ori­gi­nale. La poésie de Stein y est abor­dée, et en grande partie com­men­tée, depuis l’enjeu de sa tra­duc­tion en fran­çais. La tra­duc­tion y est consi­dé­rée comme une méthode d’ana­lyse des enjeux lin­guis­ti­ques et his­to­ri­ques de cette œuvre, comme une « méthode opti­male pour lire, par­ti­ci­pant de l’ana­lyse cri­ti­que de l’œuvre ».

Ch. Marchand-Kiss per­çoit l’enjeu de la tra­duc­tion de Stein comme celui-là même du texte : « Pourquoi Stein tra­duite et retra­duite plus qu’un autre poète, pour­rait-on se deman­der ? Parce que, dans ses livres, l’indé­ter­mi­na­tion, qui tient au rythme autant qu’à l’inten­sité, est tant portée à son comble qu’un lec­teur-tra­duc­teur aura une vision dia­mé­tra­le­ment oppo­sée à celle d’un autre, vision cepen­dant pos­si­ble, de son écriture, de ses écritures. C’est ce qui façonne l’idée, chère à Charles Olson que la pensée est diver­sité et non clas­se­ment ( ...) Une tra­duc­tion en fran­çais ne cons­ti­tue pas un livre de Stein, mais est ou devient une condi­tion de le penser, et de le penser, à le lire dans cette langue, dif­fé­rem­ment, dans ce déca­lage, par­fois for­tuit, tou­jours fruc­tueux (...) regard renou­velé (...) expres­sion de mul­ti­ples nou­veau­tés, tou­jours autres, comme on dit autres­lan­ga­ges , tout atta­ché, cin­glant, per­tur­ba­teur et sti­mu­lant, une fois encore. Le nou­veau, s’il a une valeur abso­lue, est dan­ge­reux.  » (p.59).

La sup­po­sée « nou­veauté » ou l’« illi­si­bi­lité » stei­nienne, est un « mythe à la peau dure » (Perloff, p.17), et un tel juge­ment demeure encore aujourd’hui un pro­blème qu’il faut savoir dépas­ser. Il est vrai que Stein n’a pas cessé de dépla­cer le pacte de lec­ture poé­ti­que, par exem­ple dans le faux roman auto­bio­gra­phi­que d’Alice Toklas, qui est en fait et avant tout un poème fondé sur le chant des noms pro­pres (I. Alfandary, p. 32), une manière d’insis­ter sur « une appro­che lit­té­rale du lan­gage qui ne va pas sans dire » (p.33), car le nom propre, le nom, par défi­ni­tion, et à tous les sens de l’expres­sion, « ne va pas sans dire » (ibid.). Une nar­ra­tion « devient un poème occupé à dire des noms », et à les « faire être » (Alfandary, p.36), ce qui signi­fie, en par­ti­cu­lier, qu’elle se pro­pose de les « dévoi­ler gra­duel­le­ment, non pas visuel­le­ment », mais « à l’aide (...) d’impres­sions simul­ta­nées » (Perloff, p.24), et d’un tra­vail renou­velé sur l’impres­sion et la sen­sa­tion. Pour lire Stein, il faut aimer que le pacte de parole flotte assez pour trou­bler celui qui se croit la source de son propre dis­cours et se pense pour cela maître et pro­prié­taire des effets d’une lec­ture. Il faut être assez dis­po­ni­ble pour obser­ver les nou­veaux phé­no­mè­nes de la nomi­na­tion chez Stein. L’arti­cle de Marc Guastavino (p.126-138 ) mar­quera une autre manière de sou­li­gner les dépla­ce­ments stei­niens, à tra­vers la figure du dia­lo­gue cubiste de Stein, qui a une dimen­sion à la fois phé­no­mé­nale et indu­bi­ta­ble­ment poli­ti­que : l’écriture contem­po­raine est le fait d’être « de son temps », de pren­dre acte du XXe en étant capa­ble de tenir compte des «  qua­li­tés étranges d’un monde comme on ne l’avait jamais vu et des choses détrui­tes comme elles ne l’avaient jamais été » (G. Stein, citée p.133).

Dans les déve­lop­pe­ments cen­traux de l’ouvrage concer­nant la « logi­que interne », il est plus par­ti­cu­liè­re­ment ques­tion de l’écriture stei­nienne comme retrai­te­ment de la syn­taxe en fonc­tion de cette incise du temps qui vient comme il vient ; à tous les sens du terme du tempo propre à une syn­taxe mar­quée et mar­quant sa contem­po­ra­néité avec ce qu’elle fait et ce qu’elle dit en le disant. "Oui j’ai vu tout cela et encore une fois j’ai com­pris qu’un créa­teur est tou­jours un contem­po­rain (...) Avant tout le monde il connaît ce que les autres ne savent pas encore." (Stein citée p.133). Les phra­ses de Stein sont aussi l’expé­rience d’une contem­po­ra­néité qui peut à la fois être interne (dans le dire) et externe (dans ce qu’elle dit). Stein l’a dit elle même, les phra­ses sont « self-expla­na­tory », « elles s’auto-expli­quent », elles déplient leurs plans et leurs plis à mesure qu’elles avan­cent. Il s’agit de com­pren­dre ce terme com­posé (« self-expla­na­tory ») dans l’ensem­ble de ses dimen­sions, ver­ti­ca­les et hori­zon­ta­les, dans ses mul­ti­ples sens, impli­ca­tions et aller-retours. La syn­taxe conduit une dyna­mi­que. L’enjeu pro­fond de la syn­taxe et de la « sen­tence » stei­nienne est ana­lysé par Jacques Roubaud (p.65-77). Cette ana­lyse se par­ti­cu­la­rise à partir de l’ « axiome 5 » qui porte sur cette ques­tion de la dyna­mi­que phras­ti­que de Stein : «  s[tein]-sen­ten­ces move. La Phrase-Stein est en mou­ve­ment (...) or pas de mou­ve­ments sans erreurs ; les erreurs sont ce qui donne la vie aux phra­ses. C’est une condi­tion de la mise en mou­ve­ment des atomes logi­ques de la prose que sont les phra­ses. C’est le cli­na­men stei­nien. » (p.69). Le clin des erreurs ou l’avan­cée « en se trom­pant » dési­gne également l’inver­sion caté­go­ri­que et l’inflexion qui fait passer de la prose à la poésie : « la s-phrase avance en se trom­pant, la poésie en tra­his­sant  » (p.70). Qu’est-ce à dire ? La poésie choi­sit de retour­ner la trom­pe­rie de la prose en une for­mule qui la révèle à elle-même dans ce qu’elle ne peut pas ou ne sait pas être. Une écriture est faite de phra­ses conti­nues dans laquelle la poésie est faite dans son tour ou son pli, de la confron­ta­tion des noms qui ne se recou­vrent pas les uns les autres ; elle écarte à nou­veau le clin qui rap­pro­che. C’est le « dévoi­le­ment » dont Alfandary a traité. La phrase à deux voix (« bi-ipsisme » Stein/Toklas essen­tiel à ce rap­pro­che­ment et à cet écartement), est, dit J. Roubaud, une phrase fabri­quée avec du temps, un inter­valle de temps qui est aussi un «  main­te­nant  » (p.70), «  l’amour moteur, des phra­ses, de la prose, comme dans la come­dia.  » (p.75). En même temps, une cer­taine orga­ni­sa­tion en para­gra­phes est main­te­nue, voire dési­rée dans cette ten­sion du clin et de l’écart : « une phrase est l’espoir d’un para­gra­phe  » (Axionme 16, p.68). Le « s-para­gra­phes » est ana­lysé à partir de « l’axiome 14 » (p.74 sq). Le para­gra­phe n’est pas une accu­mu­la­tion de phra­ses, mais une unité supé­rieure, non le déclin de la phrase, mais un sur-cli­na­men , si l’on peut per­met­tre cette expres­sion : «  a sen­tence is not emo­tio­nal a para­graph is  » (p.74), et il l’est parce qu’il «  enre­gis­tre et limite une émotion ». Il enca­dre ce qu’il dit dans « une unité d’évidence  ». La sépa­ra­tion ne joue plus exac­te­ment le rôle qu’elle a dans la s-phrase, car le temps du para­gra­phe retrouve un mode de dépas­se­ment de ce patron ou de ce métro­nome ryth­mi­que qu’est la phrase. Le para­gra­phe est l’unité supé­rieure de sa propre évidence et sa « ron­deur » libé­rée et libre qui tient la réi­té­ra­tion de phases ajus­tant des erreurs.

Le terme de "contem­po­ra­néité" qui fait le titre de l’ouvrage prend ici tout son sens, et ren­voie à la manière dont Stein com­prend l’écriture comme une pra­ti­que conti­nuée du main­te­nant de l’écriture, comme une pra­ti­que d’une écriture qui s’occupe de ce qui se passe main­te­nant, du cours de vie et d’écriture pré­sente où se joue le rap­port au passé, et le rap­port à l’avenir. Dans son arti­cle, Christophe Marchand-Kiss a défini le style stei­nien à partir de sa fraî­cheur, effet d’ora­lité et de dia­lo­gue comme jeu libre des repri­ses et des erreurs dans un propos qui défa­mi­lia­rise cons­tam­ment sa fami­lia­rité – fraî­cheur « ...que l’on per­çoit dans le trai­te­ment du lan­gage (...) », et qui « pro­vient de cette indé­ter­mi­na­tion, ce que j’appelle également le neutre, qu’elle décou­vre dans la langue anglaise elle-même (et je par­lais du « they »), mais sur­tout qu’elle pro­longe, ajou­tant aux indé­ter­mi­na­tions d’autres indé­ter­mi­na­tions encore, qui nais­sent grâce à de mul­ti­ples frot­te­ments, sou­vent des hapax syn­taxi­ques ou gram­ma­ti­caux (le tou­jours renou­velé, le voilà encore), des éclats mais également des gira­tions, car quel­que chose se pro­duit sou­dain au sein même du lan­gage, et ce sou­dain se pour­suit, c’est un lacis de « sou­dain », lacis entre­mê­lés, à la fois sim­ples et com­plexes à suivre. »(p.59).

L’arti­cle de Jean-François Côté « Gertrude Stein dra­ma­turge : un théâ­tre pour per­sonne » (p.101-113) aborde un autre aspect du neutre stei­nien. Côté aborde de nou­veau le « cubisme » de la com­po­si­tion scé­ni­que stei­nienne : « la grande majo­rité des pièces ne pré­sen­tent pas de struc­tu­res en dia­lo­gues conven­tion­nels, réfé­rés ou non à des per­son­na­ges, et ne condui­sent pas à l’établissement d’un nœud dra­ma­ti­que quel­conque ; elles sont plutôt comme des mon­ta­ges de phra­ses (ou par­fois même de mots) dont le propos n’est pas de per­met­tre une lec­ture rec­ti­li­gne d’une situa­tion qui se résou­drait logi­que­ment dans le contexte d’une his­toire pos­sé­dant un début, un milieu et une fin (...) ». Ces pièces « se for­ment au tra­vers d’arran­ge­ments de figu­res lan­ga­giè­res, arran­ge­ments dérou­tants parce qu’ils tra­vaillent la per­cep­tion dans un sens non direc­te­ment « figu­ra­tif » (p.103), et qu’ils sont « liés à une dra­ma­tur­gie de décom­po­si­tion du mou­ve­ment de la per­cep­tion, qui fait rejaillir une décom­po­si­tion du per­son­nage, du mou­ve­ment dra­ma­ti­que, ainsi qu’une décom­po­si­tion du mou­ve­ment nar­ra­tif (ou de l’« his­toire ») » (p.103).

Dans ce théâ­tre, le héros (comme l’his­toire ou le drame) est en quel­que sorte « réab­sorbé dans le chœur, et son ano­ny­mat ne fait que révé­ler ce pro­ces­sus de dis­so­lu­tion de la cons­cience sub­jec­tive ind­vi­vi­duelle dans quel­que chose de plus grand qu’elle, dans quel­que chose qui la dépasse, parce qu’elle la rend rigou­reu­se­ment égale à toutes les autres cons­cien­ces sub­jec­ti­ves au tra­vers de leur statut ins­ti­tu­tion­nel uni­ver­sel de per­sonne (...) chœur poly­pho­ni­que où la diver­sité des voix empê­che de reconnaî­tre une unité pré­su­mée a priori en dehors de celle qui se forme dans cette expé­rience elle-même, comme événement pur de la théâ­tra­lité sociale  » (p.111). La théâ­tra­lité sociale est le pli qui se déplie et s’auto-expli­que, révé­lant alors « la per­sonne uni­ver­selle dans toute son étrangeté (...) » (p.112), cette étrangeté qui est mas­quée par la fami­lia­rité de la per­sonne et son masque civil légal, mas­quée encore par l’égalité uni­ver­selle des indi­vi­dus absor­bée dans la mar­chan­dise « uni­ver­selle » de la masse.

Le théâ­tre est également abordé par Adam Frank dans « Gertrude Stein et la ques­tion du théâ­tre ». Ce texte com­plète en un sens le pré­cé­dent, en ce qu’il consi­dère l’avan­cée du théâ­tre stei­nien dans la défa­mi­lia­ri­sa­tion ou l’étrangeté, comme l’appa­ri­tion d’une nou­velle pro­por­tion de dis­cours et de connais­sance — que Stein appelle également « com­ple­tion » ou « achè­ve­ment ». On peut voir ce point en liai­son avec l’effet du s-para­gra­phe selon Roubaud, mais aussi comme une explo­ra­tion de que Roland Barthes pou­vait appe­ler « force de sus­pen­sion du plai­sir », « un neutre ». « Ce qui émerge des scènes qui culmi­nent dans l’achè­ve­ment est une nou­velle pro­por­tion, un nou­veau ratio, en d’autres mots de nou­vel­les connais­san­ces. Si le sou­la­ge­ment n’est tou­jours qu’un retour à un état anté­rieur, « l’achè­ve­ment » [carac­tère que Roubaud reconnaît également au para­gra­phe stei­nien] accom­pa­gne un nouvel équilibre émotionnel, c’est ce qui arrive quand on tire un ensei­gne­ment d’une expé­rience » (p.118), c’est-à-dire non pas une concré­ti­sa­tion intime ou un simple sou­la­ge­ment mais un chan­ge­ment de niveau de l’émotion, non pas un repli sur un savoir intime et privé, mais un appren­tis­sage déplié comme une ex-périence, la mani­fes­ta­tion ou le geste d’un penser par­ta­gea­ble dans une abs­trac­tion sen­si­ble et extime. A partir de là se redé­fi­nit la notion même de cathar­sis.

Dans l’explo­ra­tion des contem­po­ra­néi­tés de Stein, le volume exa­mine également les influen­ces direc­tes de Stein : influence sur et influence de Picasso entre les deux guer­res, influence sur l’écrivain cana­dien Gail Scott aujourd’hui. Les réflexions consa­crées aux influen­ces rejoi­gnent les textes consa­crés à la tra­duc­tion, et conso­li­dent les liens qui relient Stein à une pensée géné­rale de ce que peut « faire » concrè­te­ment l’écriture. On se déplace dans les angles divers d’un espace où comme l’écrivait Stein, la lit­té­ra­ture est la recher­che, ou plutôt l’affir­ma­tion de la pro­por­tion du plai­sir de sa propre récur­rence, non qu’elle n’ait que le plai­sir de conti­nuer bon gré mal gré ou malgré une fin annon­cée, mais parce que sa récur­rence comme telle est « un ins­tru­ment pour passer du fini à l’infini ». Elle se pro­duit, ainsi que le sou­li­gne Joan Retallack, dans son arti­cle inti­tulé « Arithmétique insis­tante du lan­gage et du plai­sir : Stein Stein Stein Stein », comme une «  récur­rence au lieu d’une sin­gu­la­rité anhis­to­ri­que (...) une récur­rence au lieu d’une somme qui efface les par­ties (...) au lieu d’un résumé (...) au lieu d’une som­ma­tion (...) au lieu d’une révi­sion  » (p.98-99) : effet cathar­ti­que du para­gra­phe encore.

Une autre manière de dire la chose nous est sug­gé­rée par Anne Élaine Cliche : « logi­que du dire et du dédire, du dire et de l’effa­ce­ment », dire dans lequel l’autre fait enten­dre la voix exté­rieure, ou le pli exté­rieur de la voix mono­lo­gi­que se dia­lo­guant elle-même, en une réponse poten­tiel­le­ment dif­fé­rente, contraire, voire oppo­sée : « Il (...) ne s’agit pas pour autant d’une acti­vité pure­ment arbi­traire. Il s’agit bien plutôt, comme pour l’écriture de Stein d’ailleurs, de se mettre à la dis­po­si­tion de ce qui, dans le sens, ren­contre tou­jours l’arbi­traire, on pour le dénon­cer, ni même pour le révé­ler, mais pour y reconnaî­tre la part la plus créa­trice du sens. Penser impli­que cette oppo­si­tion qui est aussi sen­sa­tion et scan­sion. Pour Stein, il n’y a pas de dif­fé­rence entre thin­king, fee­ling and wri­ting. Pas de dif­fé­rence au sens où il n’y a pas de déca­lage, mais un deve­nir en acte... » (p.164).

La récur­rence est l’ouver­ture de la stro­phe-para­gra­phe sur les phra­ses où gisent les poten­tia­li­tés (le moteur des erreurs et les impos­si­bi­li­tés pos­si­bles) de la parole et son « insis­tance » (voir le com­men­taire de ce terme dans la cita­tion de la page 172). « Toute récur­rence est ins­crite dans l’his­toire du lan­gage qui l’a pré­cé­dée, même lors­que cette récur­rence modi­fie rétros­pec­ti­ve­ment ce qui l’a pré­cédé en plon­geant dans le futur, par la tem­pête immi­nente de ses impli­ca­tions. En même temps, toute récur­rence est entiè­re­ment pré­sente en soi-même et dans tout ce qu’elle porte en elle de mémoire et d’impli­ca­tion. Elle fait de l’his­toire du temps en mou­ve­ment ; comme la musi­que, non pas des sphè­res, mais du temps même. C’est cela que fait Stein : au lieu de révi­ser afin de résu­mer ce qui a été dit, qui pour­rait être dit plus succ­cinc­te­ment, elle écarte le suc­cinct, au profit d’un lan­gage en com­plète syn­chro­ni­sa­tion avec son propre temps de com­po­si­tion : la fabri­ca­tion arith­mé­ti­que, per­mu­ta­tive, du temps réel de l’acte de com­po­ser quand il com­pose le temps de la com­po­si­tion à l’inté­rieur du temps dans la com­po­si­tion. C’est là une poé­ti­que arith­mé­ti­que de la récur­rence dans laquelle une réduc­tion com­po­site de la série ne peut pas être rem­pla­cée par chaque élément de la série se repré­sen­tant lui-même. Son incom­men­su­ra­bi­lité peut être acti­vée dans et par la récur­rence comme jamais elle ne sau­rait l’être dans une simple répé­ti­tion  » (p.99).

La récur­rence pos­si­ble de la phrase est déjà un motif propre à la tra­duc­tion dont l’étude ouvrait le volume, sa pul­sion et son plai­sir à tra­duire. C’est un motif fon­da­men­tal de l’écriture stei­nienne qui déploie une suc­ces­sion de « main­te­nant » sin­gu­liers dont la nature pas­sa­gère ou le carac­tère tran­si­toire fait l’objet d’une récur­rence sin­gu­la­tive arti­cu­lant le passé que la phrase reprend, le pré­sent qu’elle est elle-même et l’annonce qu’elle sus­pend. Expérience conti­nue du tran­si­toire, expé­rience du temps, ou expé­rience de l’impos­si­ble pos­si­ble, ici posée en prin­cipe de com­po­si­tion poé­ti­que et trai­tant à sa manière de l’anti­que pro­blème sym­bo­li­que de l’unité dans la diver­sité, de l’infini dans le fini, et du rap­port de la pro­por­tion logi­que de la phrase à sa propre incom­men­su­ra­bi­lité.

Eric Dayre