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Présentation générale
Il est impossible aujourd’hui d’être en mesure de dire quoi que ce soit sur la question du rapport entre anthropologie et littérature sans considérer d’une manière ou d’une autre les pratiques poétiques contemporaines. Puisque l’anthropologie se joue à la croisée des pratiques et des poétiques – cette croisée qui est le problème de l’occident depuis Aristote – jouons le jeu.
Rappelons, plus que jamais, ce que R. Jakobson, conseillait il y a un peu plus de quarante ans :
("(...) mais je dirai simplement, puisque vous évoquiez l’enseignement universitaire, que la science exige non seulement la coopération des savants en divers domaines, mais l’abolition des frontières entre le monde universitaire et la vie qui entoure l’Université. Permettez-moi d’ajouter un mot à ce sujet. Nous sommes entre linguistes, écrivains et théoriciens de la littérature, nous nous occupons des problèmes de poétique, de l’art poétique, de diverses époques, etc. Eh bien, je crois que la seule façon d’être à la hauteur de ces problèmes, même si notre spécialité c’est le Moyen Age ou la poésie de l’ancienne Mésopotamie, c’est d’essayer de créer un contact positif avec ceux-mêmes qui créent la littérature, c’est-à-dire de mettre en rapport les études poétiques, de la science de la poésie, avec la poésie elle-même."* *Roman Jakobson, réponse à une question de Jean Paris, Hypothèses, Change, Paris : Seghers/Laffont, 1972, p. 36-37. )
L’interrogation des liens et frontières entre les savoirs anthropologiques et l’écriture littéraire ne peut se faire efficacement sans faire dialoguer des artistes et des chercheurs que le cloisonnement disciplinaire empêche souvent de se rencontrer, dans la mesure où elle implique nécessairement une confrontation des outils théoriques et des champs de compétence propres à ces disciplines.
Actualité d’un dialogue disciplinaire
L’étude des rapports qu’a entretenus la discipline anthropologique avec les littératures contemporaines dès sa naissance (XIXè siècle) et de son installation dans le paysage académique (XXè siècle) a suscité un intérêt certain au cours des dernières années. Puisque les savoirs « conditionnent les systèmes de représentation à travers lesquels la littérature construit ses images de la réalité et son régime d’intelligibilité » (Dahan-Gaida 2006, 17), cette science de l’Homme n’a pas manqué d’exercer une influence sur l’écriture littéraire en lui fournissant des cadres intellectuels et des images à investir ; de même, la littérature a constitué un modèle important dans la constitution du métier d’anthropologue et d’ethnologue (Debaene 2010, Bensa 2012), comme le prouve le nombre important de textes appartenant à cette discipline que l’on a pu considérer également comme des textes littéraires (Griaule 1934, Métraux 1941, Lévi-Strauss 1955).
Au-delà de cette parenté essentielle, la délimitation de leurs champs et de leurs outils respectifs fait que ces deux disciplines se hantent mutuellement, et se tournent chacune vers l’autre dans les moments d’interrogation sur soi. Les études littéraires ont ainsi eu recours depuis quelques années à l’anthropologie dans le but de redéfinir leurs outils. Cet intérêt trouve en partie son sens dans la crise de la discipline, signalée avec force depuis la fin des années 2000 par plusieurs de ses représentants éminents comme Tzvetan Todorov (2007), Antoine Compagnon (2007) et Jean-Marie Schaeffer (2011). Les études littéraires doivent faire face à une mise en cause de leur légitimité, elles à qui l’on reproche souvent de ne guère contribuer aux grands débats de la société au profit d’une érudition déconnectée du réel social. En parallèle, cette discipline négocie un virage méthodologique, se détournant peu à peu de perspectives tournées vers le texte conçu comme autonome. L’université française cherche à imaginer de nouveaux positionnements théoriques en rupture avec le structuralisme, ce qui l’amène à s’intéresser à l’anthropologie pour replacer sa compréhension du fait littéraire dans le monde social. Le critique Jean Bessière se tourne ainsi dans un texte récent (Bessière 2010) vers les travaux de l’anthropologue Francis Affergan (1987, 1997) dans le but de prendre ses distances avec les approches structuralistes du roman. Dans le domaine poétologique, Henri Meschonnic a cherché à rejeter ce qu’il nomme la « théorie du signe » (Meschonnic 1982, 73) en proposant une « anthropologie historique du langage » dans laquelle sont mobilisés Malinowski et Franz Boas (Meschonnic 1982, 47-49). Cette tendance n’est guère propre au domaine français puisque la recherche anglo-saxonne a pu suivre la même voie. Par exemple, dans le but de se détacher des approches basées sur l’autonomie du texte nées du « New Criticism » et de la théorie postmoderne d’un John Barth, le critique Richard Henry s’est tourné vers les concepts développés par l’anthropologue Gregory Bateson (Henry 1996, 100). Les anthropologues de la culture quant à eux n’ont pu faire l’économie d’une réflexion sur la littérature, dont ils ont perçu à la fois la parenté et la différence avec les mythes et les pratiques culturelles populaires qu’ils avaient observées (Bastide 1967, Lévi-Strauss 1968). Ils n’ont guère pu non plus ignorer l’importance de l’écriture dans leur propre pratique, importance qui soulève la question de l’objectivité des savoirs produits : le rapprochement entre écriture anthropologique et écriture littéraire laisse en effet entrevoir « la menace du subjectivisme, du relativisme ou du particularisme, d’une incapacité générale à produire une connaissance solide et fiable du monde réel » (Geertz 2003, 29). En somme, ces deux disciplines se posent mutuellement des questions fondamentales quant à leurs définitions respectives - des questions qui ont profondément à voir avec la légitimité. De là l’urgence qu’il y a pour les chercheurs d’explorer les points de tension entre ces deux domaines de discours, dans une optique de décloisonnement.
Enjeux académiques
Dans le contexte actuel de la recherche en lettres et en sciences humaines, plusieurs éléments proprement académiques permettent d’établir la pertinence d’un projet comme celui que nous soumettons ici. 1. La question des rapports entre littérature et savoirs. L’anthropologie produit des savoirs, au sens foucaldien d’ « ensemble d’éléments, formés de manière régulière par une pratique discursive » et qui constituent « le champ de coordination et de subordination dans lequel les concepts apparaissent, se définissent, s’appliquent et se transforment » (Foucault, 1969, 239). Or la littérature, dans les développements théoriques apparus depuis la fin du XXè siècle, ne se définit plus dans un rapport d’altérité absolue avec les discours de savoir. Comme l’écrit Véronique Dufief-Sanchez, la question du rapport entre littérature et connaissance ne se pose « pas seulement en termes de frontières et de territoires, en termes d’extériorité, la littérature important d’autres domaines du savoir des objets qu’elle manipulerait au même titre que n’importe quel autre élément du réel. Cette question est essentielle, consubstantielle même, à l’acte d’écrire, elle permet d’appréhender la littérature comme une démarche de connaissance à part entière. » (Dufief-Sanchez 2002, 6). La question de la dimension cognitive des textes littéraires et des stratégies d’appropriation et de détournement de textes de savoir par les écrivains donne actuellement lieu à de nombreux travaux, en particulier depuis la naissance de l’épistémocritique autour de Michel Pierssens dans les années 1990 et 2000. Les savoirs anthropologiques permettent de mobiliser nos interrogations autour de ces questions qui font l’actualité de la recherche tout en les faisant porter sur un domaine qui reste encore en grande partie à explorer. Si la littérature est bien « un jeu de pensée en reste » qui ne tranche pas entre vrai et faux tout en constituant paradoxalement une « pensée réalisante » (Bessière 1998, 235), ce qu’elle fait des sources anthropologiques mérite d’être interrogé avec attention pour la penser comme une activité appartenant au champ plus large de la culture humaine, mais sans passer sous silence la question de la littérarité. 2. Le devenir des études postcoloniales en France. Dans le domaine anglo-saxon, les études postcoloniales sont devenues depuis les années 1990 des disciplines à part entière qui se penchent sur des textes littéraires comme sur d’autres produits culturels pour poser des questions relatives à l’exotisme ou au rapport entre centre et périphérie – autant de questions centrales dans la réflexion de et sur l’anthropologie. Les savoirs produits par cette science participent en effet de la construction d’un regard exoticisant sur l’altérité (Said 1978 ; on se reportera au récent ouvrage collectif sous la direction de M. Abbes et L. Dartigues, Orientalismes/occidentalismes). L’apparition de ces études dans l’université anglo-saxonne a été rendue possible par une configuration particulièrement propice au travail interdisciplinaire (Berger 2006) que les méthodologies des études littéraires caractéristiques de l’université française et l’étude précise des textes pourraient venir irriguer.
En faisant retour sur les liens entre littérature et anthropologie depuis le romantisme européen jusque dans les littératures contemporaines d’Europe, des Amériques et des anciens territoires colonisés, il devient possible de penser ensemble des objets, des questions et des corpus que le découpage disciplinaire actuel sépare artificiellement. La question fondamentale du regard sur l’altérité, dont Todorov a rappelé l’importance centrale dans l’étude des littératures bien au-delà du champ défini comme « postcolonial » (Todorov 1989), trouve dans la confrontation du discours littéraire et du discours anthropologique un espace de réflexion qui peut permettre d’imaginer une forme d’études pluridisciplinaires sur ces questions.
Axes de recherche
Notre parti pris sera de mettre en résonance les recoupements entre littérature et savoirs anthropologique dans les littératures. Par conséquent, un important travail de constitution d’une généalogie de ces rapports doit être entrepris, en commençant en Europe. Il conviendra de remonter à ce moment décisif d’apparition de la littérature telle que nous la concevons aujourd’hui qu’est le romantisme, en retraçant l’apparition d’une anthropologie romantique et victorienne et en s’interrogeant sur ses rapports avec l’écriture littéraire (Dayre, 2009, 2011). Les travaux de Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840), essentiels dans l’apparition même de la discipline anthropologique, ont notamment joué un rôle important tout au long du XIXe siècle européen et déterminent le renouveau de la conception de la littérature comme activité spécifiquement humaine et sa place dans l’ensemble des activités historiques de l’homme. Aujourd’hui, l’approche anthropologique interroge le champ des sciences humaines et de l’écriture de l’histoire. Dans un numéro de la Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine de 2002 portant sur « Histoire et anthropologie, Nouvelles convergences ? », Philippe Minard faisait la remarque suivante sur l’œuvre de Jean Bazin : « (...) à une démarche sémiotique ou herméneutique, il préfère une perspective pragmatique, centrée sur la logique des actions et des énonciations d’individus inscrits dans une histoire. Mais ce point étant acquis, [il] refuse le primat accordé par le discours historique à la modalité du réel. (...) [L]a perspective historique, si elle est essentielle à l’anthropologie, n’est pourtant qu’instrumentale. Ce que je vise à établir n’est pas ce qui s’est réellement passé, mais, pour un cas donné, la ‘syntaxe’ ou la ‘logique’ des actions plausibles » (Minard, 2002, 107). Il s’agit ainsi de s’intéresser à la variation des comportements humains pour comprendre « le fait anthropologique qu’aucune action humaine, si étrange qu’elle puisse m’apparaître, ne saurait m’être radicalement étrangère, autrement dit que, s’il s’agit d’humains, je dois pouvoir apprendre à agir comme eux. C’est pourquoi (...) j’écris dans la modalité du possible, pas dans celle du réel, modalité dominante du discours historique. Je décris ce qu’est, dans une conjoncture donnée, le choix des actions plausibles, je n’explique pas des faits. » (Minard, 2002, 107). Et Philippe Minard de commenter plus avant : « ce qui définit pour lui la portée anthropologique d’une œuvre n’est pas affaire de discipline ou d’institutions, mais d’écriture. Une approche praxéographique du passé rendant compte des événements accomplis dans leur champ de possibilité, attentive à l’obscurité et à la complexité des actions humaines en même temps qu’à la capacité d’agir des sujets, est peut-être aussi pour la discipline historique l’un de ses horizons actuels. » (Minard, 2002, 107) On voit ici combien nos interrogations permettent de dessiner une généalogie des littératures qui dépasse de loin l’élaboration d’une histoire littéraire pour toucher au sens même de l’écriture dans son rapport au monde et à l’histoire.
Afin de poser cette question de la généalogie du discours littéraire dans un cadre géographiquement et historiquement plus vaste – littératures contemporaines d’Europe et des territoires anciennement colonisés (Afrique, Caraïbe), nous organiserons notre travail autour de trois axes principaux :
1. Généalogies critiques. Il s’agira de poser la question des croisements conceptuels entre la discipline anthropologique et les discours tenus sur la littérature par les écrivains et par les critiques littéraires. Outre la généalogie romantique déjà évoquée, il sera précieux d’examiner comme y invite Douglas (2009, 6) la manière dont l’apparition et les mutations de l’anthropologie culturelle au début du vingtième siècle ont conditionné l’apparition et le discours sur des littératures non canoniques.
2. Écrivain/ethnologue : terrains et glissements. Le partage des tâches entre anthropologue et écrivain semble évident – le premier tient un discours objectif à partir d’un « terrain » d’étude, le second prend pour objet « non pas la réalité mais l’existence, (…) le champ des possibilités humaines » (Kundera 1986, 57) ; mais n’est-ce pas là une fausse évidence ? Dans le contexte contemporain, plusieurs auteurs – tel Gérard Macé, Jean-Loup Trassard, Eric Chauvier ou Pierre Pachet – ont affirmé un pouvoir de l’écriture littéraire à produire une forme de savoir anthropologique, suivant en cela la voie ouverte par Georges Perec.
3. L’ethnologie politique comme promesse de réinvention de la littérature depuis le XIXè siècle. On peut ainsi mentionner l’influence directe et revendiquée de plusieurs anthropologues sur des écrivains ou mouvements littéraires : Franz Boas sur Zora Neale Hurston, Frobénius sur Senghor, Marcel Griaule, via les textes de Janheinz Jahn (1961), sur les écrivains révolutionnaires noirs américains des années 1960, ou encore l’influence des travaux de Fernando Ortiz sur les auteurs cubains des années 1920 (Ortiz 1924) et celle de Gilberto Freyre sur les écrivains brésiliens du modernismo, à la même époque.
Porteurs
Eric Dayre, Professeur de littérature comparée à l’ENS de Lyon et directeur du laboratoire CERCC, directeur de la collection Signes d’ENS Éditions et de la collection "Echanges Littéraires" aux éditions Hermann.
Philippe Daros, Professeur émérite de littérature comparée à l’ USPC, Université de Paris 3.
Violaine Anger, Maître de Conférences HDR, Université d’Evry.
Mission Dakar-Djibouti, sous la responsabilité de Marie Gautheron, membre du CERCC
Rencontre avec Philippe VASSET
Parutions dans le cadre du projet :
Florence Olivier, Sous le roman, la poésie, Hermann, juillet 2016.
Bernd Stiegler, Voyage autour de ma chambre, Hermann, octobre 2016.
Yuna Visentin, Flora Souchard, Octobre 2016, Journée d’étude sur "L’animal "en chair et en os" "-580]
Philippe Daros, Fictions de reconnaissance
Arnaud Bernadet, "Traduire-écrire cultures, poétiques, anthropologie"
Violaine Anger, "Sonate, que me veux-tu ?"
Isabelle Bleton et Florence Godeau, "Constructions comparées de la mémoire."
Alain Trouvé : Lire l’humain. Aragon, Ponge : esthétiques croisées